par Daniel Crezyd
Les cadres sont les premiers utilisateurs des outils numériques et les mieux équipés. C’est vrai au travail comme à la maison. Ils sont les plus gros acheteurs de PC portables, de smartphones ou de tablettes pour leurs besoins personnels. Ils sont aussi les premiers à en être dotés par leur entreprise comme ce fut le cas avec le Blackberry qui a constitué un signe d’appartenance à la catégorie.
La multiplicité de leurs équipements se retrouve également dans leurs usages. Les cadres se connectent plus fréquemment à internet que les autres, que ce soit par une liaison fixe, en wifi ou grâce au réseau mobile, et utilisent le plus grand nombre de services ou de fonctionnalités (achats en ligne, téléphonie par voix IP, démarches administratives, suivi de l’actualité, écoute de musique en streaming… ). Ce sont eux qui passent le plus de temps devant un écran , 45 heures par semaine, et cette durée continue de s’allonger.
Cette relation fusionnelle interroge. Les cadres sont-ils les gagnants du numérique ?
Certaines enquêtes font ressortir le gain en autonomie voire une liberté nouvelle par rapport au travail puisqu’il est maintenant possible de travailler »quand on veut et où l’on veut » grâce aux nouveaux outils numériques mobiles. Ces avantages existent et sont généralement reconnus, mais ils sont très relatifs. Dans les faits, la mobilité géographique du travail liée au numérique est assez restreinte car les gros utilisateurs de TIC sont d’autant plus sédentaires qu’ils sont outillés. Ils suivent une règle qui semble surprenante mais qui est statistiquement établie : plus un salarié est équipé et moins il s’éloigne de son bureau . A défaut de transformer les cadres en véritables nomades, le PC portable, la connexion à domicile ou le smartphone ont cependant eu un effet important en leur donnant toutes les facilités pour travailler à domicile.
Le travail à domicile est devenu la règle
Plus de 70% des cadres reconnaissent travailler à la maison le soir, en week-end ou en congés. Combien de temps ? Sans doute aux environs de 4 heures par semaine en moyenne .
Ce travail en débordement s’est répandu durant la dernière décennie, au même rythme que les TIC qui l’ont permis, … et qui l’ont pour partie provoqué. Plus de 70% des cadres déclarent être fréquemment interrompus dans leur travail au bureau par un appel téléphonique et surtout par un e-mail , ce qui perturbe l’activité, déconcentre et créée du stress. Un ratio équivalent estime que le temps imparti pour réaliser ses taches quotidiennes est insuffisant et que le travail s’est intensifié ‘’depuis quelques années » , avec la complicité des TIC. Mais le travail à domicile est mieux qu’une réponse à la surcharge. C’est dans la tranquillité du foyer que l’on peut se concentrer et faire, enfin, du ‘’bon travail », celui qui apporte la satisfaction, loin de cette activité tendue, décousue et parfois incohérente qui prévaut au bureau.
Le temps passé devant un écran à la maison n’est pas seulement professionnel, mais il n’est pas pour autant destiné au divertissement ou aux loisirs en ligne. Hors du travail, les cadres utilisent internet pour des fonctions essentiellement utilitaires : démarches administratives, achats en ligne, informations utiles . Il s’agit de tirer parti des services en ligne pour gagner du temps.
La course contre la montre ?
Le bonheur de travailler chez soi semble cependant imposer quelques contreparties comme le démontre l’enquête ‘’Emploi du temps » de l’INSEE qui détaille avec précision l’activité quotidienne des Français et notamment celle des cadres.
A la maison, les cadres regardent moins la télévision que les autres, et notamment que les étudiants qui sont pourtant connus pour être de moins en moins intéressés par le ‘’petit écran ». Comparés aux autres salariés, les mêmes cadres accordent le temps le plus réduit à leurs besoins physiologiques (manger, dormir), mais aussi aux rencontres, à la sociabilité. Leur participation à des activités citoyennes est faible : environ 4 minutes par jour. La durée quotidienne de leurs travaux domestiques est un peu supérieure à celle des agriculteurs, indépendants ou artisans, mais elle reste assez réduite. Ils sont légèrement plus sportifs que les autres actifs (2 minutes de sport de plus chaque jour que les professions intermédiaires), mais la performance est modeste, deux fois moindre que celle des étudiants. Ce sont également les actifs qui passent le moins de temps à ne rien faire (16 minutes contre 28 minutes en moyenne).
Au bilan, il paraît claire que les cadres rognent sur la plupart des activités extraprofessionnelles comparés aux autres salariés. L’écart est grand : les ouvriers disposent par exemple de près d’une heure de temps libre de plus chaque jour, accordent davantage de temps aux rencontres (+9 minutes), à la consultation d’internet (+10 minutes), ou à ne rien faire (+12 minutes).
Les cadres français parmi les champions du temps de travail des salariés européens
Le travail en débordement n’est pas le seul responsable. Ainsi que l’indique la DARES , ‘‘entre 2003 et 2011 les cadres ont connu la croissance de la durée habituelle hebdomadaire du travail la plus sensible (+3,6 %). C’est également pour eux que l’on observe la plus forte croissance de la durée annuelle effective (+5,8 %) : de 1 765 en 2003 à 1 867 heures en 2011 ».
Ainsi calculée, cette durée annuelle est très proche de la durée moyenne des salariés à temps plein des 27 pays de l’UE . Il en est autrement si l’on rajoute les 4 heures par semaine qui correspondent au travail en débordement, à domicile. Le total monte alors à 2055, ce qui est supérieur à toutes les durées moyennes des salariés des principaux pays européens. Si l’on procède au calcul sur la même base pour la durée hebdomadaire, celle-ci s’élève alors à 48 heures en 2011. Pour compléter l’estimation, il faut préciser que le temps de trajet domicile-travail des cadres est le plus élevé, aux environs d’une heure par jour, et qu’il a connu une hausse continuelle depuis près de 10 ans.
Temps de travail caché, en débordement, durée de travail officiel, trajets professionnels, tout a augmenté pour les cadres depuis 10 ans. Les outils numériques n’en sont évidemment pas entièrement responsables, la question du forfait jour se pose clairement, mais ils sont largement complices.
Des tensions grandissantes entre vie professionnelle et vie privée
Selon la CFDT, seulement 36% des cadres estiment suffisants leurs temps de vie en famille et la CFE CGC estime que 59% ressentent des difficultés à concilier vie familiale et vie professionnelle. Les difficultés varient cependant selon deux critères. Les cadres experts sont mieux lotis que les managers, et les femmes sont moins satisfaites que les hommes de leurs temps de vie en famille.
Le ressenti de l’entourage est cohérent avec cette perception. Seulement 29% des cadres pensent que leur rythme de travail est satisfaisant pour leurs proches et 45% déclarent que leur équilibre actuel de travail ne convient pas du tout à leurs proches . Faute de dispositif technique garantissant l’arrêt des serveurs de l’entreprise ou une déconnexion automatique le soir à heure fixe, ce sont le plus souvent les conjoints et les enfants des cadres qui régulent leur temps de travail à la maison.
Pas assez de temps pour la famille, peu de temps pour les rencontres, faible engagement associatif ou citoyen, la contribution des cadres aux liens sociaux ou même au développement de leur propre capital social est étonnamment faiblarde. Elle est aussi en nette rupture par rapport à leur fonction sociale traditionnelle, cohésive et protectrice, qui s’étendait au delà de la sphère professionnelle.
Mais le problème devient également sanitaire car il faut avant tout gérer son stress, calmer ses inquiétudes sur son propre devenir professionnel (environ 60% de la CSP), et traiter ses insomnies . Les cadres sont la catégorie dont le temps de sommeil est le plus réduit et leur niveau de fatigue semble s’être très sérieusement accru ces dernières années .
« Le recours croissant aux TIC, outils d’efficacité, et dans le même temps, lien quasi permanent avec la préoccupation professionnelle, mérite d’être questionnée. Si elles participent par les multiples sollicitations ou appels au débordement cognitif, elles contribuent également à la colonisation de la vie personnelle. Cette dissolution des frontières entre vie au travail et vie hors travail est une caractéristique majeure de l’évolution du travail des cadres. »
L’impact des technologies de la communication sur les cadres – Enquête APEC décembre 2011
Laisser un commentaire