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Tourmente, défiance, déindustrialisation. Quelles sont les tendances économiques et sociales, à l’œuvre dans l’Union européenne en crise ? Entretien avec Bernard Gazier, économiste au CES (centre d’économie de la Sorbonne).

 

Gazier

Quelles sont les perspectives économiques aujourd’hui ?
Beaucoup d’économistes envisagent la possibilité qu’après la grande récession de 2008-2009, il y ait une seconde récession, on serait au milieu de la courbe en forme de W, juste avant la rechute. Le redémarrage de 2010 est en train de s’évanouir. Si d’ici 4 à 5 mois, la tendance baissière se confirme, il faudra de nouveaux plans de relance. Nous sommes dans une incertitude exceptionnelle. Tout peut arriver n’importe quand, aussi bien du positif que du négatif.

 

Pour mieux comprendre il faut revenir aux commencements. Le premier épisode de la crise est celui des subprimes et de la dette privée. Des spéculateurs privés se sont mis sur des créneaux dangereux et ont monétarisé leur dette. Lors du second épisode, les États ont renfloué les banques, augmentant l’endettement public. Plus ils étaient endettés, plus le prêt leur coûtait cher, lorsqu’ils ont eu besoin de se refinancer. C’est le cercle vicieux qui fait que la Grèce se finance à 6 ou 7 %, l’Allemagne à 2%, la France à 3-4%.

 

Les dépenses de relances ont été très différentes selon les aires économiques: 6% du PIB aux USA, 5% en Chine. Elles ont été plus dispersées en UE : la France entre 1 et 2%. Ce qui correspond en tout à 1% du PIB mondial, ce qui a permis de stopper la déflation, sans pour autant relancer à terme. Les perspectives de croissance sont très sombres: 1% pour l’UE, contre 7-8% pour la Chine, et à peu près pareil pour l’Inde.

 

Pourquoi les marchés et les banques entraînent-ils les États et leurs contribuables dans la tourmente ?
Lors des deux krachs (septembre 2008 et été 2011), les pertes se sont focalisées sur les banques. Une « spirale de la défiance » s’est créée et les marchés et les agences de notations sont entrés en scène. La défiance se caractérise par la conjonction de deux processus totalement indépendants.

 

D’un coté, certains pays européens très endettés ont du mal se refinancer. Avec ce paradoxe amer : les marchés financiers agissent comme des juges et déstabilisent les États qui leur ont sauvé la mise en 2008. Dans ce jeu pervers, les anciens bénéficiaires des recapitalisations se comportent comme des ingrats amnésiques. C’est tout à fait aberrant, car plus personne ne sait sur quelle base orienter ses capitaux.

 

De l’autre côté, se noue ce qu’on peut qualifier de « psychodrame » aux Etats-Unis. Mais dans le cas américain, c’est uniquement un problème juridique. Il fallait augmenter la possibilité de l’endettement, les Républicains ont saisi l’occasion pour bloquer le gouvernement. Du coup, les USA ont perdu leur triple A.

 

La spirale de la défiance est là. Les agences de notation observent les grandes économies mondiales, la France est sous surveillance, etc. Cette percolation d’éléments totalement différents les uns des autres fait comme une mayonnaise. Il y a des similitudes avec ce qui a pu se passer en 1929. À l’époque, des milliers de toutes petites banques américaines sont tombées en faillite, elles avaient 60% des dépôts. Les répercussions en Allemagne ont été tout à fait inattendues, car le Kreditanstalt, une énorme banque allemande qui avait spéculé sur de mauvaises affaires a été prise dans la tourmente.

 

À cette ambiance délétère s’ajoute la guerre entre les monnaies : dollar, euro, yuan. Et d’autres blocages, par exemple la Chine et l’Inde n’accepteront d’accroitre le pouvoir du Fonds monétaire International que si leur propre pouvoir est accru au sein de l’instance de représentation. Enfin, les politiques sont sous pression des contraintes internationales et des reports internationaux. Les nations font face à des contractions économiques, subissent des pertes de revenus et de patrimoine. La protection sociale qui joue un rôle compensatoire introduit les déficits. Des réactions et éventuellement des troubles sociaux viennent parfois infléchir les politiques d’austérité. Mais pour le moment, le social protestataire n’arrive pas à compenser le fait que les politiques sont totalement tétanisés par les contraintes internationales. L’Europe n’a aucun levier politique face à la tourmente.

 

En matière de réglementation, les efforts ont été essentiellement verbaux. On s’est dit : il va falloir qu’on s’en occupe, on s’est hâté lentement. Alors qu’il fallait agir très vite. Concernant la régulation financière, Obama a manqué l’occasion, il a pris comme ministre des finances Tim Geithner qui venait de Goldmann Sachs.

 

Le rôle de Goldmann Sachs est très critiqué. Est-il possible que la banque soit prise dans cette tourmente ?
En effet, il semble que ce soit le cas. Goldmann Sachs, vient de passer dans le rouge, ça ne leur était pas arrivé depuis bien longtemps. Récemment, j’ai entendu un grand patron dire : « Regardez où Goldmann Sachs a fait des affaires, c’est là où arrivera la prochaine manifestation de la crise ». On aurait envie de se réjouir de ce juste retour des choses, l’arroseur-arrosé, si ce n’était pas le signe terrifiant que nous sommes dans une période d’instabilité colossale.

 

Au-delà du choc, de l’accélération et des réactions, la crise a un effet « révélation ». Le milliardaire Warren Buffet a coutume de dire : « quand la mer se retire, vous pouvez voir ceux qui nageaient tout nu ». Lors de difficultés, les firmes fortes deviennent encore plus fortes, celles qui sont faibles disparaissent. C’est un moment de vérité violent. On ne peut pas survivre dans l’équivoque. Que certains nageaient tout nu, on ne le voyait pas, mais tout le monde le savait. Maintenant, on se dit que ce serait bien que chacun s’habille.

 

Dans l’ensemble, les grandes firmes s’en tirent très bien. L’an dernier, elles se gorgeaient de profit. Toutefois ce n’est pas général : Air France commence à avoir des difficultés, et va devoir changer de modèle.

 

L’effet révélation pointe la faiblesse de l’Eurozone, dans laquelle l’avantage allemand s’est accentué. Les problèmes de compétitivité sont anciens, entre la France et l’Allemagne, mais il y a eu une cassure à partir de 2000. Que peut-il se passer maintenant ? Davantage de réformes, ou simplement une intégration « sadomasochiste » par la surveillance budgétaire. Et du côté verbal : une taxe Tobin, pour taxer les plus riches.

 

Un autre exemple, c’est l’industrie automobile américaine ; dans les années 2000, elle était à l’agonie et perdait des emplois progressivement sans que personne ne soit capable de la réformer. La crise a démoli 60% de ce qui restait d’un seul coup. Et aujourd’hui Ford et General Motors repartent sur une base plus petite mais plus forte.

 


Vous défendez l’idée que cette accélération est aussi pertinente dans la sphère sociale. Quelles en sont les manifestations ?

On peut distinguer deux séquences. Avant 2010, lorsque des relances, sans réformes significatives ont des effets de révélation dans l’emploi très nets. En Allemagne, le PIB baisse de 6% en 2008, sans augmentation du chômage. C’est du jamais vu ! Même si le modèle est discutable, l’Allemagne a une capacité d’absorption exceptionnelle. Ce modèle est d’ailleurs à l’opposé de la flexicurité. Les entreprises ont gardé leurs employés, ont mis en place un tiers de chômage partiel et deux tiers de négociation autour de baisse de salaire contre le maintien dans l’emploi. La force de l’Allemagne a trouvé son opposé dans l’extraordinaire faiblesse de l’Espagne. Si vous avez 30% de CDD, quand la crise arrive, vous les licenciez. Le chômage y est passé de 8% à 20% en quelques mois. Finalement la flexicurité est de peu d’usage. Le Danemark a été frappé, comme les autres par une forte augmentation du chômage.

 

Entre 2000 et 2008, l’Europe a créé 20 millions d’emplois, beaucoup plus que la « Job Machine » américaine. Et des emplois plutôt de meilleure qualité. Pendant la crise, les USA ont détruit 9 millions d’emploi et n’en ont créé que 2 millions depuis 2008. Leur taux de chômage est de 9%, ils ne s’en sortent pas. En Europe, on compte 5 millions détruits, 3 de créés et un taux de chômage identique. De part et d’autre, l’emploi industriel s’effondre, le taux de chômage masculin et chez les jeunes explose, il reste stable chez les seniors.

 

On remarque deux images symétriques. D’un côté, l’européanisation des USA avec un redémarrage sans emploi (« joblight recovery »). De l’autre, une américanisation du marché de l’emploi européen, moins d’emplois intermédiaires et une polarisation des emplois, soit très bons, soit mauvais.

 

Qu’est-ce qui peut enrayer ce processus : les mesures d’austérité, de dérégulation des droits du travail, le gel des salaires ?
Jusqu’à présent les firmes multinationales ont tenu le haut du pavé avec une sorte d’alliance avec les travailleurs très qualifiés et les élites gouvernementales. Elles affirmaient qu’il faut être compétitif, avoir une filiale en Chine, jouer sur la Roumanie et éventuellement une usine en France. Les travailleurs très qualifiés étaient dans ce consensus.

 

En Allemagne a un segment inférieur de son marché du travail très atomisé. Beaucoup de travailleurs pauvres. Pourtant au niveau national, l’Allemagne discute de la notion de « gute Arbeit » (travail décent). La reprise allemande prouve que le marché du travail est plus rapide, plus fonctionnel, que les individus retrouvent plus rapidement un emploi. Les marchés transitionnels n’ont pas été assez explorés. Il faut les construire.

 

La qualité du travail et de l’emploi devient un objectif en soi. Un emploi, c’est une sécurité financière, une garantie du maintien en emploi, de formation et de progression de carrière, qui permette de concilier vie personnelle et vie professionnelle. Un travail d’une intensité gérable.

Ce sont les acteurs à la base, et non les technocrates qui y travaillent dans une démarche « Bottom up », qui n’a pas encore trouvé sa voix en Europe, mais est à l’œuvre dans tous les bassins d’emplois, régions, syndicats.

 

On assiste aujourd’hui à l’alliance des perdants : des PME avec les syndicats. C’est l’alliance de l’eau et du feu ! Les PME, qui sont en général sous-traitantes, sur des marchés locaux ont besoin d’accroitre le niveau de qualification de leurs travailleurs et les syndicats cherchent à s’y implanter. Un des points forts de la flexicurité était de développer le dialogue social. Il semble que même la Commission ait conscience de cela.

 

Ces acteurs qui promeuvent l’économie sociale et locale ont tous les atouts pour attirer dans une alliance les mouvements sociaux contestataires. Cela pourrait dessiner une forme de nouveau Front Populaire.

 

 

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