par těpánka Lehmann
Il y a presque dix ans que l’Union européenne a intégré les premiers pays post-communistes de l’Europe centrale et orientale (ECO) dans sa communauté et a ainsi entamé le processus d’adhésion des parties de l’Europe qui formaient autrefois le Bloc de l’Est. L’intégration européenne de ces pays soulève, depuis le début, toute une série de questions. D’un côté, on suppose que ce processus contribuera à une unification des conditions de vie des citoyens européens, et d’un autre, les nouveaux pays membres craignent d’être tenus en tant que pays périphériques de l’Union sans pouvoir intégrer complètement l’acquis communautaire européen.
L’ouverture des marchés du travail représente un aspect crucial du processus d’intégration. Dans ce contexte, on peut se demander si l’adhésion de ces nouveaux Etats membres contribuera à une égalisation des conditions de travail entre les pays de l’Europe de l’Ouest et de l’ECO, ou si les producteurs profiteront de la force de travail bon marché (bien que qualifiée) provenant des pays post-communistes en la soumettant à un dumping social plus important qu’auparavant. On peut donc s’interroger sur les différences entre les pays européens quant à leurs conditions de travail et à leur développement par rapport au processus de l’intégration.
Les conditions de travail peuvent être étudiées sur base de la relation entre le temps de travail et le revenu qui en résulte. Si les revenus horaires étaient égaux pour tous ceux qui exercent une activité économique, les revenus augmenteraient avec l’accroissement du nombre d’heures de travail. Néanmoins, le niveau de revenus dépend souvent de la complexité des activités prises en considération. Ainsi, un professionnel exerçant un travail hautement qualifié doit travailler moins d’heures qu’un travailleur non qualifié pour obtenir le même revenu. Cependant, la complexité du travail et le nombre d’heures passées au travail ne représentent pas les seuls facteurs qui déterminent le niveau de revenu. Il est évident d’un point de vue européen que les facteurs nationaux ou régionaux jouent un rôle décisif -bien que le marché du travail soit de plus en plus ouvert – dans la détermination du niveau de revenus, si bien qu’un employé de bureau ou un instituteur en Suède ne reçoit pas le même salaire réel qu’un même employé ou instituteur avec la même qualification et travaillant le même nombre d’heures en Hongrie, par exemple. Le revenu réel du premier sera probablement bien plus élevé que celui de ce dernier. Quels pays disposent alors des conditions de travail les moins favorables en ce qui concerne le temps de travail et le revenu et comment cette distinction évolue-t-elle dans le contexte de l’intégration européenne ?
La Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, Eurofound) conduit trois sondages réguliers qui se penchent sur la qualité des conditions de vie – et notamment de la vie professionnelle – dans les pays européens : Recherche européenne sur la qualité de vie (European Quality of Life Survey), Recherche européenne sur les conditions de travail (European Working Conditions Survey, EWCS) et Recherche européenne des entreprises (European Company Survey). Ces données représentent une source unique qui permet de comparer des aspects différents des conditions de travail dans presque tous les pays européens et d’analyser leur développement. C’est pourquoi elles sont extrêmement utiles pour évaluer l’influence de l’intégration européenne sur les conditions de travail et leur hétérogénéité dans le territoire européen.
Les données de l’EWCS 2010, qui rassemble des échantillons représentatifs de personnes ayant un emploi dans 34 pays européens, indiquent non seulement que les niveaux salariaux varient en fonction des régions européennes, mais encore qu’ils sont les plus élevés dans les pays dans lesquels on travaille le moins d’heures. Ainsi, au Danemark, on gagne 2.000-2.250€ par mois de par son emploi principal, tout en travaillant en moyenne 35,7 heures par semaine au total, tandis qu’en Roumanie, le nombre moyen d’heures du travail s’élève à 43,8 heures par semaine pour un salaire moyen de 200€ par mois. Quand on prend en considération les niveaux des prix dans chacun de ces pays et que l’on compare les salaires réels, ceux du Danemark sont presque cinq fois plus élevés qu’en Roumanie, alors que le temps de travail est plus court de huit heures par semaine.
Sur la base du temps de travail et du niveau de salaires nets relevés par le sondage mentionné, les pays européens peuvent être divisés en cinq groupes principaux :
1) Les pays de type nordique (la Norvège, la Suède, le Danemark, l’Irlande et le Luxembourg) : avec un temps de travail relativement réduit (d’environ 36,7 heures / semaine), ces pays se caractérisent par un niveau de salaire net très élevé (€ 2.000-2.250 / mois) par rapport à la moyenne européenne.
2) Les pays d’Europe occidentale sont représentés par des pays tels que le Royaume-Uni, la France, l’Espagne, l’Italie, la Belgique, l’Allemagne, l’Autriche et la Finlande. Le temps de travail est également assez court (36,9 h), mais le niveau des salaires nets est plus bas que dans les pays du type nordique (€ 1.250-1.500). Néanmoins, il reste encore au-dessus de la moyenne européenne.
3) Les pays de type méditerranéen qui englobent le Portugal, la Slovénie, Malte et la Chypre on t un temps de travail et des salaires nets équivalents au niveau européen moyen (40 h / semaine et € 750-1.000 / mois).
4) Le type post-communiste est composé de huit pays : la République tchèque, la Slovaquie, la Pologne, la Hongrie, l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie et la Croatie. On y travaille autant d’heures par semaine qu’en Méditerranée (41 h / semaine), mais les salaires nets sont nettement en dessous de la moyenne européenne (€ 400-500 / mois).
5) Finalement le type balkanique qui comprend la Bulgarie, la Roumanie, la Macédoine, l’Albanie, le Kosovo et le Monténégro. Pas de surprise, ces pays-là détiennent les conditions de travail les moins favorables en matière de temps de travail et de niveau des salaires nets : le nombre d’heures de travail est relativement élevé dans ces pays (43,9 h), tandis que le niveau des salaires nets se situe bien au-dessous de la moyenne européenne (d’environ € 250).
Trois pays ne correspondent à aucun des types présentés ci-dessus : les Pays-Bas, la Grèce et la Turquie qui peuvent constituer des modèles séparés. Le temps de travail aux Pays-Bas est le plus court en Europe grâce à l’usage fréquent du temps partiel (32,3 h par semaine en moyenne) et le niveau des salaires ressemblent à celui des pays du type de l’Europe occidentale. La Turquie en revanche détient le temps de travail le plus long (51 heures par semaine), avec un niveau de salaires correspondant à celui des pays de type post-communiste. La Grèce se rapproche des pays balkaniques avec le temps de travail le plus long (45,6 heures / semaine), mais son niveau des salaires est équivalent à la moyenne européenne.
Au vu de ces caractéristiques, on constate que les sondés en Grèce et en Turquie éprouvent de plus grandes difficultés à harmoniser vie professionnelle et vie privée que ceux des autres pays. 34,5 % des personnes interrogées en Grèce et 31 % en Turquie déclarent que leur temps de travail ne correspond pas à leurs obligations familiales ou extra professionnelles, trois fois plus qu’aux Pays-Bas ou dans les pays de type nordique.
Pour la majorité écrasante des sondés néerlandais ou scandinaves, il est facile de joindre les deux bouts (seuls 14,2 % de personnes interrogées dans les pays nordiques et 16,4 % aux Pays-Bas ont exprimé qu’elles avaient des problèmes d’argent). A l’autre extrême, on trouve les pays balkaniques, dans lesquels 70,6 % de sondés ont des difficultés plus ou moins grandes à boucler leur budget.
Cette distinction entre pays européens met en évidence deux aspects importants des conditions de travail, le temps de travail et le salaire. Cependant, il existe d’autres éléments de différenciation entre ces pays. Considérons par exemple la structure des professions. La proportion de travailleurs aux postes de directeurs, spécialistes ou techniciens est plus élevée dans les pays où le temps de travail est court et le niveau des salaires élevé. Dans les pays avec un temps de travail long et un niveau des salaires bas, les travailleurs ont une probabilité plus grande de trouver un emploi en tant qu’ouvrier, agriculteur ou dans une profession non-qualifiée que dans les autres pays. Cette « division internationale du travail » est l’un des facteurs contribuant aux différences de revenus et autres conditions de travail.
Le temps de travail est étroitement corrélé au statut de l’emploi : la Turquie et les pays de type balkanique ont un nombre élevé de travailleurs qui entretiennent une ferme ou une entreprise familiale ce qui peut – du moins en partie – expliquer les longues heures du travail. Dans ce contexte, on peut généralement constater une représentation importante des travailleurs indépendants dans ces pays et en Grèce (37 % de travailleurs en Turquie, 35 % en Grèce et 23 % dans les Balkans, à comparer avec la moyenne européenne de 17 %), ce qui est une forme d’emploi associée souvent à un long temps de travail.
Un autre facteur important joue également : l’introduction des nouvelles technologies et processus de travail. On constate cette tendance à la modernisation dans 52 % d’établissements des pays nordiques et 46 % des établissements aux Pays-Bas entre 2007 et 2009, tandis que dans les Balkans et en Turquie, cette proportion est respectivement de 26 % et 23 %. Parallèlement, 46 % des entreprises nordiques et 37 % des entreprises néerlandaises ont été soumises à une restructuration ou une réorganisation dans la même période. Dans les pays post-communistes, ce taux s’est limité à 25 % et en Turquie à 21 %.
Les emplois dans les pays nordiques, l’Europe occidentale et les Pays-Bas sont en général associés à l’apprentissage et à des formations pratiques, à une autonomie de travail, de bonnes opportunités d’avancement et de carrière, ainsi qu’une certaine sécurité de l’emploi. Dans les autres pays le travail a plus souvent une influence négative sur la santé et le travail paraît insoutenable pour les travailleurs plus âgés, ce qui peut poser un vrai problème si l’âge du départ à la retraite est reculé. Les pires conditions de travail ont été identifiées dans les pays des Balkans ainsi qu’en Turquie et en Grèce où les travailleurs sont exposés à des facteurs environnementaux qui affectent leur condition physique et mentale. On constate que le sentiment de satisfaction des conditions de travail est inversement proportionnel à la longueur du temps de travail et qu’il est aussi lié à la reconnaissance financière du travail. La satisfaction des travailleurs est la plus élevée aux Pays-Bas et dans les pays nordiques (92 % aux Pays-Bas et 90 % dans les pays nordiques) et la plus basse en Turquie et en Grèce (61 et 63 % respectivement).
Les différences entre les pays aux conditions de travail favorables et ceux aux conditions défavorables sont très importantes en Europe. Il y a une division claire entre pays du nord et de l’ouest d’un côté et pays du sud et de l’est de l’autre. Néanmoins, quand on regarde les statistiques de 2005, on constate que les revenus réels ont augmenté de façon exponentielle dans une majorité écrasante des pays d’Europe de l’est, les taux de croissance les plus élevés sont intervenus dans les pays aux revenus les plus bas (en Bulgarie par exemple, les revenus réels ont presque doublé entre 2005 et 2010) ce qui indiquerait que la tendance à l’égalisation des conditions salariales est bien présente au sein de l’Union Européenne. Cette tendance n’a pas été aussi claire dans le cas des heures du travail, mais on peut dire en général que celles-ci raccourcissent dans la majorité des pays.
En conclusion, il semble que les pays dans lesquels les conditions de travail sont les plus défavorables font aussi les progrès les plus considérables, si bien qu’ils s’approchent petit à petit des pays de l’Europe occidentale et du nord. On peut supposer qu’avec l’accroissement des revenus dans certains pays, les heures de travail diminueront et que leurs travailleurs, une fois atteint un niveau de revenu suffisant pour l’entretien de leur ménage, préfèreront du temps libre à un revenu supplémentaire.
Source de données : European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, European Working Conditions Survey, 2010 et 2005. Colchester, Essex: UK Data Archive (distributeur).
Sur l’auteur : Štěpánka Lehmann est une chercheuse de l’Institut de recherche sur le travail et les affaires sociales (RILSA) de Prague, en République Tchèque.
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