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Le syndicalisme européen traverse une phase très délicate du point de vue de son rôle dans une Europe en pleine crise mais aussi vis-à-vis de ses affiliés. Metis a publié ces derniers mois plusieurs points de vue de responsables syndicaux. Nous avons souhaité aussi avoir celui d’un représentant des employeurs. Voilà en exclusivité pour Metis ce que nous dit Emmanuel Julien du MEDEF et qui est aussi le vice-président de la commission sociale de BusinessEurope, la principale organisation patronale européenne

  

Dialogue Social 2

Comment voyez-vous la Confédération Européenne des Syndicats aujourd’hui ?

La Confédération Européenne des Syndicats  avait connu à mon sens un repli et une perte de substance stratégique à la fin de l’ère Gabaglio (1991-2003). Plusieurs facteurs ont joué. Le contexte était peu favorable avec l’affaiblissement continu de l’institution depuis la démission de la Commission Santer (accusée de corruption en 1999), comparé à l’époque Delors où la Commission favorisait le syndicalisme européen. Cet affaiblissement a été concomitant avec la fin de la période d’intense production législative qui ne pouvait pas durer et dont la CES a d’une certaine manière refusé l’aboutissement. Ensuite l’intégration des pays nordiques puis des pays d’Europe centrale, qui sont venus renforcer la famille des pays doutant de l’utilité du droit social pour la compétitivité européenne et l’emploi a conduit à l’absence de majorité politique pour des mesures sociales, notamment normatives.

 

La CES n’a pas su accompagner cette évolution en s’enfermant dans une impasse revendicative et en contestant la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes, tout en exigeant la réouverture de textes sociaux qui avaient pourtant été péniblement adoptés à 12 ou à 15. La CES a semblé basculer du côté corporatiste, assez loin de l’ambition fédéraliste et sociétale qu’incarnait Emilio Gabaglio. Et puis, on a constaté, comme chez d’autres acteurs, un repli national du syndicalisme européen, notamment en Allemagne, se traduisant par une difficulté croissante à voter les accords signés, qui a aussi impacté la capacité de la CES à dessiner un agenda social européen en phase avec les priorités croissantes des gouvernements liées à l’emploi. Enfin, la nouvelle configuration de la CES ne permettait guère de contrer ces tendances, avec John Monks, un secrétaire général scrupuleux, habile orateur et homme de parole, mais ayant une faible culture européenne, pas d’expérience réelle de la négociation collective, et beaucoup trop libéral dans son management pour constituer une vraie équipe jouant collectif.

 

L’arrivée de Bernadette Ségol (2011) et d’une équipe remaniée peut permettre à la CES de retrouver son aura. Elle devra pour cela abandonner les vains combats, s’ouvrir au réalisme politique, faire davantage de pédagogie, fédérer des membres qui ont pris l’habitude de se diviser, reconstituer une équipe de direction où les organisations de branche ont pris une énorme importance, avec leurs visions différentes, et se montrer innovante dans la négociation.

 

Comment évaluez-vous les résultats obtenus par le syndicalisme européen ces dernières années ?

Telle un paquebot, l’Europe sociale est sur son erre : adoption d’une directive tous les ans, révision régulière des directives existantes. Les moteurs ont beau avoir été coupés il y a plusieurs années, la production législative se poursuit, quelle que soit la stratégie des syndicats. Mais, pour être franc, ils n’ont pas obtenu grand-chose à la hauteur de leurs revendications. Tout en se proclamant en faveur de la négociation, ils ont raté des occasions. Un bel exemple est celui des comités d’entreprise européens : ils ont refusé de négocier, en prétextant que nous allions faire traîner les choses, alors que BusinessEurope souhaitait, et s’était préparé à une négociation-éclair.

 

Finalement, je pense qu’ils ont obtenu du Conseil une directive refondue qui les renforce en tant que corporation, mais qui est en deçà de ce qu’ils attendaient et peut-être même de ce qu’ils auraient pu obtenir en négociant. Et ils ont raté l’occasion d’enterrer un vieux conflit sur l’information et la consultation en essayant de trouver un consensus sur cette question. Nous avons aussi signé un accord sur les marchés du travail inclusif, mais au prix d’une négociation très chaotique dans le camp syndical et il s’en est fallu d’un cheveu qu’elle échoue ! Dans cette négociation, notre partenaire s’est montré beaucoup plus intéressé par la protection des travailleurs que par l’exploration des conditions à mettre en œuvre pour redonner du travail aux chômeurs. De façon générale, le syndicalisme a désinvesti le niveau européen, parallèlement aux Etats, et n’a pas non plus su s’insérer dans les processus de coordination ouverte – difficulté partagée avec BusinessEurope.

  

Le récent congrès d’Athènes a-t-il modifié la donne ? Le syndicalisme européen vous paraît -il revigoré ?

On peut l’espérer pour lui ! Sur le papier, en tout cas, il y a un ressaisissement. La nouvelle secrétaire générale connait très bien les enjeux et les arcanes européens, elle parle trois langues, elle possède une longue expérience de la négociation, et elle a une bonne équipe. Paradoxalement, la situation de crise donne une deuxième chance à la CES en remettant les questions sociales au centre du débat politique, à condition de savoir quitter le terrain défensif sans tomber dans une attitude purement protestataire. Les réactions observées à la récente consultation par la Commission sur le temps de travail confirment l’habileté en même temps que la bonne volonté de la CES, dans un contexte rendu encore plus compliqué par le débat économique et social autour de l’euro.

 

Mais pour autant saura-t-elle s’imposer tant vis-à-vis des confédérations nationales que des fédérations européennes qui sont tout autant ses membres ? Renouer les fils du dialogue stratégique avec la Commission et, plus encore, le Conseil ? Face aux inévitables efforts budgétaires à consentir dans de nombreux pays, le syndicalisme européen n’a pas seulement besoin d’être revigoré, il doit retrouver la pensée économique sans laquelle il ne peut prétendre au statut d’acteur européen. La nouvelle CES saura-t-elle aller au-delà de la dénonciation ou de l’appel tous azimuts à des mesures réglementaires alors qu’il n’y a aucune majorité politique pour cela ? Saura-t-elle par exemple s’engager dans des mesures « pour », pour l’emploi, l’industrie ? Saura-t-elle aussi ne pas trop jouer le jeu exclusif du Parlement européen, ce qui ne donne que peu de résultats et tend surtout à agrandir le fossé entre le Parlement, le Conseil et la Commission ?

 

Est-ce une situation dont pourrait profiter BusinessEurope ?

Qu’entendez-vous par « profiter » ? Tirer avantage ? Non, je ne le crois pas. La CES est un partenaire de BusinessEurope, pas une tierce partie, pas un élément du contexte, une donnée exogène. Au contraire même. Nous espérons désormais avoir un partenaire plus solide, plus déterminé peut-être mais qui sait où il veut aller, et donc plus prêt à de vrais compromis, même si la relation peut devenir sur certains sujets plus rugueuse. Nous ne pouvons nous abstraire du contexte. Plus que jamais, avec cette croissance au ralenti, les partenaires sociaux doivent contribuer à la recherche de solutions originales, différenciées, quand ils ne les inventent pas eux-mêmes.

 

Si la CES retrouve du mordant pour s’opposer aux réformes nationales et relancer la machine législative européenne, ce qui est une possibilité, alors elle prendra le risque d’accroitre le fossé entre les opinions et la construction européenne, et le dialogue social plongera dans l’atonie. En dévalorisant les acquis de l’Europe sociale, en exagérant ses demandes, l’équipe précédente a donné du crédit à ceux qui plaident pour la contestation, le doute, le repli national. Nous espérons, à BusinessEurope, que le renouveau de la CES rimera avec partenariat économique et social, avec recherche de tous les moyens possibles pour faciliter la création d’entreprise et d’emploi. Aucun partenaire du dialogue social ne « profite » durablement de l’autre sans qu’à terme tout le monde soit perdant. On ne remonte pas l’Europe contre le courant. C’est en prenant le courant qu’on peut traverser le fleuve. Les représentants d’entreprise aussi devront faire effort, d’imagination d’abord, pour convaincre les syndicats de joindre leurs efforts à ceux des gouvernements, et pour trouver les bons équilibres. Ce sera l’enjeu principal de la négociation du 4ème programme pluri-annuel du dialogue social, qui commence cet automne.

 

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