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La révision des politiques publiques pour réaliser des économies budgétaires et améliorer les performances n’a pas fini de déclencher les polémiques, où en est-on, que peut-on en attendre ? Entretien avec Albert Ogien, directeur de recherches au C.N.R.S. et professeur à l’EHESS.

 

Les indicateurs de performance mis en place par la LOLF en 2002 sont-ils pertinents pour évaluer les 2,5 millions de fonctionnaires français ?

LOLF

Ce à quoi servent les indicateurs de la LOLF (loi organique relative aux lois de finances)  n’est pas l’évaluation de l’activité des fonctionnaires mais celle des politiques publiques. Mais la logique du résultat et de la performance à laquelle la LOLF soumet l’action de l’Etat s’accompagne de l’introduction, dans la fonction publique, de deux techniques de direction en vigueur dans le privé : la rémunération au mérite et la « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences ». Toutes choses qui se réalisent au moyen de la quantification du travail des agents et des professionnels de service public. Il est sans doute trop tôt pour dire si la LOLF et la Révision Générale des politiques publiques (RGPP) parviendront à produire les effets qui en sont attendus en termes d’économie budgétaire et d’efficacité administrative. C’est en tout cas dans ce cadre que l’évaluation des fonctionnaires se développe, en suscitant la contestation, le contournement ou le refus ; et ce qui est au cœur de la critique est le caractère purement comptable de la réduction des effectifs et des domaines d’intervention de l’Etat qu’elle sert à justifier.

L’évaluation est devenue la pièce maîtresse d’un dispositif de quantification qui soumet la décision politique à un calcul économique et contribue à transformer les catégories dans lesquelles l’action de l’Etat est pensée et décrite. Son objet n’est donc pas de se prononcer sur la manière dont les missions d’intérêt général (éducation, santé, justice, emploi, assistance, sécurité, etc.) sont remplies, mais de juger la pertinence d’une politique publique en rapportant son coût aux avantages qu’elle procure en termes d’efficacité économique.

Cette réforme gestionnaire, fondée sur les indications aveugles du chiffre, exprime une méfiance a priori à l’égard de fonctionnaires accusés de défendre des acquis dépassés. L’évaluation permet de remettre en cause leurs droits et leurs statuts sur un mode purement technique, en ignorant le débat démocratique sur les services que l’Etat doit assurer à la population.

 

Si nous prenons l’exemple des professeurs et des médecins, qu’est-ce qui a changé ?
Rendre l’Etat « performant » exige de mesurer précisément l’activité de chaque professionnel et agent de service public. Telle est la fonction essentielle de l’évaluation. Deux exemples pour illustrer le phénomène. Le statut des professeurs des écoles est défini par un décret de 1950, qui fixe à 18 h la durée de leur présence devant les élèves (et à 15h s’ils sont agrégés). Pour augmenter la productivité, il faut donc modifier ce décret et faire passer l’obligation de service à 20h. Pour y arriver, la démarche est connue : on commande un rapport qui préconise de moderniser le statut en revalorisant les salaires en fonction des tâches à remplir, ce qui requiert de décomposer statistiquement le métier de professeur en actes accomplis auprès des élèves pour établir, de façon détaillée, le niveau d’efficacité de celui qui les accomplit. Une fois cette décomposition réalisée, un système d’information traite les chiffres recueillis et, en les réorganisant à sa manière, permet de reconfigurer la pratique du métier de professeur et la mission de l’école en valorisant tel acte plutôt qu’un autre en fonction des priorités décidées par les responsables du système.

Idem pour le métier de médecin. Pendant des années, les syndicats de médecins et les dirigeants de la Sécurité sociale et de l’Etat ont négocié pour mettre en place un système d’évaluation de l’activité médicale. Une des questions débattues concernait la rémunération de la consultation. Il s’agissait de rompre avec le montant unique de la consultation et d’introduire un prix selon la pénibilité de la tâche accomplie. Cette négociation visait à faire accepter un principe que les médecins récusaient bien qu’il était une obligation légale : la codification des actes et des pathologies, permettant à la Sécurité sociale d’appréhender l’activité médicale à partir des seules feuilles de soin informatisées. Il a fallu quelques années de discussions pour parvenir à une formule qui a été imposée par les pouvoirs publics. Là aussi, disposer de données d’évaluation fines permet de gérer les flux financiers selon des priorités que la quantification fait apparaître. C’est également ce qui s’est passé à l’hôpital, avec l’introduction autoritaire de la tarification à l’acte (T2A) après une longue négociation avec les médecins hospitaliers. Cette obligation de quantifier – qui a exigé la mise en place de Départements d’Information Médicale à l’hôpital – engendre une multiplication des contraintes bureaucratiques et augmente la charge de travail des médecins et des équipes hospitalières. Et aujourd’hui que la mise en place de systèmes d’information de santé en médecine de ville comme à l’hôpital a été réalisée, le « trou » de la Sécurité sociale n’a jamais été aussi important !

 

Est-ce que le fait que les audits soient menés par des cabinets de conseil privés entache la mise en place de ces méthodes d’évaluation ?
L’évaluation est une sorte de cheval de Troie de la quantification intégrale et individualisée de l’action publique. C’est en effet une raison de la défiance qu’elle suscite parmi les agents et les professionnels de service public, qui observent que les critères retenus pour mesurer leur « performance » privilégient, comme dans les entreprises privées, la rentabilité au détriment de la qualité. Le recours à l’expertise des cabinets conseils en matière de gains de productivité coûte très cher (une dépense qu’on oublie souvent de prendre en considération mais qui pèse lourdement sur le budget de la nation), provoque un certain dégoût et alimente le sentiment de mépris dans lequel est tenu la fonction publique. Il soulève également la critique des citoyens, qui y voient la preuve de la privatisation en marche.

 

Les résultats de recours aux principes du management public et à l’évaluation sont-ils positifs et quels seraient les arguments contre ?
Disons que les résultats sont plutôt mitigés. La Cour des Comptes, qui doit désormais viser les comptes de l’Etat tous les ans, constate que les gains attendus par l’introduction des règles de gestion reprises du privé est presque nul (mais on peut toujours dire que le déficit aurait été bien pire encore sans cette introduction).
Mais il convient sans doute de juger de l’efficacité du nouveau dispositif sur le long terme, lorsqu’il sera pleinement opérationnel en routine. C’est dans cette perspective que se situe le programme de réforme gestionnaire mis en œuvre, depuis une vingtaine d’années, par les gouvernements des Etats démocratiques avancés. De toute façon, il sera difficile de savoir, si finalement la dépense publique en venait à être réduite, si cela tient au nouveau dispositif de gestion publique, ou aux mesures d’assainissement budgétaire prises de manière autoritaire ; ou aux politiques de restructuration et de reconcentration des institutions publiques.

Il convient de revenir sur le coût de l’informatisation. Pour que la LOLF soit opérationnelle, il a fallu mettre en place un système d’information unique censé centraliser l’ensemble des données budgétaires relatives à l’action de l’Etat. Ce système, installé par des opérateurs privés, se nomme CHORUS. A l’horizon 2015, il devrait permettre de supprimer 500 000 postes de fonctionnaires pour un gain de 3,5 milliards d’euros. Il est en effet prévu que, grâce à ce système, chaque agent traite 3 000 actes de gestion par an, soit une hausse de 15 actes par jour pour chacun et un doublement de la productivité actuelle. Et c’est ce que l’évaluation doit garantir. Un rapport de la Cour des comptes de 2009 estime que la dépense engagée pour l’élaboration, l’installation et la maintenance du progiciel (de 2006 et 2015) s’élèvera à un peu plus d’un milliard d’euros. Mais voilà : les promesses des opérateurs privés n’ont pas pu être tenues. CHORUS s’est avéré incapable de maîtriser l’ensemble des données de la LOLF et il a fallu inventer des solutions de rechange permettant la gestion partielle des secteurs de dépense publique les plus importants (Justice, Défense et Education). A quoi s’ajoute le coût des contrats de maintenance qui lient l’Etat à ces opérateurs sur une très longue période. Les parlementaires tiennent cette gabegie pour un scandale majeur.

Il faut encore pointer deux problèmes qui pèsent sur la « rentabilité » de la réforme gestionnaire. Le premier est qu’au lieu d’alléger la bureaucratie en permettant une large délégation de gestion aux services, les incertitudes entourant la mise en œuvre de la LOLF ont conduit les administrations à mettre en place des règles comptables particulières leur permettant de maintenir leur contrôle sur les dépenses engagées. Le second est qu’il existe une limite aux restructurations : pour remplir les missions, on a besoin de personnel ; et comme on ne remplace plus les départs à la retraite, on engage du personnel intérimaire en urgence. Ce qui pèse sur les comptes.

 

Avec la crise de la dette publique, l’austérité va sabrer dans les budgets de l’Etat. Peut-on s’attendre à une montée de la contestation, du nombre de désobéisseurs ?
L’inquiétude est sourde, la colère froide. On sent que tout le monde est un dans l’attente de d’avantage de fermetures de classes, d’écoles, d’hôpitaux, de tribunaux, de services publics. Le nombre de ceux qui répondent aux réformes en se mettant en désobéissance reste très marginal. Le légitimisme et la peur limitent le recours à cette forme d’action politique. On observe cependant que les mesures de la RGPP deviennent un enjeu politique majeur.

Si les gouvernants compriment la dépense publique en accroissant la productivité des agents, ce qui se traduit par une suppression d’emplois et une baisse de la qualité des services publics, ils essayent néanmoins de maintenir le « modèle social » sans prendre de mesure vraiment drastique ou traumatisante – comme la fin de fonction publique, la privatisation intégrale de l’éducation et de la santé, l’abandon de toute aide aux plus défavorisés. C’est que personne ne sait ce qui se passerait si l’Etat se déclarait dans l’incapacité de payer ses fonctionnaires ou s’il décidait officiellement de cesser de garantir l’égal accès de tous les citoyens à l’éducation, au soin, à la justice, à la sécurité.

 

L’argument de la dette arrive à point nommé pour justifier une aggravation des mesures d’austérité qui auraient été plus difficiles à faire passer en une période moins tourmentée. C’est à cette lumière, je crois, qu’il faut considérer la manière dont les dégradations de la note des Etats annoncées par les agences de notation sont aujourd’hui rendues publiques.

 

La désobéissance a maintenu vivante dans le débat public la question du danger que la quantification fait courir à la démocratie. Cette question est aujourd’hui reprise et portée par les syndicats et les partis d‘opposition. Il n’est donc plus besoin de désobéir, en tout cas pour ce motif…

 

Le service public en France :
2,5 millions de fonctionnaires,
891 000 contractuels

 

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