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par Vassil Kirov

A la fin des années 80, l’ancien bloc de l’Est commençait sa transition vers une économie de marché. Dès le début de ce processus, ces pays furent poussés à adopter des mesures favorisant le tripartisme et le dialogue social, dans le but d’alléger l’impact de ces restructurations économiques sur la population. Vingt-cinq ans après, le système des relations professionnelles les pays d’Europe centrale et orientale a-t-il convergé vers le (les) modèle (s) sociaux européen(s) ?

 

Au début de la transition de l’ancien bloc de l’Est, le tripartisme et le dialogue social ont été encouragés rapidement sous l’impulsion de l’Organisation internationale du travail (OIT). Il existait à cette période un quasi-consensus sur le besoin de changer de modèle rapidement en vue d’adopter la démocratie et l’économie du marché, et pour ce qui concerne cette seconde composante, en appliquant « une thérapie de choc » selon les termes du ministre polonais des finances, Leszek Balcerowicz. Dans ce contexte, le dialogue social devait apporter un correctif aux réformes en allégeant le coût social des libéralisations et restructurations. La mise en place des institutions et instances de dialogue s’est multipliée au cours des années qui ont suivi puis s’est accentué lors du processus d’adhésion à l’Union européenne. Mais que peut-on constater 25 ans après la chute du mur de Berlin ? Le système des relations professionnelles des pays d’Europe Centrale et Orientale a-t-il convergé vers le (les) modèle (s) sociaux européen(s) ? La réponse, même si on doit nuancer, est négative. Les explications sont selon nous à rechercher dans l’insuffisance du transfert institutionnel capable de soutenir un dialogue social efficace mais aussi dans le rôle ambigu joué par l’européanisation dans le développement des relations professionnelles des PECO.

 

Un tripartisme faible et fragile

Dans le domaine du social (et pas seulement) l’accent a été mis dès le début des années 1990 sur la mise en place des structures. Sous différents noms, des commissions ou comités de coopération tripartite ont vu le jour partout, au niveau national mais aussi aux niveaux sectoriels voire territoriaux. Or, les acteurs qui les ont constitués ont différaient largement des acteurs du tripartisme des anciens pays membres de l’UE. Ainsi, les syndicats étaient souvent les héritiers des anciens syndicats uniques, plus ou moins réformés et émancipés de la tutelle des anciens communistes, accompagnés parfois de nouvelles organisations syndicales nées des mouvements protestataires comme Solidarnosc en Pologne, Cartel Alfa en Roumanie ou encore Podkrepa en Bulgarie. Quant aux employeurs, la plupart étaient, au début des années 1990, managers d’entreprises (encore) publiques. Enfin et plus important, l’Etat était faible. Ce tripartisme a pu comme on l’a vu jouer un rôle, notamment pour préserver la paix sociale dans les moments de crise (comme ce fût le cas en Bulgarie en 1991 ou encore en 1997 quand le pays a fait faillite) mais il est largement dépendant des gouvernements qui peuvent le mobiliser ou l’écarter. De leur côté, malgré de nombreuses formations « techniques » les acteurs sociaux n’ont pas suivi les règles pourtant clairement énoncées tant par l’OIT que par les partenaires sociaux de différents pays dans le cadre de la coopération bilatérale (il y a eu ici une activité importante pendant plusieurs années, financée par des programmes de coopération gouvernementaux ainsi que par les syndicats et patronats ouest européens).

 

La vision utopique selon laquelle les structures étaient suffisantes a été rapidement remplacée par les réalités de terrain et notamment les jeux d’acteurs autour de la (redistribution) des ressources de l’Etat et du secteur étatique (stratégies de « captation »). Au niveau des secteurs et des entreprises, la négociation collective a certes contribué à la mise en place d’un système de conventions collective du travail (CCT) mais c’est leur contenu et leur application qui doivent être examinés. Or, après les privatisations, ces conventions se sont souvent contentées de copier des dispositions du Code du travail et n’ont prévu que très peu d’avancées par rapport à la législation : par exemple, quelques heures de plus pour le travail « syndical » ou une journée de congé pour les salariés qui ont plus de dix ou quinze ans d’ancienneté. Cela concernait donc peu les salariés. Ces conventions ont-elles été vraiment appliquées et quelles ont été les mécanismes susceptibles d’en imposer les effets ? On a pu constater que leur faiblesse s’est accrue avec la baisse de la densité syndicale. L’accroissement de leur nombre comme le développement d’une palette de pratiques informelles ont encore affaibli les résultats de ce dialogue social. Il en va ainsi du recours massif au paiement d’une partie du salaire en cash et sans contrat : dans ce cas à quoi peut servir un accord salarial ?

 

Une européanisation dépourvue de sens

Si le tripartisme des années 1990 a été faible et fragile, qu’en est-il du processus d’européanisation ? Selon nous, il n’a pas pu donner du sens au dialogue social. Le social a fait partie des négociations d’adhésion (cf. chapitre 13 des acquis communautaires) mais comme l’ont démontré beaucoup d’analystes, il n’a jamais représenté une grande priorité pour la Commission européenne. L’esprit de la soft law et du partenariat a petit à petit pris place. Même dans les cas où certains acquis du modèle social européen comme l’information- consultation des salariés ont été intégrés à la législation, leur application reste limitée (comme le montre par exemple un récent examen de l’application de la législation européenne en matière d’information/consultation). Ainsi seulement 10% des établissements bulgares susceptibles d’avoir des organes d’information/consultation s’en sont dotés 5 ans après l’harmonisation de la législation. Dans beaucoup d’entreprises, les organes de représentation en matière de santé/sécurité au travail n’existent que sur le papier. Le partenariat social est devenu un principe dans le travail de l’administration mais sous quelle forme ? Des structures de consultation se sont multipliées sans véritable influence. Souvent les même personnes représentent les partenaires sociaux dans ces différentes instances. Mais les partenaires ont-ils toujours eu la capacité de s’exprimer ? Quelle a été la priorisation des défis à relever ? Comment ces organes ont-ils pu ou su mettre à disposition les documents et faire respecter leurs avis ? Cela a parfois été le cas mais n’est pas devenu un principe. Quant à l’implication des partenaires sociaux dans les fonds européens, elle leur a permis de renforcer leurs expertise et ressources mais risque aussi de les transformer en machines à projets…

 

En conclusion, il faut rappeler que le tripartisme et le dialogue social en Europe centrale et orientale présentent des traits caractéristique différents de ceux de la « vieille » Europe. Souvent faibles et instrumentalisés, ils ont parfois été indispensables pour passer des moments difficiles. Toutefois la logique de transferts institutionnels semble aujourd’hui épuisée. Alors que la société civile est de nouveau dans les rues de plusieurs grandes villes d’Europe de l’Est et que la précarisation s’étend sur tout le continent, il faut repenser et redéfinir le système de relations professionnelles et du dialogue social et ne plus copier de « bonnes recettes » qui ont largement échoué.

 

Vassil Kirov est chercheur senior au Centre Pierre Naville de l’Université d’Evry-Val-d’Essonne (France), et Professeur Associé à l’Institute for the Study of Societies and Knowledge, à l’ Académie Bulgare des Sciences (Bulgarie).

 

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