6 minutes de lecture

Effets pervers du mode d’évaluation des policiers et de la politique du chiffre : « N’oublions jamais que les chiffres de la police ne sont pas ceux de la délinquance, mais ceux de la criminalité constatée par les services ! » explique Christian Mouhanna, sociologue, chercheur au CESDIP, spécialiste des questions de police et de justice.

 

Mouhanna

Quel est le système d’évaluation du travail des forces de l’ordre en France ?
Les policiers sont évalués selon un index statistique qui date des années 70 baptisé Etat 4001. C’est une feuille très basique qui liste l’ensemble des crimes et des délits. Les secrétariats des services de police ont des colonnes à remplir : ils enregistrent les faits constatés, les faits élucidés, le nombre de personnes mises à disposition de la justice, etc. Ce système rustique a l’air cohérent, mais il ne l’est pas tant que ça. D’abord, tout y est mélangé : tous les types de crime, du vol à l’homicide, chacun valant autant. On arrive donc à un total de 3,5 à 4 millions de crimes et délits par an. Mais en plus, selon les types de délits ou de crime, l’unité de compte n’est pas la même. Dans certains cas, on compte en fonction du nombre de victimes, dans d’autres en nombre d’auteurs, et pour d’autres encore en procédure : on additionne des choses différentes.

Les imperfections de ce système n’empêchent pas que ce soit sur lui que se construit le mode d’évaluation de la « performance policière » au début des années 2000. A travers la LOLF, puis avec la Révision Générale des politiques publiques (RGPP), on a cherché à mobiliser les policiers et leur hiérarchie en les intéressant à la baisse des chiffres de la délinquance.

C’est devenu ce qu’on appelle « la politique du chiffre ». Comment se calculent les chiffres ?
On évalue les policiers sur plusieurs indicateurs, dont deux essentiels. D’abord le taux de criminalité (calculé à partir de la somme des crimes et des délits). On leur demande de faire baisser ce taux d’un certain pourcentage par an. Comme si c’était uniquement la police qui était responsable du nombre de crimes et de délits qui se commettent.

 

Puis le taux d’élucidation, c’est-à-dire le nombre de crimes et délits pour lesquels on a un auteur rapporté au nombre de crimes et délits constatés par les services de police. Dans le cas des cambriolages, le taux tourne autour de 10-15%. Cela demande une enquête minutieuse, un relevé d’empreinte, d’indice, qui ne débouche pas souvent sur l’arrestation d’un auteur. Les policiers sont ennuyés, car ce genre de délits fait baisser leur « performance ». Alors ils peuvent avoir tendance à ne pas avoir envie d’enregistrer les délits avec un auteur non identifié.

 

En revanche, ils ont intérêt à interpeller quelqu’un qui fume un joint, car ils ont alors 100% d’élucidation. Ou bien des étrangers en situation irrégulière. Dans ces deux cas, ils ont en même temps un délit constaté, et un auteur qu’ils n’ont plus qu’à interpeller. Cela permet de faire remonter les moyennes.

 

Il existe plein de possibilités comme cela. Si plusieurs voitures sont brûlées, les policiers peuvent ne déclarer qu’une seule procédure, les autres sont « victimes de la contagion par le feu ». Dans le cas d’une dispute conjugale ou entre voisins, ce qui représente plus de 70% des appels de police secours, le policier pourrait être tenté de faire une médiation. Mais il va plutôt interpeler l’auteur, pour que l’affaire soit considérée comme élucidée. Tout cela contribue à éloigner la police des citoyens.

 

De quand date ce changement ? A-t-il été demandé par la police, est-il critiqué ?
Le budget de la police avait augmenté en 2001. Puis l’arrivée de Nicolas Sarkozy a coïncidé avec des embauches et la mise en place du système d’évaluation. La police y était favorable, car elle connaissait les critères de l’Etat 4001 et pensait pouvoir les maîtriser. Cela offrait des primes et des augmentations de salaires selon les résultats obtenus. Quand vous êtes passé de cadre B à cadre A, de cadre C à cadre B, c’est difficile de remettre en question une telle politique. Pour certains grands chefs de service, la prime représentait jusqu’à 20 000 € par an.

 

Mais les gardiens de la paix se sont vite aperçus que les critères chiffrés étaient de plus en plus élevés et contraignants. L’obsession du chiffre gêne de plus en plus. Surtout parce que la compétition entre gardiens de la paix, officiers et commissaires est devenue acharnée.

 

Le syndicat Unite SGP Police qui rassemble une majorité des gardiens de la paix est très opposé à ce système qui repose sur une vision simplificatrice d’un travail complexe : sermonner, faire la médiation, avertir d’une sanction. On arrive à des aberrations : pour faire son chiffre, un policier interpelle un ouvrier qui sort d’un chantier avec un cutter à la main pour délit de détention d’arme !

 

Mais l’enjeu est politique, car on crédite Nicolas Sarkozy d’avoir fait baisser la délinquance. La pression politique est très forte, vu que c’est l’image même du président de la république qui est en jeu. En 2002, Jospin a été battu entre autres parce que les chiffres de la délinquance étaient mauvais. Ça ne veut pas dire que la société est moins sûre pour autant, quand on sait comment le chiffre est fabriqué. Il suffirait de fermer les commissariats pendant une semaine pour que le taux de criminalité s’améliore. N’oublions jamais que les chiffres de la police ne sont pas ceux de la délinquance, mais ceux de la criminalité constatée par les services, cela fait toute la différence.

 

Quels sont les enseignements que l’on peut tirer de la comparaison avec les autres polices européennes ?

Primo, la tentation de faire des économies budgétaires prévaut partout. Secundo, l’instrument français est beaucoup trop centralisé. Quand le système français de mesure a été mis en place, le ministre de l’Intérieur de l’époque a convoqué les cinq préfets et la hiérarchie policière des départements qui avaient les plus mauvais chiffres. Il leur a exposé un plan national de lutte contre la criminalité, et exigé une baisse de 2 points partout. Sauf qu’entre le Cantal et la Seine-St-Denis, il y a un monde… En France, on fait des statistiques, qui correspondent à ce que veulent les bureaucrates dans les ministères et ne correspondent pas à la réalité du terrain.

 

Les préfets et les chefs qui ne veulent pas jouer le jeu ont des carrières très handicapées, sont mis à disposition, ou envoyés là où personne ne veut aller. Il existe une vraie pression, et donc une omerta, car on joue sa place. Donc ce système aberrant se maintient. Pire, pour les policiers qui sont recrutés à l’échelon national et affectés dans des milieux nouveaux, notamment dans les cités, l’aspect quantitatif de la mesure rassure.

 

Au Pays Bas, ils se sont rendus compte des effets pervers. Dans beaucoup d’autres polices, ce n’est pas aussi centralisé, ou alors c’est contrebalancé par une évaluation locale. Dans certaines villes des USA, les policiers sont évalués par les citoyens. Le rôle central de la police est de résoudre les problèmes des citoyens, pas de faire du chiffre.

 

Lire aussi
Christian Mouhanna : La Police contre les citoyens ? Champs Social editions, Mars 2011
Christian Mouhanna J.-H. Matelly : La Police des chiffres et des doutes, Michalon 2007

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts