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Matthieu est en passe de réussir. Sans conviction mais honorablement, il poursuit un Master Professionnel en contrôle de gestion. De retour de troisième année à Londres où il a surtout fait du sport, il est depuis quelques mois en apprentissage dans une de ces « belles boites » qui offrent encore un bon emploi. Il est déjà rémunéré 1,5 fois le Smic pour un mi temps et poursuivre ses études. Cette belle boîte, soucieuse de combattre son image ringarde parmi les jeunes futurs diplômés, prend en charge ses frais de scolarité élevés ainsi que ceux de 25 de ses camarades de promotion de son Ecole de Commerce.

 

disparition

Matthieu, 22 ans, a de la chance, il aura un emploi parmi les nouveaux clercs !
Il est entré dans le « monde des vrais gens », le monde de l’emploi, Graal de toute sa génération. Il s’est donc acheté un scooter, avec ABS pour rassurer sa maman. Matthieu devrait être content. Faute d’être assez riche pour être rentier sans emploi, il va accéder à une rente de situation. Et pourtant, Matthieu se met déjà à rêver d’Australie ou de Nouvelle Zélande. C’est que, comme la France selon le philosophe moderne en action qu’est Gérard Depardieu, Matthieu est devenu triste. En six mois, de modérément enthousiaste mais franchement volontaire, Matthieu est devenu désengagé. Il est déçu.
Le monde de la très grande entreprise se présente à lui sous les traits de petites équipes, isolées dans des petits open space, sous la coupe névrotique de tous petits chefs, soumis quotidiennement à diverses humiliations. On lui demande, comme à ses collègues, de mettre au carré des tableaux Excel servant des reporting quanto phréniques auxquels lui et ceux qui les leur demandent ne comprennent plus rien. Il n’a jamais les bonnes informations mais c’est toujours en urgence et il ne se souvient pas avoir été, une fois seulement, remercié de ses efforts. Selon la formule qu’il expérimente, « à demande pathologique de chiffres, réponse thérapeutique ». Qu’importe le (non) sens, l’ogre bureaucratique n’est jamais repu. Ne noircissons pas le tableau. Les cadres tous diplômés supérieurs de ce prestigieux service de contrôle de gestion central ont obtenu un écran 22′, mais on leur a repris le 17′! Au contraire des humiliations, il n’y a pas de petites économies…

 

Debout, les Matthieu de la Terre !
Cette grande entreprise soucieuse de lutter contre les risques psychosociaux, rapports d’experts à l’appui, a engagé un grand plan de modernisation du management. Allez savoir pourquoi, on y organise depuis peu la controverse et l’expression directe. Lors d’une de ces étranges réunions, ses collègues ont tenté d’évoquer la qualité de vie au travail, et même, la qualité du travail. Le chef a fait mettre au compte rendu la nécessité de poursuivre l’action sur la réduction des coûts de structure… C’est peut-être cela que les sociologues appellent la socialisation secondaire. Matthieu expérimente l’emploi en même temps que l’invisibilité de son travail. Le travail a disparu. Comme dans la publicité, les tâches qui lui sont demandées en ont la forme, la couleur mais n’en sont pas. Il en a les obligations, les allers retours quotidiens, les horaires, la subordination, l’ambiance morose, mais il n’en a pas les opportunités. Il n’en rencontre pas les dimensions expressives que revendiquent même des salariés plus modestes des caisses de grande distribution (Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme, PUF 2012). Il n’arrive pas à se sentir utile, il ne participe pas à un collectif, il n’est pas autonome et il ne voit rien d’intéressant dans ce qu’il a à faire.

 

Le rêve d’une Athènes sans esclave
Nous l’avons appelé Matthieu comme celui qu’évoque Pierre Yves Gomez, professeur en management et stratégie (EM Lyon) dans Le travail invisible. Enquête sur une disparition, François Bourin Editeur, Février 2013. Ce Matthieu là, au même âge se préparait à occuper une « position sociale » (mais plus romantique, il se voit trader), pour avoir la possibilité, dans le monde rêvé de lendemains qui chantent (15 ou 20 ans plus tard !), de pouvoir enfin… travailler ! Lui aussi voudrait être utile, faire des choses intéressantes, dans une ONG humanitaire par exemple….
Ce que nos Matthieu perçoivent, Pierre Yves Gomez l’analyse avec brio dans son dernier ouvrage, objet de cette recension. Cause et conséquence de la financiarisation, il constate que nous sommes désormais dans un capitalisme de rente de masse. D’un coté, comment ne pas souscrire à la réduction du temps de travail (pour sauver des emplois et libérer les travailleurs), le droit à la maladie et à la retraite, à l’indemnisation du chômage. Assurance vie et épargne à haut rendement permettent de consolider et de compléter les retraites par répartition. L’ouverture des crédits à la consommation facilite l’accès des revenus modeste à la propriété de leur logement (58% en France). Plus rapides, mieux équipés, les marchés boursiers plus libres ne peuvent que devenir plus concurrentiels et plus fluides. De l’autre, un formidable eldorado financier renouvèle à l’échelle mondiale l’épopée des galions espagnols du 16ème siècle. « Années1990. D’un coté, l’épargne de millions de ménages – telles de petites particules aimantées vers les marchés financiers. A l’autre bout de la chaîne, les entreprises récupèrent ces moyens sous formes d’actions souscrites à leur capital. A l’entrée, un courant considérable de financement, à la sortie un nombre limité d’entreprises bénéficiaires » (op. cité page 39). Après l’effondrement des parousies révolutionnaires (le grand soir qui ouvre aux lendemains qui chantent), religieuses (le paradis, mais après la mort) ou réactionnaires (l’âge d’or), une nouvelle parousie économiste et libérale paraît accessible ; le rêve d’une « Athènes sans esclave ».

 

Deux décisions obscures enclenchent la fabrique de géants
En septembre 1974 est votée l’indépendance des fonds de pensions aux Etats Unis pour découpler les retraites futures de la santé présente des entreprises. Un 1er mai 1975 (ironie du calendrier !), pour faire baisser les prix des commissions alors fixes, les opérations sur le New York Stock Exchange sont libéralisées. « La rupture se situe (donc) là : à partir des années 80, ce n’est pas seulement la valeur créée par sa propre entreprise, et donc la valeur de ses actions qui permettent à un salarié américain de constituer sa retraite, mais la valeur créée par le cours des actions d’un ensemble de grandes entreprises cotées… » page 32. Légitimement inquiets du vieillissement des populations, l’Europe (qui opte en outre pour le financement des Etats par les banques), le Japon…, emboitent le pas. Pour tenir la promesse de rente de masse, il faut orienter l’épargne vers la retraite. Pour ne pas être en reste de la manne financière, en France (sous Fabius premier ministre), l’épargne des ménages est incitée à se porter sur l’assurance vie et les SICAV, et les marchés sont libéralisés pour attirer les capitaux mondiaux. Sécuriser les rentes, par une « bonne gestion financière », conduit alors les opérateurs à diriger systématiquement des flux abondants comme jamais vers les valeurs sûres. Loin d’irriguer les petits entrepreneurs, l’argent va à l’argent. Il se concentre sur un tout petit nombre de très grandes entreprises cotées, rapidement condamnées à présenter des rendements toujours plus attractifs ; des taux insoutenables à deux chiffres.
« La métamorphose du capitalisme a été profonde. En France, pays dominé par un capitalisme familial, pour 165 000 entreprises de plus de 10 salariés, environ 800 sont cotées sur la place Paris Euronext, soit 0,4%. Parmi celles-ci, les 100 premières ont capté, entre 1992 et 2000, 98% des levées de fonds (…) les 58 géantes ont réalisées 92% de la totalité des investissements des entreprises cotées et versé 89% des dividendes » page 45. On connaît la suite : mimétisme des marchés, bulles spéculatives, concours de beauté… et in fine pour se démarquer, la condamnation à l’innovation accélérée, au risque de l’obsolescence programmée et de l’auto cannibalisation.

 

Un effet de déréalisation
Ce n’est pas tant la finance, que l’économie de rente de masse qui a favorisé en termes de rapport de force, que la financiarisation elle-même qui est ici en cause. C’est « le mécanisme de production de la valeur économique (qui) a ainsi été inversé : ce n’est plus le travail qui produit un profit pour alimenter le patrimoine des rentiers, c’est la promesse faite aux rentiers qui fait pression sur les profits des entreprises, qui elles-mêmes, ajustent le travail à la réalisation de cette exigence » (page 96). Ce qui justifie que l’on fabrique plutôt 2 millions que 3 millions de doses de vaccins, ce n’est pas le nombre de gens susceptibles d’être contaminés. La production n’est que le support pour obtenir (en bas à droite dans l’Excel) un EBITDA à deux chiffres. Ce qui compte, c’est ce qui fait accoster les galions chargés d’or.
Et voilà que consultants, business schools intègrent et enseignent ces pratiques. Nos Matthieu sont alors appelés à faire ce qu’ils peuvent pour « accorder » la prise en compte du « facteur » travail aux caractéristiques du monde comme il est devenu. Un monde abstrait (l’argent à cette vertu sur la complexité), rapide à la nanoseconde (l’informatique est une merveilleuse invention) et fluide, enfin liquide. Le réel résiste, pas le monde magique des mots, des formules ésotériques (l’EVA ?) et des chiffres. Ils sont éduqués sous couvert de réalisme. « There is no alternative ». C’est Margaret récemment disparue qui le disait. Reste que dans cet eldorado, il est des dégâts collatéraux lourds. « La financiarisation ne s’est (…) pas simplement traduite par la mise en place d’outils de gestion de contrôle financier nouveaux, mais par la mise en place d’outils valables pour toutes les entreprises afin que leur comparaison et donc leur mise en compétition spéculative soit possible. On a assisté ainsi à une normalisation comptable et financière des organisations et donc du travail… » page 114. La victoire idéologique de l’esprit de rente produit la financiarisation absurde, puis l’innovation comme rocher de Sisyphe, au prix de l’abstraction.

 

La disparition du travail
La transformation des organisations en « bureaucratie de verre », toujours inefficientes mais « transparentes, au service de la vérité des coûts et de l’impartialité des chiffres » (page 104) produit la domination de nouveaux clercs (Direction des Affaires Financières et Direction Informatique) et de nouvelles castes dirigeantes. Elle produit également la financiarisation du travail lui-même. Non pas que l’on « repère la contribution du travail au profit, mais qu’on assimile le travail à sa contribution au profit. La nuance est essentielle et elle fonde le pouvoir de la finance abstraite sur la production matérielle » page 107. Elle entraîne finalement la disparition du travail. P.Y. Gomez revient ici sur la conception du travail qui l’emporte dans cette économie. Anna Arendt et le courant doloriste du travail l’ont emporté sur Simone Weil. Les promoteurs de la rente sont légions et de toutes les couleurs : aristocrates et fonctionnaires à la recherche de « charges », révolutionnaires utopistes, post soixante-huitards et syndicalistes, socialistes et libéraux, retraités et chômeurs indemnisés bien sûr… C’est entendu, la rente est l’avenir, le travail est damnation. Mais avec le travail, disparaît le sujet, le projet, le sens. Ils ne restent alors que des opérateurs, des « ressources » fussent-elles humaines, des ETP (équivalents temps pleins), par exemple mis sous pression d’indicateurs objectifs du type « nombre de contrats signés en 100 heures de travail ». Qu’importe les heures, les contrats et la manière de les signer…

 

Comme un scénario de roman noir
Pour une fois la quatrième de couverture est juste. P.Y. Gomez démonte à la manière d’un thriller l’enchainement qui fait disparaître le travail, et avec lui, la centralité des vrais gens, de la vraie vie et de la valeur elle-même. Le scénario dépeint est d’autant plus solide qu’il ne recoure pas aux explications par le complot, les méchants, par ailleurs utiles aux populistes de tous poils ; les financiers, les technocrates de l’Europe, les profiteurs venus d’ailleurs…. Il y en a bien qui sont plus égaux que les autres dans ces affaires, mais ce qui fait l’intrigue relève d’une combinaison de forces qui n’ont rien d’irrationnelles. L’enfer est pavé de bonnes intentions. L’impasse logique est sans appel, mais séduisante. La conclusion mérite d’être soulignée quand on se souvient que l’auteur est professeur de management et de stratégie. Il n’y a que le travail qui produit de la valeur, sous estimant peut-être qu’une part de l’invisibilité du travail vient aussi, à la même période, de sa mutation. Ce travail est devenu intellectuel au profit d’une production ni mesurable, ni dénombrable, une production servicielle et de plus en plus immatérielle. Il reste que, « dans la vraie vie, le travail est vivant. (…), il est une triple expérience : expérience subjective valorisée par la reconnaissance, expérience objective par la performance et expérience collective par la solidarité » page 185.
La sortie de crise n’est pas l’emploi, concept phare de l’économie de rente, mais le travail. La lecture de cet ouvrage s’impose pour le comprendre, et celle de Matthew B. Crawford qu’il cite également, L’éloge du carburateur ; Essai sur le sens et la valeur du travail (La Découverte, 2010) pour le sentir.

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.