par Elsa Fayner Rue89
Apprendre de ses erreurs ? Les patrons français rejettent cette vieille leçon. A tort : une méprise à l’hôpital ou une petite chute sur un chantier en disent beaucoup. Metis reprend ici avec son autorisation un article publié par Elsa Fayner de RUE89
Vous avez cassé la photocopieuse, perdu un document important, oublié une réunion, utilisé le mauvais outil ? En France, au boulot, il est souvent plus sûr de planquer ses erreurs que d’en discuter… et d’éventuellement faire progresser tout le monde.
Même à l’hôpital, raconte Matthieu Poirot, psychologue social qui intervient en entreprise : mieux vaut faire partie d’un mauvais service qui ne déclare pas ses écarts involontaires que d’un service compétent et consciencieux qui les déclare systématiquement, étant donné la logique qui y règne. Mais qui est aujourd’hui questionnée, et pourrait évoluer.
Fin 2009, une infirmière de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, à Paris, injecte un produit à un enfant, et provoque la mort de celui-ci. Ce produit n’aurait pas dû se trouver là, le local était mal éclairé et le médicament ressemblait à un autre, donne en exemple Laurent Degos, ancien président de la Haute autorité de santé et auteur d’une « Eloge de l’erreur » (éd. Le Pommier, février 2013) :
« Le directeur général et l’administration ont très courageusement et lucidement déclaré une semaine plus tard que ce n’était pas l’infirmière mais le système (en l’occurrence l’institution qu’ils dirigeaient) qui était responsable, ce qui a permis de mener une enquête approfondie. »
Car l’erreur présente un intérêt en entreprise, qui à lui seul justifierait qu’on la bichonne : celui d’être un signal d’alarme, l’indicateur que quelque chose ne va pas dans l’organisation. Dans ces cas-là, il faudrait même remercier la personne par qui l’erreur est arrivée.
Ça s’appelle la « sé-ren-di-pi-té »
Un jour, dans une société informatique française, un ingénieur suédois, ne comprenant pas les consignes, se trompe totalement dans la configuration d’un logiciel. Il le paramètre à sa manière et, sans le vouloir, il trouve une nouvelle façon, beaucoup plus rapide, d’effectuer sa tâche, raconte Matthieu Poirot :
« Mais il s’est fait engueuler par son responsable, et son essai n’a jamais été reproduit. »
Car c’est justement de cette manière, « quand quelque chose bloque dans le travail », et que le salarié fait des essais, des erreurs inattendues (pas une faute volontaire), qu’il peut découvrir, par hasard, une autre manière, plus efficace, de procéder, explique Annie Weill-Fassina, ergonome au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Ce processus porte d’ailleurs un nom : la sérendipité.
Sans elle, l’entreprise devient une simple « photocopieuse », prévient Matthieu Poirot :
« Une entreprise ne peut apprendre qu’en testant. Ce n’est pas possible de tomber juste du premier coup. Une entreprise qui dit qu’elle ne veut aucune erreur, c’est une entreprise qui ne veut pas d’apprentissage. »
En entreprise, « on triche de plus en plus »
Problème : les entreprises qui déclarent interdire l’erreur sont nombreuses, déplore le consultant :
« Beaucoup de dirigeants, surtout aux niveaux intermédiaires, pensent que leur rôle est de mettre la fessée. »
En séminaire, il tente d’expliquer aux dirigeants que ce n’est pas vraiment leur rôle. En vain, bien souvent :
« Dans les années 80-90, l’erreur était davantage récompensée. Le patron vous congratulait d’avoir testé. Aujourd’hui, les entreprises font de plus en plus du management à distance, par Excel. Elles reconnaissent le résultat, pas l’effort. Il est donc difficile, pour un salarié, de dire qu’il a fait une erreur. »
Du coup, dans les organisations, « on triche de plus en plus », constate Matthieu Poirot. C’est embêtant, parce que l’erreur n’est pas seulement source de découvertes, mais également d’améliorations en termes de sécurité, de qualité, voire de coûts, quand elle est correctement décortiquée.
Un ouvrier glisse : pourquoi courait-il ?
Sur un chantier, un ouvrier glisse sur une plaque de verglas. Il courait, il n’aurait pas dû. En réponse, quelques jours plus tard, un panneau est installé pour rappeler qu’il est dangereux de courir sur le chantier.
C’est bien insuffisant, estime Philippe Lorino, qui raconte la scène. Professeur à l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec), il travaille sur les facteurs de risques. Pour lui, l’intérêt de l’erreur est d’ouvrir un questionnement : pourquoi l’ouvrier courait-il ce jour-là ? Pourquoi le chantier était-il ouvert malgré le gel alors que les assurances prévoient des fermetures dans ces cas-là ?
« De question en question, il a été établi que le chantier avait pris du retard. Pour quelles raisons ? Il fallait remonter encore les causes pour que l’erreur devienne quelque chose de positif, pour que l’entreprise puisse en tirer des améliorations organisationnelles. »
Le chantier avait-il été mal préparé, par exemple ?
« Les entreprises de BTP pensent parfois faire des économies en ne menant pas en amont les études au sol de manière assez approfondie par exemple. En cours de route, elles découvrent des canalisations dans le sol, et finalement ça leur coûte beaucoup plus cher en temps, en qualité, et en sécurité de s’adapter. »
Un seul ouvrier glisse, et tout est repensé.
L’armée américaine redonne de l’autonomie
Prendre l’erreur comme un symptôme, c’est aussi ce que préconise Annie Weil-Fassina. Elle doit permettre de comprendre ce qui fonctionne mal dans l’entreprise. Est-ce par exemple :
• le bruit (« qui rétrécit le champ de conscience et fait courir le risque de ne pas voir ce qui se passe à côté ») ;
• la pression temporelle (« qui fait que les salariés sautent des étapes » ) ;
• une mauvaise communication entre différents services ;
• des consignes trop strictes ?
Trop de procédure peut en effet nuire, estime aussi Laurent Degos :
« L’armée américaine avait des check-lists très complètes de toutes les consignes, très précises, à suivre, et pourtant elle continuait à compter de nombreux morts dans ses rangs. Du coup, elle a changé d’optique. Elle donne aujourd’hui plus d’autonomie aux hommes, ce qui donne de meilleurs résultats. »
D’après Laurent Degos, il faudrait faire de même en France, dans la santé notamment :
« Il faut un socle de procédures et donner plus d’autonomie à chaque maillon, pour que chacun puisse réagir et s’adapter très rapidement. »
« Il faut féliciter celui par qui c’est arrivé »
Il faut aussi, pour l’enseignant à l’université Paris-Diderot, pour que l’erreur ne se reproduise pas, que la personne qui l’a effectuée puisse « expliquer », et non pas « s’expliquer » :
« Sinon, la personne ne va pas parler. C’est compliqué car la victime – s’il y en a une – et la justice veulent un responsable. »
En France, seul le secteur de l’aviation civile permet de protéger les salariés, admire Laurent Degos :
« Après un incident – et il y a un incident grave par vol en moyenne -, l’équipe se réunit pour discuter, analyser le problème, proposer des changements et personne ne peut savoir ce qu’il s’est dit durant cette réunion. Pas même la justice. »
Aux Etats-Unis, en Australie ou au Danemark, une telle protection s’applique également au domaine de la santé. Au Danemark, par exemple, deux enquêtes sont menées par deux administrations différentes : l’une entre professionnels, qui reste secrète, et l’autre avec le patient pour faire la lumière sur l’incident.
Cela permet de tenir compte de la victime, de sa souffrance, mais également de remonter jusqu’aux causes profondes de l’erreur. Ce qui fait dire à Laurent Degos :
« Dans les systèmes complexes, il faut féliciter celui par qui c’est arrivé. Il faut remercier les salariés qui font des erreurs. Mais ce n’est pas l’esprit actuellement. »
Et vous, dans votre entreprise, vous souvenez-vous d’une erreur qui vous aurait permis de découvrir un nouveau procédé, une nouvelle manière de faire, ou d’alerter la hiérarchie sur un dysfonctionnement ?
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