Robbie mérite une deuxième chance. La première, il ne l’a pas eue. Son enfance, sa famille, son quartier et le chômage qui frappe Glasgow, l’ont programmé quasi inexorablement pour la marginalité, la violence, la délinquance, la prison, la récidive. Ce pitch du dernier film de Ken Loach, associé au manichéisme qui caractérise quelquefois le cinéaste britannique, peut annoncer le pire : une fable compatissante avec à la clé la rédemption du pêcheur et l’enfer pour ceux qui se baignent avec ardeur dans « les eaux glacées du calcul égoïste», pour le dire comme Karl Marx. Pour notre plus grand plaisir, The Angels’ Share (la Part des anges pour les distributeurs français), est tout autre chose.
L’humour est souvent évoqué comme la raison qui en quelque sorte ferait passer la pilule, qui s’annonçait amère. Effectivement Ken Loach est au mieux dans ce registre, qui à l’exception notable de l’excellent « Looking for Eric » (avec Eric Cantonna dans son rôle), n’est pas habituellement le sien. Humour anglais oblige, on ne se tape pas sur les cuisses, mais on reste confondu par ce que l’absurde peut révéler de profondeur et l’allusion de finesse. Albert, un des compagnons d’infortune et de fortune de Robbie, ignore tout de Mona Lisa et de l’économie de marché, ça ne l’empêche pas de réinventer au moment opportun les lois de l’offre et de la demande et les règles d’une bonne négociation. La célébration du whisky ensuite, pour certains d’entre nous dont je suis, est un deuxième motif pour éloigner le simplisme d’une division du monde entre bons (pauvres) et méchants (riches). Ken Loach est sans doute prêt à admettre que la lutte des classes épargne la boisson écossaise ambrée et ses amateurs….
Mais ce ne sont pas ces raisons qui font de la Part de Anges, un film salutaire, et salutaire aujourd’hui. Voyons de plus près. Premier acte : la justice décide, après avoir hésité et pour cette fois, qu’une condamnation à des travaux d’intérêt général (Community Payback en anglais) est préférable à un nouveau séjour en prison. La paternité proche de Robbie- le petit Luke va naître quelques semaines plus tard- influence positivement les juges comme elle agit positivement sur Robbie. Le père de Léonie, grand-père de Luke (dans le rôle du gérant de discothèques, très méchant) peut le considérer comme une « piece of shit », et lui dire, Léonie et maintenant son fils sont là. Ce ne sont pas seulement les premières personnes qui comptent pour lui, ce sont les premières personnes pour qui il compte. Deuxième acte : apparition de l’agent de probation en charge de l’exécution de ces travaux au service de la communauté locale. Henry vit seul. Il est de Manchester et ses filles se sont éloignées, géographiquement et sentimentalement. On ne le sent pas très heureux. Deux choses comptent pour lui. Son métier d’abord, qu’il veut bien faire y compris si cela signifie qu’il faut ignorer les procédures ou transgresser les règles. Il y met du sien, il prend les risques qu’il faut. Au moment où l’alpha et l’omega des responsables des politiques sociales semble être le profiling qui match des individus, préalablement mis dans des cases définies par les statistiques, avec la procédure ou le dispositif conçus en haut lieu, Ken Loach nous rappelle que le savoir faire associé à la conscience professionnelle peuvent faire plus et mieux.
Le whisky est sa seconde passion. Henry est un amateur, un connaisseur. Il apprécie le whisky avec toute sa tête. Il connaît tout des qualificatifs olfactifs et gustatifs suggérés par la merveilleuse boisson maltée. Il connaît tout des distilleries, des savoirs faire et du vieillissement. Il sait que le whisky ne résulte pas de la simple addition des ingrédients de base, très ordinaires au demeurant : de l’eau pure, de l’orge, de la levure, des fûts de chêne, et qu’il faut que, dans les alambics, la magie intervienne. Par hasard, Henry offre à Robbie son premier verre de whisky. Ensuite les choses vont s’enchaîner au fur et à mesure d’actions plus ou moins vraisemblables et plus ou moins légales, peu importe. Il y a d’un côté Robbie, Alex, Rhino et Mo la kleptomane aux cheveux rouges, qui ne trouvent rien de mieux que d’enfiler des kilts pour avoir l’air de « ploucs des Highlands » afin de ne pas éveiller les soupçons, et de l’autre des amateurs très argentés et pris d’une passion monomaniaque pour les whiskies les plus rares. La confrontation entre ces deux mondes est traitée avec beaucoup de malice et de légèreté. Ce n’est pas le moindre charme du film.
Le troisième acte peut commencer et se terminer en happy end après quelques rapides péripéties (Alex casse deux bouteilles du précieux Malt Mill, nous sommes en pleine tragédie !). Enfin Robbie saisit sa deuxième chance. Il a un travail. Pas un emploi qui serait quelconque à ses yeux. Un travail qu’il obtient grâce à ses compétences acquises par un mélange d’expérience et d’étude. Il est devenu un « nez », un goûteur de whisky très affûté. Il va mettre son savoir et son savoir faire au service d’une distillerie. Il a un métier. Pour Henry, le cycle des « dons et contre dons » est respecté. La bouteille de Malt Mill, hors d’âge, est une récompense inespérée.
Le premier message de Ken Loach concerne le travail. Si Robbie trouve sa place, ce n’est pas parce qu’on l’a traité de « merde » ou qu’on l’a enjoint d’être travailleur plutôt qu’assisté. La happy end n’est pas le résultat de politiques publiques d’activation qui prétendent rendre autonomes et responsables ceux qui galèrent en les menaçant d’une interruption des aides sociales. Pour prendre sa chance, Robbie a besoin de ressources sociales, Henry est là et ils se parlent beaucoup. Il a besoin très vite de sentir qu’il peut être utile au monde par son travail. Il s’en sort parce que, à ses yeux comme aux yeux des personnes qui l’entourent, il compte, il est reconnu. Reconnu comme digne d’amour par Léonie et Luke, digne de droits sociaux et politiques -lors de son jugement par exemple-, digne d’estime grâce à son métier et à l’emploi auquel il lui permet d’accéder.
Le deuxième message de Ken Loach ? Il est dans l’humanité du regard qu’il porte sur ses personnages. Ken Loach aime cette petite bande des quartiers de Glasgow comme il aime ces connaisseurs déraisonnables des meilleurs crus produits dans les distilleries les plus isolées. Il aime aussi les actrices et les acteurs qui les interprètent. Cela se sent pour le plus grand bonheur des spectateurs. C’est un message bienvenu de bienveillance et d’optimisme. Vous prendrez bien un verre ? Cragganmore 1997 ou Laphroaig 1998 ? Vous préférez un Glenfarclas 2003 ? Cheers !
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