Illustration des insuffisances des règles communautaires prévues pour lutter contre le dumping social, l’affaire du chantier de l’EPR à Flamanville (Normandie, France) a éclaté en 2011 après la découverte d’une fraude massive à la sécurité sociale, de conditions de travail dégradées et de retenues sur salaires scandaleuses. Retour sur les faits et ses suites.
Une centaine d‘ouvriers polonais sont recrutés à Chypre par l’intermédiaire d’une entreprise de travail temporaire irlandaise pour aller travailler pour le compte de l’entreprise Bouygues sur le chantier de l’EPR de Flamanville. Ils découvrent au fil du temps que l’agence chypriote Atlanco a en effet retenu jusqu’à 30 % du salaire de ces ouvriers au titre des impôts et de la sécurité sociale, sans qu’aucune déclaration fiscale n’ait été remplie avant l’intervention en mars 2011 de l’association polonaise des travailleurs migrants et de la CGT. En Suède, où l’agence d’intérim est bien connue du fisc, elle a été condamnée à payer 1,1 million d’euros de redressement, selon les informations recueillies auprès du syndicat national suédois du BTP.
En outre, les intérimaires de Flamanville n’avaient pas la carte communautaire assurant la couverture des frais de santé dans l’espace européen. « Les blessés ont été renvoyés en Pologne où ils n’ont eu droit à aucune couverture médicale, faute de cotisations », dénonçait l’an dernier Monica Karbowska, présidente de l’association polonaise des travailleurs migrants. Ceci les conduit à saisir le conseil des prud’hommes de Cherbourg qui ouvre en mars 2012 un procès contre Bouygues. L’avocat Wladyslaw Lis y plaide le cas de 45 d’entre eux dont les dossiers ont pu être complétés à temps. Objectif : faire reconnaître que la directive européenne sur le détachement ne s’applique pas, que Bouygues était co-employeur de fait, et obtenir des indemnités compensant les conditions de travail imposées aux intérimaires.
Parallèlement à l‘action des salariés, le parquet de Cherbourg a pour sa part ouvert une enquête pour travail dissimulé et plusieurs eurodéputés ayant visité le site ont porté l’affaire devant la Commission européenne. C’est à ce genre de situation qu’essaie de répondre, au moins en partie, le projet de directive dite d’interprétation de la directive détachement.
Si cette affaire fait grand bruit, c’est que les enquêtes menées par les services de contrôle et la justice française montrent combien les règles européennes censées régir le détachement des travailleurs entre pays membres se révèlent fragiles dans leur application. Depuis 20 ans en effet, une directive européenne soumet le détachement des travailleurs entre entreprises des Etats-membres à des règles strictes : déclarations spécifiques auprès des autorités, respect des minima sociaux, notamment en matière de salaire, interdiction d’opérations impliquant un montage entre plus de deux pays, obligation de coopération entre administrations nationales. Or l’histoire de Flamanville, qui vient après beaucoup d’autres, dont les fameuses affaires Viking et Laval dans les pays scandinaves, met en lumière de nombreuses questions :
- l’activité d’entreprises de travail temporaires qui, dans certains États membres dont l’Irlande, a été tellement libéralisée qu’elle n’est plus sujette à une quelconque vigilance digne de ce nom et permet l’émergence d’entreprises dites boîtes aux lettres ;
- l’opération de détachement qui, soumise à des déclarations et des certificats, ne fait l’objet d’aucun contrôle des autorités émettrices, ce qui permet, comme c’est le cas à Flamanville, des fraudes sociales massives et grossières. Deux personnes sont mortes sur le chantier, une troisième sur la route du retour après une journée de travail ;
- le rôle des grands donneurs d’ordres et des maîtres d’ouvrages qui ont recours à des sous-traitants peu scrupuleux et qui se refusent à exercer leurs obligations de vigilance. Au passage, dans le cas de Bouygues, c’est tout sauf une première puisque les pratiques peu regardantes du groupe sur les chantiers du TGV à la fin des années 80 avaient été l’une des causes de l’adoption des règles européennes aujourd’hui en vigueur. Sans parler de son sous-traitant dont les enquêtes révèlent qu’il a déjà été mis cause plus de 20 fois sans que cela ne vienne troubler ceux qui font appel à lui !
Si l’on peut espérer que ce type de scandale fasse réfléchir les pouvoirs publics européens et nationaux qui se sont engagés par ailleurs à exonérer, au niveau communautaire comme au niveau national, les PME de certaines de leurs obligations sociales et à « simplifier », leurs charges administratives, deux problèmes de fond restent aujourd’hui non résolus à l’échelle de l’Union Européenne :
- celui de la responsabilité sociale – la vraie, pas celle qui ne fait que s’afficher sur des chartes et des publicités – des grands donneurs d’ordres et des maîtres d’ouvrage ;
- celui de l’application homogène du droit du travail européen sur tout le territoire européen.
Sur ce point est à saluer, l’initiative prise par la France avec cinq autres pays de former pour la première fois leurs inspecteurs du travail en commun sur la question du détachement puis de travailler à un meilleur renforcement des coopérations entre une dizaine d’Etats-membres d’une part mais aussi entre administrations et partenaires sociaux d’autre part. Mais est-ce bien à la hauteur des enjeux ? Ne faut-il pas désormais envisager un Eurocorps de l’inspection du travail même si Evelyne Gebhardt, députée au Parlement Européen, rappelle qu’il n’y a aujourd’hui aucune majorité politique pour une telle perspective ?
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