par Dominique Méda & Patricia Vendramin
Le bonheur au travail ? Les Européens n’en parlent pas explicitement dans les enquêtes dont ils font l’objet. Question taboue ou simplement inappropriée ? Voici ce qu’en disent dans un entretien exclusif pour Metis, Dominique Méda, professeur en sociologie à l’Université Paris-Dauphine, et Patricia Vendramin, sociologue et codirectrice du Centre de recherche Travail & Technologies de la Fondation Travail-Université à Namur.
Cette idée de bonheur au travail vous inspire-t-elle ? Sinon, de quoi vaudrait-il mieux parler ?
C’est cette idée qui avait inspiré l’enquête de Christian Baudelot et Michel Gollac en 1997 : nos collègues voulaient savoir ce que représentait le travail dans la vie des gens, si c’était ou non une condition du bonheur. Ils avaient montré, sur une enquête française, que, à la question de savoir ce qui, pour eux, était le plus important pour être heureux, le travail arrivait en troisième position en général mais en première position pour les chômeurs et les titulaires d’un emploi précaire. De notre côté, nous avons exploité des enquêtes européennes et réalisé des entretiens dans six pays et l’idée de bonheur au travail n’est pas ce qui ressort immédiatement. Un certain nombre de personnes, certes, se réalisent et même « s’éclatent » au travail. En tous cas, elles attendent clairement cela du travail. Mais cette notion de bonheur est un peu gênante ou inadaptée : un grand nombre de personnes parlent plutôt aujourd’hui de souffrance au travail. Une souffrance qui vient particulièrement du fossé entre ampleur des attentes et absence de réalisation de celles-ci. En effet, dans nos entretiens comme dans la dernière vague de l’enquête de la Fondation de Dublin sur les conditions de travail, les conditions de travail françaises apparaissent assez médiocres : 27% des Français sont stressés contre 10% aux Pays Bas ou 12% au Danemark ; 59% déclarent travailler à des rythmes très élevés et 62% dans des délais très serrés pendant au moins un quart du temps. Mais il faut cependant éviter les confusions sémantiques : la satisfaction, le bien-être, l’épanouissement ou le bonheur ne sont pas synonymes. Le rôle de l’entreprise est de veiller au bien-être des salariés, et donc d’éviter les situations qui génèrent de la souffrance, du stress ou des risques physiques mais évoquer l’idée de bonheur est sans doute inapproprié.
Dans vos travaux récents, vous mettez en avant les valeurs des Européens en matière de travail. Quelles sont celles qui vous paraissent les plus marquantes ?
Le travail reste au cœur des sociétés et des identités, même s’il a perdu son caractère hégémonique. Il est investi d’attentes importantes dans de nombreux registres. La menace permanente du chômage renforce le souci de sécurité économique et donc la recherche d’emplois sécurisants et assurant un revenu décent. Le travail est aussi valorisé pour les relations humaines qu’il permet et le lien social qu’il conforte. Enfin, il est investi d’attentes fortes en termes d’épanouissement. L’accroissement des niveaux d’éducation, en particulier parmi les jeunes, et l’arrivée massive et durable des femmes sur le marché du travail soutiennent la croissance des besoins expressifs liés au travail. Nous montrons que la plupart des ressortissants européens attachent une très grande importance au travail, avec néanmoins de grandes différences. Par exemple, en 2008 comme en 1999, le Royaume-Uni et les Pays Bas comptent un peu plus de 40% de personnes qui déclarent le travail très important alors que c’est le cas de presque 70% des Français. Comme l’ensemble des Européens mais plus encore que les autres pays, les Français plébiscitent les dimensions expressives et relationnelles du travail. Ils attendent du travail une possible expression de leur singularité, une possibilité de s’exprimer, de dire qui ils sont, mais aussi une bonne ambiance. Ces deux dimensions – expressives et relationnelles – sont fondamentales ; elles ne sont pas contradictoires avec les dimensions plus classiques (instrumentales) du travail, mais elles viennent s’ajouter.
En quoi les Français se différencient-ils des autres Européens ?
Dans les différentes enquêtes, les Français sont ceux qui accordent le plus d’importance au travail mais ils sont également les premiers à souhaiter que la place du travail soit moins importante dans leur vie. Cette singularité française n’est pas atypique. Il s’agit d’une tendance qui s’exprime peut-être plus fortement en France mais qui concerne également les autres pays. Deux types d’explications peuvent être avancés. D’une part, une évolution vers une conception plus polycentrique de l’existence dans laquelle le travail reste très important mais en même temps que d’autres choses, en premier lieu la famille. On observe de plus en plus un souhait de préserver les autres sphères de réalisation de soi et d’identité d’un envahissement excessif par le travail. D’autre part, comme nous le disions plus haut, il y a un décalage entre des attentes fortes et diversifiées à l’égard du travail et une évolution des conditions objectives de travail et d’emploi qui rencontrent de moins en moins ces attentes.
La crise n’a- t-elle pas donné un coup de frein, pour ne pas dire plus, à la notion de qualité de l’emploi ?
La crise a en effet stoppé net l’intérêt qui recommençait à s’exprimer pour les conditions de travail et la qualité du travail. En France, par exemple, les organisations syndicales et le gouvernement s’intéressaient de nouveau à la question de la qualité de vie au travail et aux risques psychosociaux. La crise a en effet tout remis par terre….
L’Union Européenne a été pendant un certain temps un vecteur d’amélioration du travail ; est-elle devenue aujourd’hui un obstacle voire un ennemi en la matière ?
Le tournant date, en Europe, de l’année 2002-2003, lorsque le rapport Kok a sifflé en quelque sorte la fin de la récréation et que l’objectif de qualité de l’emploi affirmé au plus haut niveau en 2001 et 2002 a été de fait abandonné. L’Europe actuelle n’a pas mis la qualité de l’emploi au centre de ses préoccupations. Ce sont les considérations économiques et financières qui priment sur tout le reste aujourd’hui. Le problème est que du fait de l’actuelle compétition qui prévaut aujourd’hui en Europe, la bataille de la baisse des coûts du travail et de la dérèglementation peut être sans fin. Et c’est l’ensemble des travailleurs européens qui risque d’y perdre …
Dans vos travaux vous misez sur les femmes et les jeunes pour réinventer le travail mais où voyez- vous ces groupes se mobiliser ?
Il y a une différence entre le repérage d’aspirations partagées par des groupes et la mobilisation de ceux-ci. On en voit ni les jeunes, ni les femmes se mobiliser ensemble autour du thème de la qualité de l’emploi aujourd’hui ou autour de la nécessité d’une meilleure insertion du travail dans la vie. Les taux de chômage sont bien trop élevés ! Cependant, la mobilisation n’est pas le seul vecteur du changement ; celui-ci peut venir d’attitudes changeantes à l’égard du travail. La prolifération de publications et d’évènements autour de la « génération Y » témoigne bien compte d’un souci des gestionnaires face à des comportements qui les déroutent : la mobilité non voulue des jeunes diplômés, l’attraction de jeunes qualifiés, l’engagement dans le travail… le changement est aussi une affaire de rapport de force et certains sont en position favorable pour s’engager dans ce rapport. Faute de grandes mobilisations, ou dans l’attente de celles-ci, le changement induit par les pratiques peut aussi être un puissant vecteur de transformation… avec sans doute un calendrier différent et des dispositifs peu égalitaires au départ.
Pour en savoir plus
Dominique Méda et Patricia Vendramin, Réinventer le travail, PUF, 2013.
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