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L’exemple récent de Dominique Bertinotti qui a rendu public le fait qu’elle avait continué d’exercer ses fonctions de ministre française de la famille durant les différents traitements suivis pour un cancer du sein m’a frappée. Elle n’en a rien dit à ces collègues et collaborateurs, à quelques exceptions près dont celle de François Hollande.

Bertinotti

Cela m’a frappée parce que j’ai fait la même chose il y a pas mal de temps déjà. J’étais plus jeune, et je n’ai pas eu de chimiothérapie mais deux traitements violents de radiothérapie qui ont produit leurs effets positifs mais laissé des traces graves. Les médecins étaient plus pragmatiques à l’époque et les traitements moins précis.

 

Cela m’a donné envie de réfléchir un peu sur le sujet. En fait il y a deux sujets entremêlés : 1) ne pas s’arrêter de travailler pendant les traitements qui s’étendent sur plusieurs mois; 2) ne rien dire à son environnement de travail. Il faut réfléchir sur les deux.

 

L’annonce d’un cancer du sein est une aventure très particulière. Dominique Bertinotti le raconte bien dans Le Monde. Vous ne sentez rien, vous n’avez mal nulle part. Aucun signe d’aucune sorte, mais la science vous dit : « Il y a quelque part dans votre corps des cellules qui déconnent. Dans le sein, où elles se sont regroupées en une petite boule serrée, mais peut-être ailleurs, dispersées ». Des cellules qui contiennent la mort.

 

Diagnostic. Pronostic (là, la faculté ne s’avance pas trop). Protocole de soins. « Je vous arrête pour quatre semaines. Après on verra. » Etre « arrêtée » ? Il faudrait penser davantage au sens des mots, un « arrêt de travail » (comme un « arrêt de justice ») qui vous tombe dessus. Me concernant, je venais tout juste d’accepter un poste au ministère de l’Industrie et me voyait mal « arrêtée » dans mon élan. « Une ambulance viendra vous chercher pour les séances, vous y avez droit »…Je répondis « non » à tout (je crois que l’idée d’ambulance me fit sourire, moi qui étais si attachée à ma voiture, et encore sans parler des comptes de la Sécu…). En somme en un instant vous passez du statut de bien-portant qui travaille et a une vie sociale au statut de malade prié de se conformer à la représentation que la société, la technocratie de l’hôpital, et plus encore le monde du travail, s’en fait.

 

Le monde du travail est binaire : on y est ou on n’y est pas. Ayant voulu continuer à travailler, « ne pas m’arrêter », j’ai dû me taire. Au ministère, je n’étais pas malade. En fait les deux sujets « continuer à travailler » et « ne rien dire » sont liés. Le monde du travail exige, et de plus en plus, la forme, la performance, la « pêche », et ne va pas avec l’idée même de maladie. Même exigence, redoublée, par l’exposition publique et médiatique, pour le monde du « travail politique ». Le monde du travail est intolérant à l’idée de maladie, ou de faiblesse, ce qui est la même chose. On l’a expérimenté souvent à propos du sida, ou de la séropositivité. On pourrait aussi penser au handicap. C’est infiniment dommage, car travailler – lorsque c’est possible bien sûr -, aide à lutter contre la maladie et à vivre avec. Or dans les ALD (Affections Longue Durée = remboursement à 100%), il s’agit bien de vivre avec. Cela dure.

 

Il existe bien une formule très utile et tout à fait adaptée à ces traitements de longue durée dans lesquels il y a des moments particulièrement difficiles. Mais elle est peu utilisée et très peu étudiée, y compris dans ses effets thérapeutiques, alors que toutes les études montrent l’influence des facteurs psychologiques sur les processus de guérison. C’est le « mi-temps thérapeutique ». Mais justement cette formule implique de dire les choses, à son employeur qui doit l’accepter et à son environnement. Et surtout d’accepter que la maladie ou le handicap ait sa place dans le monde du travail, que la contribution attendue soit dimensionnée par rapport au problème rencontré et à surmonter. Dans le droit du travail, c’est possible, mais Bertinotti a raison de le souligner, ce sont les représentations qui font obstacle : « Pour que les employeurs comprennent que la mise en congé longue maladie n’est pas forcément la meilleure des solutions » (Le Monde, 23 nov. 2013). Des femmes soignées pour un cancer du sein souvent depuis de longues années ont protesté en y voyant une remise en cause un brin « élitiste » d’un droit par une femme ministre donc disposant de certaines facilités. Ce n’est pas le sujet : ce droit « au congé maladie » doit exister mais comme tout droit, on doit le faire valoir intelligemment et de manière adaptée aux cas individuels. Et comme tout droit ou dispositif social, il ordonne le réel selon une forme particulière, une représentation qui est rarement sans effets pervers. Je perçois une aide sociale : je deviens un « public », « un Rmiste », un « Emploi d’avenir ». Et il me faudra aussi ressortir un jour de cette définition.

 

Evidemment le métier politique a ses règles du jeu teintées de virilité et tout signe de faiblesse est immédiatement sur-interprété, parce que vu de tous. « Un (ou une) ministre en mi-temps thérapeutique? » ? Vous voulez rire ! « Une ministre à mi-temps ? » : et pourtant que font-ils tous ces élus qui font trois jobs en même et s’opposent à la suppression du cumul des mandats ? La plupart du temps, ils sont à tiers temps sur leur métier de ministre !

 

A ce point de la réflexion, on peut alors renverser la proposition : oui, j’en ai fait l’expérience, travailler quand on est malade aide à guérir. Peut-être même que ne rien dire de sa maladie au-delà de ses très proches aide à guérir (certes je suis malade, j’ai une maladie, mais je ne suis pas la maladie, je ne suis pas identifiée à elle, « Instinctivement je ne voulais pas mettre le cancer au centre » dit la ministre). Mais la maladie aide à supporter le monde politique. Avoir cette drôle de chose en vous, ce bout de mort m’a beaucoup aidée à travailler dans un univers politique où la superficialité et la suffisance font souvent loi. Je me suis sentie vraiment forte. D’une force particulière : celle des temps de guerre. Nul doute que l’on peut penser ici à Mitterrand dont Dominique Bertinotti a été si proche. Ou à Kennedy. Et qu’importent les réquisitoires des journalistes qui réclament la transparence sur la santé des politiques comme un laisser-passer de voyeurisme permanent !

 

Mon histoire, pas plus qu’aucune autre, n’a pas vocation à être généralisée. Ce n’est pas même un exemple, juste un témoignage pour réfléchir sur quelques uns des travers de nos conceptions du travail. Ou un plaidoyer pour une conception plus tolérante : il s’agit toujours de bien faire son métier et son travail mais les modalités peuvent en être discutées et adaptées. « Une maladie, mille histoires » ont écrit des femmes dans Libération. Il n’y a pas qu’un chemin pour combattre une maladie. Et il n’y a pas qu’une manière de travailler.

 

Photo: Creative Commons/Flickr/PartiSocialiste

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.