7 minutes de lecture

par Renaud Gaucher

Etes-vous heureux dans votre travail de manière générale ? Qu’est-ce qui vous rend heureux au travail ? Qu’est-ce qui pourrait améliorer votre bonheur au travail ? Quand vous sentez vous plus heureux au travail, vous sentez vous plus performant ? Toujours ? Ce sentiment de performance a t-il des bases objectives ? Et qu’en est-il lorsque vous vous sentez malheureux ? 

 

Ces questions font partie des problématiques qui peuvent se poser en économie du bonheur, une branche de l’économie, empirique, qui fait le lien avec la recherche sur le bonheur.

 

L’économie du bonheur est une branche relativement récente et peu connue de l’économie. L’article séminal date de 1974. Le professeur Richard Easterlin montrait alors que l’accroissement de la richesse aux Etats-Unis depuis 1946 ne s’accompagnait pas d’une augmentation du niveau de bonheur. Ce phénomène est aujourd’hui connu sous le nom de paradoxe d’Easterlin.

 

L’économie du bonheur s’intéresse à bien d’autres thèmes que le bonheur et l’argent. Certains thèmes s’inscrivent dans une approche macroéconomique , comme les relations entre le bonheur et la croissance, l’inflation ou bien encore le taux de chômage. Les thèmes qui nous intéressent s’inscrivent eux dans une approche microéconomique.

L’économie du bonheur étudie en effet plusieurs thèmes qui peuvent intéresser l’entreprise, notamment le bonheur au travail, les chômeurs et la relation entre bonheur au travail et performance économique.

 

Il existe différentes enquêtes sur les attentes en matière d’emploi et notamment sur la satisfaction au travail. L’étude des données de l’ISSP montre ainsi pour l’échantillon français que les deux éléments les plus importants dans le travail sont un emploi intéressant et la sécurité de l’emploi. Viennent ensuite le niveau de salaire, les opportunités de promotion, l’utilité sociale, l’aide que l’on peut apporter aux autres, l’indépendance dans le travail et les horaires flexibles. Dans cette même enquête, les répondants expliquaient en majorité préférer le salariat au fait d’être indépendant, la petite à la grande entreprise, la fonction publique à l’entreprise privée.

 

Ces enquêtes ne sont pas le fait d’économistes du bonheur. Par contre, elles sont utilisées en économie du bonheur afin d’y appliquer les méthodes de l’économie. Les économistes n’accordent pas une totale confiance aux déclarations des répondants. Aux préférences déclarées, ils ont tendance à privilégier les préférences révélées. Dit autrement, ce qui compte est le comportement, pas les paroles. Par exemple, vous trouvez ce nouveau service génial ? Oui, mais l’avez-vous acheté ? Votre entreprise dit s’intéresser au bien-être ou à la qualité de vie au travail ? Oui, mais combien dépense-t-elle pour ça ?

 

Sans forcément tout ramener à l’argent, une approche statistique un peu élaborée permet d’aller au-delà des déclarations. L’économétrie permet ainsi de mettre en relation les résultats de questionnaires et de comprendre les relations entre les variables sans questionner les répondants sur les relations qu’ils font entre ces variables. Par exemple, au lieu de demander aux répondants pour quelles raisons il leur est arrivé de quitter un travail, il est possible d’analyser les données et de pouvoir dire quid du salaire, du nombre d’heures travaillées, des caractéristiques du travail ou de la satisfaction au travail est le meilleur prédicteur de la démission. Dans la très intéressante étude que j’ai sous les yeux, c’est la satisfaction au travail . De la même manière, il est possible d’étudier ce qui rend les personnes heureuses au travail. L’information ainsi recueillie permet de mieux comprendre les comportements et de donner une meilleure information, en particulier aux entreprises afin de les aider dans leur développement organisationnel et dans l’élaboration des tâches.

 

Evoquer les chômeurs quand on parle d’entreprise peut sembler antinomique, puisque le propre d’un chômeur est de ne plus faire partie d’une entreprise. Cependant, la relation entre les chômeurs et le bonheur peut être éclairante pour un responsable RH. Les chômeurs sont en moyenne nettement moins heureux que les personnes qui ont un travail. L’indemnisation du chômage, même totale, ne permet pas de neutraliser cet état de fait. Les effets du chômage sur la santé mentale peuvent être plus désastreux que ceux d’un divorce. La perte de bonheur que subissent les chômeurs peut d’ailleurs durer même après qu’ils aient retrouvé un emploi. Ces éléments et d’autres encore pourraient être utiles aux entreprises lorsqu’elles souhaitent licencier tout en réduisant les souffrances engendrées par le licenciement et le chômage.

 

L’économie du bonheur peut aider de nombreuses entreprises à optimiser la relation entre leur performance et le bonheur au travail de leurs employés. J’ai ainsi mené récemment une petite étude dans une entreprise française. L’objectif était de comprendre à l’aide d’outils issus de la psychométrie et de l’économétrie la relation entre bonheur au travail et performance économique afin de donner aux décideurs des informations pertinentes sur les moyens d’améliorer conjointement les deux. Les résultats ont permis de mettre en lumière des moyens adaptés à l’entreprise afin d’atteindre l’objectif recherché.

 

Contrairement à ce qui est souvent affirmé, le bonheur au travail ne favorise pas systématiquement la performance. Il est possible de donner des contre-exemples. Ainsi, dans ma petite étude, les émotions positives et la performance financière évoluaient de manière plutôt opposée, ce qui était contre-intuitif et allait à l’encontre de l’idée que le bonheur au travail favorise la performance. Dans le même temps, les émotions négatives et la performance financière évoluait aussi de manière plutôt opposée, ce qui était là attendu. Au final, j’avais un schéma où les émotions, qu’elles soient positives ou négatives, évoluaient dans le même sens, à l’opposé de la performance.

 

De manière plus générale, il existe de nombreuses études qui ne mettent pas en avant de lien entre les deux . Si le bonheur au travail ne favorise pas systématiquement la performance, par contre il est possible de rendre une politique RH scientifique en matière de bonheur au travail et de performance économique, de piloter statistiquement ces deux dimensions afin d’optimiser la relation au profit de la performance économique.
Même si l’économie du bonheur peut aider de nombreuses entreprises à allier bonheur au travail et performance économique, cette approche n’est pas une nouvelle main invisible pour reprendre la célèbre métaphore d’Adam Smith. D’abord, les techniques économétriques ne peuvent pas être adaptées à toutes les entreprises. Ensuite, le bonheur a quelques défauts et, lorsqu’il s’agit de bonheur au travail, comme nous l’avons vu, n’est pas systématiquement un avantage compétitif. Ensuite encore, nous sommes généralement plus heureux en dehors de notre travail qu’au travail, ce qui signifie qu’il arrive un moment où il est préférable de travailler moins que de gagner plus. Enfin, si l’optimisation de la relation entre performance de l’entreprise et bonheur des employés est un avantage compétitif, il n’en sera plus de même si toutes les entreprises optimisent cette relation. Par contre, le résultat global sera d’avoir construit une société plus heureuse.

 

Références:

Richard Easterlin (1974), Does Economic Growth Improve the Human Lot ? Some Empirical Evidence, In Paul David and Melvin Reder, eds., Nations and Households in Economic Growth: Essays in Honor of Moses Abramovitz

 

Andrew Clark (2001), What really matters in a job? Hedonic measurement using quit data, Labour Economics, 8, 2, 223-242

 

Timothy Judge et al. (2001), The job satisfaction-job performance relationship: A qualitative and quantitative review, Psychological Bulletin, 127, 3, 376-407

 

International Social Survey Programme, dont l’enquête annuelle de 2005 portait sur le sens du travail

 

A propos de l’auteur: Renaud Gaucher est chercheur à l’IFAS

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts