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Nicolas Frize, compositeur et passionné d’ethnologie s’attache à écouter la vie, le quotidien et particulièrement le monde du travail. C’est un chercheur de sons et de paroles, il joue des matières, des sons et des corps. Luthier, ethnologue contemporain, il est également membre de la ligue des droits de l’homme dans le groupe « prisons ».

 

frize ok

Dans les années 80, vous avez écrit une œuvre musicale pour machines-outils : « Musique en blouse ». Depuis vous menez de front plusieurs activités : la composition, la lutherie, l’ethnologie dans le monde du travail. Pourquoi un tel intérêt pour le travail ?
Mon cœur de métier est la composition, que j’ai apprise dans les classes de composition au conservatoire. Le métier de compositeur est supposé être « prestigieux », on vous fait comprendre ensuite que vous faites partie d’une « élite » : vous donnez l’impression de maîtriser un langage que personne ne comprend (la notation), alors que l’architecte, le menuisier ou l’écrivain, même s’ils ne sont pas toujours compréhensibles, utilisent déjà un vocabulaire et des codes communs ou connus. La musique est dans la sphère du mystérieux, de l’immatériel, certains en profitent pour mystifier leur personne tandis que d’autres interpellent le divin.

 

J’ai cherché à échapper à ces connotations idéologiques en inventant mon métier autrement. Je me pose des questions sur mon époque. Je veux écouter la vie, le quotidien, entraîner des objets sonores et des matières dans la musique, mêler amateurs et professionnels. C’est un choix militant. Dans cette optique, aller vers le monde du travail s’est imposé comme une évidence.

 

Cela s’est accompagné d’un travail d’ethnologie contemporaine. J’ai par exemple procédé à la mémoire sonore d’un hôpital. Lors des séances d’écoute, des personnels se rendaient compte que leur métier était empli de signes. Une aide soignante a réalisé qu’elle était plus bruyante le matin que l’après midi, et discrète le soir. Le matin, elle refermait une porte d’armoire en le claquant, parlait plus fort pour saluer le patient, alors que l’après-midi, elle veillait à la sieste et plus tard disparaissait – dans le sommeil du patient. Dans le service d’immunologie où sont soignés les malades du Sida, tout était couvert de moquette, les portes capitonnées. L’ambiance silencieuse et feutrée laissait « supposer » la mort avant le décès.

 

Votre musique est-elle documentaire étant donné que vous enregistrez beaucoup la parole à présent ?
Je distingue complètement la composition musicale de ce travail d’ethnologie ou de mémoire sonore. L’expérience de l’hôpital m’a convaincu que j’avais besoin de la relation avec les employés pour interpréter les sons et les lieux. Le micro enregistre des sons, mais il n’est pas capable d’en discerner le sens. Le passage à la parole est nécessaire. Il faut pouvoir interpréter ce que le micro entend à la lumière de ce que l’ouvrier écoute : dans l’activité, chacun a une acuité auditive très sélective, à la fois fonctionnelle et émotionnelle.

 

J’ai aussi enregistré pendant 6 mois les 16 000 postes de travail de l’usine de Renault à Billancourt. Il en ressort que les ouvriers de Renault sont des interprètes, ils sentent, ils voient, ils réfléchissent ensemble et la sortie d’un véhicule en bout de chaîne, n’est que l’effet collatéral de leur activité individuelle et collective. Le propre de l’activité, c’est l’implication, l’appropriation, le mouvement personnel. Une infirmière me disait par exemple : « je suis toujours deux : moi-même et ma fonction. Quand je souffre, ma fonction m’aide ». Nous ne nous réduisons pas ni à ce que nous sommes, ni à une fonction.

 

Je propose une approche sensible du monde du travail. Parler de cette façon de l’activité ne peut se faire qu’en donnant la parole à ceux qui travaillent. C’est ainsi que je me suis lancé dans une série d’entretiens. J’ai découvert que les employés n’ont pas toujours conscience qu’ils inventent leur métier alors qu’ils sont souvent acteurs du contexte de leur activité, que ce soit à un niveau micro ou macro. La prescription, le cahier des charges ne prévoit que le tiers des opérations qu’ils mènent. Tout ce qu’ils font réellement dépend de cette appropriation sensible et intellectuelle, qui les font réagir, inventer, compenser, corriger, ralentir ou accélérer, s’arranger…

 

J’aimerais tellement qu’on imagine un jour un nouveau défilé pour le 1er mai qui manifeste cet aspect de la qualité du travail, cette implication charnelle des corps, cette approche sensible et cognitive, tout ce qui fait la raison d’être au travail.

 

 

Comment menez-vous un entretien ?

Je pars du principe, que dans un entretien, la parole est toujours destinée. Quand un salarié répond à un psychologue ou un sociologue, sa parole est instinctivement destinée au psychologue ou au sociologue. En parlant à un artiste, la personne suppose intuitivement que je m’intéresse à l’intimité de son métier, sa nature personnelle, subjective, sensorielle…, voire esthétique. Plutôt que de parler d’ergonomie, je parle du geste et du corps. L’approche est plus intérieure que fonctionnelle ou clinique. Je le mets en regard avec mon propre travail d’artiste. Je m’implique dans la question. Cet échange permet un dialogue et créé une proximité. On se donne l’un à l’autre. On compare notre rapport au monde, à l’activité, aux collègues.

 

J’observais un jour une restauratrice de tapisserie au Mobilier national. J’ai passé 20 minutes à regarder ses mains, à « entrer » dans ses gestes, à les suivre, je ne voyais plus qu’elles ! Je lui ai dit quelque chose comme « je suis amoureux de vos mains ». C’était sincère, j’assistais à une véritable chorégraphie. Elle a été un peu décontenancée au début, avant de réaliser que ce n’était pas seulement ses mains qui étaient merveilleuses, c’était leur précision, leur justesse, leur aisance savante : cette jeune femme aimait son travail et son savoir-faire, elle était irrémédiablement aimable. Le travail manuel n’existe pas : il mobilise toujours l’être, et donc simultanément le charnel et « l’intellectuel ».

 

 

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Vous avez passé trois ans en résidence à la manufacture de porcelaine de Sèvres. Ensemble, vous avez créé des instruments en porcelaine.
L’échange a été très fructueux avec les artisans de la porcelaine. Je leur ai posé des casse-tête, par exemple faire cuire un hautbois à 1400° sans qu’il se déforme, mais ils sont rôdés aux paris difficiles, c’est une grande maison, pleine d’une expérience inouïe ! C’était l’occasion de voir fonctionner une manufacture d’État qui privilégie les règles de l’art, est prête à faire des compromis sur le temps de travail et le temps passé sur une pièce. Cela contraste avec la culture d’entreprise qui fonctionne en flux tendu et exige des délais d’exécution très brefs. À Sèvres, les artisans manient à la fois la fragilité extrême, la préciosité et l’éternité, car la porcelaine est un matériau que le temps ne modifie pas.

 

A l’issue de trois ans de résidence, de recherche, d’invention et de fabrication, j’ai donné un concert dans la manufacture même, puis quelques mois plus tard dans la grande galerie des Beaux-Arts de Paris : une création musicale entièrement avec des instruments en porcelaine. Un film documentaire retrace ces trois ans, et j’ai aussi fait une captation du spectacle aux Beaux-Arts. Je dois encore en faire le montage.

 

 

En principe vous refusez que vos œuvres soient enregistrées et commercialisées. L’un des seuls films accessible sur internet est une vidéo amateur tournée à Pecs. Vous dirigez un orchestre de musiciens sans instruments, qui font des percussions sur leurs corps. Est-ce pour défendre le spectacle vivant ?

Je ne veux pas qu’il y ait de captation vidéo de mes concerts, c’est vrai, je ne suis pas content de ces traces de mauvaise qualité et déplacées dans l’espace et le temps, de concerts non destinés à la toile… Je suis triste qu’elles existent. Il faut venir aux concerts, venir vivre les choses et les instants : il y a tout un travail sonore in situ, une écoute collective, un rapport au temps… Il ne faut pas nier tout cela en volant les sons et les images assis dans son salon, se priver de la rencontre, se répandre dans la toute puissance de l’accès à des simulacres de réel !

 

J’aime partager et être utile, j’ai une très mauvaise mémoire, donc mon rapport au présent est particulièrement fort. Je veux faire de nouveau et pas à nouveau, faire nouvellement, réinventer. J’ai besoin d’insécurité, d’être dans des situations que je ne maîtrise pas, être dans l’invention, je déteste la reproduction. À ma mort, mes partitions seront détruites. Le souvenir est plus important que les traces matérielles, car il transforme et recrée, et surtout, il est accessible à tous.

 

 

Vous dites cela à une historienne… Pour moi, toute trace peut mener à une quantité d’interprétations, selon l’interprète, l’époque de sa découverte, etc ! 
Vous avez raison et je ne suis pas dogmatique, je ne défends pas une théorie pour les autres, je fais juste une expérience conceptuelle de ma vie musicale. Je considère que défendre la mortalité de mes œuvres, c’est défendre le vivant que je suis. On me reproche d’être éphémère. Ce n’est pas de l’éphémère, c’est de l’infini. Le fini est dans l’immortalité, l’infini dans la mortalité. Je ne cesse d’exister pour l’instant, laissez-moi être là !

 

A voir et à entendre :
Nicolas Frize à la manufacture de Sèvres
Video amateur lors d’un concert à Pecs « A test Hangja »

L’atelier de Nicolas Frize, musicien contemporain par Vincent Josse sur France Inter :
Emission de 30’52 qui mêle entretien et enregistrements lors de deux soirées de concerts à St Denis, intitulé « Soufflé ».

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