Le jury du Festival de Cannes décernait pour la première fois en 2007 la Palme d’Or à un film roumain, « 4 mois, 3 semaines, 2 jours ». Le film de Cristian Mungiu, primé également aux Golden Globes et à l’European Film Awards, est l’histoire de deux amies étudiantes, Otilia et Gabita, dont l’une cherche à avorter malgré la sanction pénale encourue dans les dernières années du règne de Ceausescu.
Le film de Cristian Mungiu venait après plusieurs autres films remarqués, en particulier l’excellent « 12h08 à l’est de Bucarest » de Corneliu Porumboiu, Caméra d’Or à Cannes en 2006, qui nous fait vivre la préparation d’un débat télévisé consacré au déroulement de la journée du 22 décembre 1989, jour où le couple Ceausescu s’enfuit du Palais Présidentiel à 12h08 exactement. La mémoire des invités est sollicitée pour savoir s’ils se sont engagés dans la révolution avant ou après ce moment précis, les frontières entre héroïsme et imposture se révélant de plus en plus incertaines et mouvantes au fil du débat.
Une nouvelle vague
Le film d’un autre cinéaste roumain, Radu June, « Papa vient dimanche », sur les écrans actuellement en France, n’a certes pas les qualités de ces films. La scène de règlements de compte entre parents divorcés, qui contestent l’interprétation à donner au jugement rendu et qui s’injurient en prenant en otage Sophia, leur fille de 5 ans, occupe quasiment tout le film et sauf à vouloir écrire un lexique roumain d’insultes et d’insanités, elle perd rapidement de son intérêt. Il s’inscrit néanmoins parfaitement dans cette brève histoire du « cinéma roumain ». Même réalisme de situations qui hésitent entre comédie et tragédie. Même volonté de mettre en scène des problèmes qui mêlent grande histoire et histoire personnelle. Même difficulté à vivre dans la Roumanie d’aujourd’hui en affrontant à la fois la bureaucratie omniprésente et ses propres lâchetés. Mêmes décors urbains tristes. Même temps maussade -il pleut ou il neige beaucoup dans les films roumains- en accord avec l’humeur des personnages. Même souci des seconds rôles toujours hauts en couleur. Même humour décalé. Même style également, caméra à l’épaule ou plans fixes, unité de temps (l’action se déroule sur une seule journée dans les trois films cités). Tous les éléments qui permettent de repérer un ton, une écriture, une parenté, de parler d’une école, sont là. L’apparition d’une nouvelle « nouvelle vague roumaine» a été évoquée après la remise de la Palme d’Or.
Des conditions objectives peuvent expliquer l’émergence de ce phénomène et il faudrait explorer les ingrédients de l’écosystème cinématographique roumain. Les studios et lieux de tournages y accueillent des cinéastes du monde entier et permettent aux professionnels roumains de se frotter aux plus grands. Cristian Mungiu a été assistant de Bertrand Tavernier et Radu June de Costa-Gavras par exemple. Un dispositif de financement comparable au CNC français existe. Le film « 4mois, 3 semaines, 2 jours » a été réalisé grâce à un financement 100% roumain.
Mais ces conditions objectives, auxquelles il faudrait y ajouter des éléments négatifs comme l’extrême faiblesse des budgets ou la très faible fréquentation des rares salles de cinéma en Roumanie, ne suffisent pas à expliquer comment naît une écriture originale faite à part égale d’authenticité et d’autodérision, ni comment elle est si parfaitement mise au service de personnages et d’histoires en prise directe avec des sujets « chauds » pour le corps social du pays tout en intéressant et en touchant le public des cinéphiles du monde entier.
Le cinéma est fils de Janus
Sans prétendre l’expliquer ici, il est intéressant de pointer ce paradoxe. Le cinéma est une activité entièrement mondialisée -les grands studios hollywoodiens détiennent 80% des parts de marché du film au niveau mondial- et en même temps très nationale. Depuis longtemps les coureurs du Tour de France ne s’affrontent plus au sein d’équipes nationales alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de regrouper les films sous labannière de leur producteur ou d’une marque quelconque lors de leur présentation dans les différents festivals de notoriété internationale. Il est beaucoup plus pertinent de distinguer les films américains (il faudrait faire la différence entre Hollywood sur la Côte Ouest et le cinéma « indépendant » sur la Côte Est), japonais, coréens, mexicains, argentins, indiens, français et, pour les plus âgés, italiens ou allemands, que de différencier les films produits par Wild Bunch, Studio Canal, 20th Century Fox ou Universal. Walt Disney Company et Pixar ne produisent certes pas les mêmes films, mais ils appartiennent au même groupe. Il est vrai que la pratique très répandue de la co-production brouille un peu les cartes. Le cas du récent blockbuster Snowpiercer est à cet égard intéressant. Il est officiellement « un film de science fiction américano-sud coréen-français », interprété par des acteurs majoritairement américains ou britanniques (pardon,Tilda Swinton est écossaise), adapté d’une bande dessinée française, présenté au festival du Film américain de Deauville, il est néanmoins le plus souvent présenté comme typique du cinéma coréen, la Corée du Sud étant le pays d’origine du réalisateur Joon-ho Bong.
On le sait, le cinéma est fils de Janus. Il est art et industrie, culture et divertissement, illusion et réalité (l’image animée et parlante, le jeu des acteurs sous influence de l’Actors Studio mais aussi les trucages et effets spéciaux, cherchent à rapprocher le plus possible le film de la perception courante). Il produit des prototypes et s’accommode des séries, épisodes, saga et remakes. Il est aussi autant mondial que national, et si je peux émettre un souhait, c’est qu’il conserve cette ambivalence et ces tensions entre deux visages regardant dans des directions opposées. Elles le protègent (le plus souvent) des deux afléaux que sont l’homogénéité et le repli sur soi.
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