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Paroles de discriminés

publié le 2013-04-02

Même si elle ne les combat pas toujours efficacement, notre société est de plus en plus sensible aux discriminations. Pour les quatre sociologues qui viennent de publier « Pourquoi moi ? » (1), cette évolution tient surtout au fait que l’idéal sociétal à atteindre serait aujourd’hui celui d’une « société ouverte et mobile » respectant les diversités, alors que naguère l’objectif prédominant était la réduction des inégalités entre les classes sociales, voire la disparition de ces classes; un objectif que portaient à la fois l’universalisme républicain et les luttes ouvrières.

 

pourquoi moi

S’appuyant sur 187 interviews de « discriminés » (migrants ou descendants de migrants, femmes, membres de minorités sexuelles et culturelles), les auteurs pratiquent une analyse fine des combinaisons possibles entre discrimination (action d’imposer ou de subir un traitement inégalitaire par rapport à d’autres personnes) et stigmatisation (action symbolique de désignation et de qualification négative des identités). L’intensité de l’une et de l’autre de ces attitudes détermine leur impact sur les personnes concernées, mais la manière dont chacun(e) reçoit les signes dévalorisants qui lui sont adressés joue évidemment aussi. On trouve donc dans cet ouvrage des vécus divers, non uniformes. Ainsi de deux frères français nés dans une famille marocaine : l’un, malgré sa réussite sociale, ne décolère pas contre une société qu’il considère comme méprisante et hostile à son égard, alors que l’autre essaie de positiver son parcours malgré les difficultés rencontrées et refuse de croire que tous les Français sont racistes.

Dans beaucoup de cas, le sentiment d’être « discriminable » pèse. Avec, parfois, une concrétisation brutale. Par exemple, le regard porté sur un salarié de cabinet d’avocat change profondément le jour où ses collègues apprennent qu’il est gay : « Je n’étais plus Patrice qui faisait bien son travail. Je n’étais plus vu que par le prisme de ma sexualité. J’étais devenu le pédé de service. »

 

Des différences selon les secteurs professionnels

François Dubet et ses collègues montrent aussi comment la discrimination peut se moduler, être vécue différemment d’un secteur professionnel à l’autre.
Le monde des arts et des spectacles recouvre un marché du travail « ouvert » où, en principe, seuls le talent et la réputation comptent pour décrocher un rôle. Mais, en fait, les critères de choix ne sont pas parfaitement objectivables et, du coup, « tout fait sens » pour celui ou celle qui n’est pas retenu (couleur de peau, certains attributs physiques, histoire personnelle, relations…).
La situation est toute différente dans le bâtiment, marché relativement« fermé », où existe une division « ethnique » du travail : les manoeuvres sont Maliens ou Capverdiens, les ferrailleurs et les soudeurs Arabes, les chefs de chantier Portugais. Cette situation offre une lisibilité et des opportunités pour les intéressés, mais elle pérennise aussi un enfermement, une hiérarchie « racialisée ».

 

Lutter, esquiver…

L’un des chapitres les plus importants du livre est consacré aux « arts de la lutte et de l’esquive » déployés par des « discriminables ». Certains s’efforcent à l’indifférence ou pratiquent l’humour, « souvent bien plus efficace que des positions trop graves susceptibles d’être retenues contre eux». D’autres ont choisi l’explication, comme Farida, une anthropologue qui, s’élevant contre les préjugés racistes, « dégage toute une énergie pour modifier l’opinion de l’autre » en lui apportant un « éclairage scientifique. »
Il y a aussi les tactiques de l’esquive ou de la dissimulation visant à ne pas se faire remarquer; cela passe par l’intégration des normes dominantes (pour un jeune homosexuel, avoir, au collège, « le petit crocodile sur tes vêtements et le petit signe Nike sur tes chaussures » afin d’être « comme tout le monde ») ou par l’omission (dans un CV, ne pas indiquer qu’on a un enfant en bas âge). On peut encore s’exiler : souvent les personnes transsexuelles sont contraintes, après transition, de changer d’emploi, de quartier, et même de ville.
Mais ces stratégies ont leurs revers Elles peuvent conforter les stigmatisations. En effet, ces modes d’adaptation ne sont généralement pas lus comme les conséquences d’une discrimination mais bien comme ses causes. Par exemple, le repli, l’exil tendent à prouver que les intéressé(e)s « ne veulent pas jouer le jeu » (or dans l’entreprise passer inaperçu n’est pas la meilleure façon d’obtenir une promotion). Le pas est vite franchi d’en faire les propres responsables de leur malheur.
Quant au fait d’assumer, d’expliquer, il peut conduire à la nécessité d’une justification permanente, qui lasse et alimente éventuellement les préventions des interlocuteurs.

 

Choisir son identité

Le balancement entre deux pôles opposés (je me découvre/je bride ma spécificité) et ses diverses applications se retrouve, au-delà des tactiques, dans les postures générales des personnes concernées, en particulier des jeunes issus de familles immigrées. D’une part j’ai droit à ma différence, à ma singularité ; d’autre part, au nom de l’égalité républicaine, je ne veux pas être distingué. Soif de reconnaissance et soif d’indifférence sont parfois difficiles à concilier. Il apparaît que beaucoup d’interviewés refusent « les assignations identitaires, qui les stigmatisent, et rejettent tout autant les assignations communautaires, qui les enferment ». Tout en considérant que leurs origines, leur culture et leur langue participent à la construction de leur personnalité, « ils veulent choisir leur identité. » Ce qui n’est pas étonnant dans notre société où la liberté individuelle est devenue « le bien suprême. »
Or, les dilemmes auxquels on confronte les membres des minorités peuvent contribuer à renforcer les contradictions qu’ils vivent : présentés sur des listes de partis politiques, ils sont censés représenter l’intérêt général alors qu’ils ont été choisis pour attirer des électorats spécifiques.

(1) « Pourquoi moi? – L’expérience des discriminations, de François Dubet, Olivier Cousin, Eric Macé, Sandrine Rui – Editions du Seuil

 

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