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Désindustrialisation : les leçons du Sud

publié le 2012-12-18

L’Europe pourrait tirer des leçons de la désindustrialisation précoce de l’Amérique Latine. Pierre Salama, économiste spécialiste de l’Amérique Latine, vient de publier « Les économies émergentes latino-américaines, entre cigales et fourmis » aux éditions Armand Colin. Il interroge les trajectoires économiques et sociales des principaux pays latino-américains dans une optique comparative. Pour lui, l’expérience chinoise est riche d’enseignement pour le sous-continent, notamment en termes de stratégie industrielle.

  

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Dans votre ouvrage, vous évoquez la « désindustrialisation précoce » que connaissent des pays comme le Brésil ou le Mexique, à l’inverse de la Chine ou de la Corée du Sud. De quoi s’agit-il et comment expliquez-vous ce phénomène ?

Passé un certain stade de développement, il est habituel de constater une baisse relative du secteur industriel dans le PIB au profit des services. On ne parle cependant de désindustrialisation que lorsque cette baisse est absolue. En Amérique Latine, ce phénomène a tendance à intervenir plus tôt que dans les pays avancés – avec un revenu par habitant de moitié moindre pour être précis – d’où le recours à la notion de « désindustrialisation précoce ». Ça n’a pas été le cas pour les « Tigres » et « Dragons » asiatiques et on peut légitimement se demander pourquoi. Si on prend le cas de la Chine, l’explication est double : tout d’abord la Chine a bénéficié des délocalisations, mais surtout elle a poursuivi (et continue de poursuivre) une stratégie industrielle très forte. Son objectif est de monter en gamme, d’augmenter la valeur ajoutée de ses produits. Ce qui n’est pas le cas du Mexique par exemple, qui garde essentiellement une industrie d’assemblage par ailleurs faiblement intégrée avec le reste de son économie. On voit donc que deux pays qui pratiquent l’ouverture au commerce mondial obtiennent des résultats très différents. Cela démontre que la mondialisation n’est pas forcément synonyme de désindustrialisation. Ça dépend de l’existence ou non d’une politique industrielle et d’une politique de change agressive, telles que les pratiquent la Chine ou la Corée du Sud par exemple.

 

Comment expliquer que tous les États n’appliquent pas de telles politiques alors ?

On peut effectivement se demander pourquoi il existe de telles différences d’un pays à l’autre. Mais avant de conclure à l’incompétence de certains gouvernements, il faut se rappeler que ceux-ci sont le reflet d’intérêts organisés. Prenons le cas du Brésil. La primarisation de l’économie va dans le sens des intérêts du puissant secteur agro-exportateur et l’appréciation du real arrange les multinationales étrangères. La désindustrialisation du pays ne les concerne pas vraiment. Toutefois, la situation a atteint un point si critique ces derniers mois que le Gouvernement a décidé d’agir en diminuant les taux d’intérêt et le taux de change, ce qui démontre l’autonomie relative dont jouit l’État face aux lobbies.

 

Vous faites souvent la différence entre « ouverture » et « libre-échange » dans vos écrits. En quoi consiste-t-elle selon vous ?

Le libre-échange est une situation extrême qui n’existe que dans les manuels d’économie (où on l’oppose d’ailleurs systématiquement à son opposé tout aussi extrême, l’autarcie). Dans la pratique, tous les pays pratiquent plus ou moins d’ouverture et de protectionnisme. La question n’est donc pas de savoir si on les pratique, mais comment on les pratique. La Chine s’ouvre, mais de façon très contrôlée, en pratiquant au besoin un protectionnisme sophistiqué. À l’inverse, l’Argentine des années 90 s’est ouverte pratiquement sans aucun contrôle, ce qui l’a rendue extrêmement vulnérable aux aléas de l’économie mondiale. Avec les résultats que l’on connait. Si l’on accepte ce point de vue, on sort alors de la fausse dualité « marché intérieur/marché extérieur », en reconnaissant que ceux-ci sont plus complémentaires que mutuellement exclusifs. Développer la compétitivité au Brésil passe par exemple par une redistribution des richesses, mais aussi par une augmentation de la productivité du travail.

 

Vous affirmez que l’Amérique Latine peut être riche d’enseignements pour l’Europe, que voulez-vous dire ?

Tout d’abord, l’Amérique Latine a montré où menait la précarisation du travail que connaissent actuellement les pays avancés, à leur tour en proie aux conséquences d’une mondialisation non-maitrisée. Les emplois informels concernent entre 40 et 60% de la population latino-américaine. Ce que nous connaissons en termes de montée de la précarité et de désaffiliation, l’Amérique Latine l’a connu avant nous. On peut donc voir où ça mène d’un point de vue social, mais aussi macroéconomique. La région est d’ailleurs actuellement dans une phase de réaction à cette réalité, notamment avec le développement de systèmes de protection sociale (lien vers la note du CAS). Il me semble que nous pourrions en tirer des leçons pour l’Europe. Idem en ce qui concerne la dette. L’échec des politiques néolibérales imposées durant les années 90 a démontré qu’il était impossible d’obtenir son remboursement par l’application de politiques récessives. Il ne faut donc pas s’étonner de voir la Grèce se retrouver aujourd’hui dans une situation semblable à celle de l’Argentine en 2001. Cela dit, encore un fois, ces absurdités apparentes s’expliquent facilement si l’on réfléchit aux intérêts qu’elles privilégient.

 

Un dernier mot sur la stratégie industrielle européenne ?

Il est évident qu’on ne peut plus avoir les mêmes politiques industrielles qu’avant. L’économie est devenue si sophistiquée qu’il est de toute façon impossible pour l’État de prétendre tout planifier et tout contrôler. Mais il garde un rôle essentiel d’impulsion et de direction. La politique industrielle ne doit pas être moins forte qu’avant, elle doit être différente. Il existe toute une panoplie de mesures à appliquer (subventions, aides directes, etc.), mais elles s’opposent pour la plupart aux règles des institutions internationales et de Bruxelles. Il faut donc mener une bataille ferme contre ce que j’appellerais le libéralisme archaïque de Bruxelles. De ce point de vue, nous avons nous aussi beaucoup à apprendre des pays asiatiques et de leurs pratiques.

  

 

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