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par Clotilde de Gastines, Claude Emmanuel Triomphe

« Renault a fait son introspection après les suicides au Technocentre de Guyancourt et la fausse affaire d’espionnage » expliquait l’ancien directeur général Patrick Pélata lors d’un colloque intitulé « Soigner le Travail », le 2 décembre dernier au Sénat. Renault a notamment fait appel au cabinet Technologia pour analyser les causes et les conséquences de ces événements sur les relations sociales. Leur constat est sans appel : le management doit être plus stable et il faut renforcer le lien social sur le lieu de travail car le manque de solidarité est un frein à la coopération, à la productivité, à l’attractivité et au bien-être du salarié. Démocratiser l’entreprise en somme !

 

Ancien directeur général opérationnel de Renault, Patrick Pélata a participé au redressement de Nissan, à Tokyo, de 1999 à 2005 aux côtés de Carlos Ghosn. Début janvier, il recevait Metis pour un entretien à l’Atelier Renault sur les Champs Elysées. Il s’exprime ici en son nom personnel. Ses propos n’engagent aucunement Renault-Nissan.

 

p pelata portrait

Pourquoi le travail est-il en crise selon vous?
Dans les grandes entreprises qui ont un territoire mondial, les organisations se sont tellement complexifiées qu’une part très importante du temps au travail, du management notamment, est absorbé par des activités qui ne sont pas directement productives. Quand vous passez beaucoup de temps à faire du reporting, à vous coordonner en réunion, vous n’êtes pas forcément très efficace. Quand vous constatez que ça peut prendre 60 à 70% de votre temps, vous réalisez que votre productivité et votre valeur ajoutée sont faibles.

 

Prenons l’exemple de Renault. L’entreprise doit traiter plusieurs milliers de problèmes par jour. La plupart du temps, deux ou trois personnes sont suffisantes pour régler chacun de ces problèmes. Ce qui est difficile, c’est de trouver les bonnes personnes et de les mettre en lien, sans qu’une nuée d’intermédiaires ne s’en mêle. Quand 10 personnes sont mobilisées, alors que trois suffisent, du point de vue de l’entreprise, c’est une perte d’efficacité, du point de vue du salarié, cela entame la perception qu’il a de sa valeur ajoutée. Pierre Veltz disait lors du colloque au Sénat : « le travail, c’est installer dans le monde quelque chose qui n’existerait pas sans moi ». Quand un salarié travaille en doublon, quand il voit quelqu’un qui fait à moitié son travail, quand on lui pose trop de questions et qu’il doit faire de reporting, parce que son management est inquiet de la qualité, du coût ou du délai, il constate bien que sa productivité patine et il se sent lui-même dévalorisé. Son travail perd du sens, voire n’a plus de sens du tout.

 

Si l’on ajoute à cette perte de sens une forte pression sur la charge de travail, alors on arrive à une vraie crise du travail.

 

Dans ce cas, ne faut-il pas améliorer l’organisation du travail ?
Chez Renault, nous avons constaté que l’une des raisons de cet excès de complexité résidait dans l’excès de niveaux hiérarchiques. Donc on a commencé à changer tous les organigrammes sur le principe d’un ratio : 1 encadrant pour un minimum de 7 encadrés. Ça ne se fait pas sans mal parce que certains managers se retrouvent non-managers, etc.

 

Un deuxième axe de travail, c’est que les managers managent ! Qu’ils s’occupent des salariés dont ils ont la responsabilité, qu’ils les soutiennent, qu’ils clarifient leur mission, qu’elle ne se superpose pas avec celle de quelqu’un d’autre, qu’ils organisent leur montée en compétence, qu’ils vérifient qu’ils sont bien dans leur peau, qu’ils s’occupent aussi des processus transversaux dans leur équipe, de la promotion. Ce travail de management est fondamental dans les organisations complexes. Mais comme les managers sont surchargés par les tâches quotidiennes, ils ont tendance à le faire en dernier.

 

Enfin, il faut aussi aller au bout des « unités élémentaires de travail » créées depuis déjà longtemps en fabrication, et, partiellement, dans l’ingénierie. Il faut donner plus de pouvoir et plus de moyens à ces unités et systématiser cette organisation dans l’ensemble de l’entreprise. Même si la délégation de pouvoirs qu’elle impose est relativement contradictoire avec la vieille culture de Renault.

 

C’est une vraie transformation culturelle ?
La culture de Renault s’est construite dans les années 50 et 60. « L’intérêt de Renault, c’était l’intérêt de la France », donc quand vous parlez de mondialisation, les salariés sont un peu perdus. Le modèle était basé sur les compétences et pas sur les besoins et l’intérêt du client. Mais aujourd’hui une technologie ne se développe que si elle est pertinente pour le client, fiable, vendable et pas trop chère. C’est une évidence du monde moderne.

 

Suite à la crise de confiance qui a suivi l’affaire d’espionnage, nous avons conduit une étude d’un côté, et, de l’autre, j’ai reçu un feedback direct, par e-mail ou par des commentaires sur mon blog, de plusieurs centaines de salariés. Ils espéraient que je puisse faire le lien entre la vieille culture de Renault et ce qu’ils comprennent de la modernité : la compétition mondiale, la nécessité de se mettre au service du client, et donc de réadapter tous les processus de l’entreprise, en abandonnant la culture « top-down » d’un management à la française qui postule que le chef a toujours raison.

 

Comment cette nouvelle culture peut-elle valoriser le travail ? N’est-ce pas juste une question de changement des objectifs et des indicateurs ?
Lors du colloque j’ai entendu la sempiternelle critique sur les évaluations et les indicateurs de performance. Oui, c’est vrai, ils peuvent être trop compliqués et imposés en mode « top-down » et génèrent, dans ce cas, beaucoup de stress et de frustrations chez les salariés et chez les managers. D’ailleurs, dès que je suis arrivé à la direction des opérations de Renault, en octobre 2008, j’ai simplifié tout le système d’indicateurs de performance pour ne garder que celui du freecash flow (le flux de trésorerie disponible : la différence des recettes et des dépenses engendrées par l’activité). Nous n’avons gardé que les critères qui lui sont liés, car ils sont synonymes, en période de crise, de la pérennité de l’entreprise.

 

L’entreprise fonctionne si vous avez une construction participative du plan et du budget, une discussion à différents niveaux de l’entreprise avec ensuite un déploiement des objectifs discutés et des ressources qui vont avec. Ainsi chaque entité sait ce qu’elle a à faire après s’être exprimée sur ce qu’elle pouvait faire, et avec quelles ressources elle pouvait le faire. Les critères qui permettent de dire en milieu et en fin d’année si ces objectifs ont été atteints ou pas peuvent être numériques, quantitatifs ou qualitatifs. Si, comme manager, je croyais avec mon équipe que je pouvais faire plus ou moins que ce que j’ai finalement fait, qu’est ce que j’en tire comme conclusion et comme engagement pour le cycle budgétaire suivant. Faire un budget et constater qu’on le tient ou pas, ce sont des moments de vérité importants, ça rend les salariés entreprenants, entrepreneurs. C’est indispensable, car cela permet à une organisation de devenir mature. Et si des personnes pressentent ou constatent que ce qu’on leur demande n’est pas faisable, leur refus est juste, et la direction doit l’entendre. Le fond de ce processus n’est pas l’évaluation des personnes. Il est dans la capacité qu’une entreprise doit acquérir peu à peu de construire collectivement un budget, un plan qui soit à la fois réaliste et ambitieux. Dans sa capacité à discuter pragmatiquement et collectivement de ce qu’elle peut faire/ne peut pas faire et de ce qu’elle doit faire en priorité. Il est dans la démocratisation de l’entreprise. Elle est nécessaire pour assurer son bon fonctionnement, quelles que soient les valeurs politiques que l’on ait !

 

Peut être qu’en France, il y a confusion sur ce sujet et, dans la pratique, ces évaluations et cette pratique du budget sont moins bien faites qu’ailleurs parce que la croyance dans l’autorité suprême, le « top down » dominent. Ce qui autorise ensuite à protester. C’est très spécifiquement français. Il y a encore trop de gens, dans le management, dans la fonction publique, dans le monde politique et dans les syndicats, qui ont tendance à croire que le sommet de l’entreprise, quand ce n’est pas l’Etat, peut résoudre tous les problèmes plutôt que d’agir au niveau du collectif de l’entreprise !

 

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