par Joël Ambroisine
Au lieu de s’attarder sur les échecs du RSA, cet article décrit dans quelles circonstances certains emplois sont faiblement rémunérés et quels sont les mécanismes qui découlent de certaines relations salariales. Pour cela, cet article prend exemple sur le cas des stratégies salariales au cœur du système des Communautés du mouvement Emmaüs.
Les travailleurs pauvres
Malgré un objectif ambitieux de réduire de 20 millions d’ici 2020 le nombre de personnes confrontées à l’exclusion, la pauvreté augmente dans l’Union européenne de façon continue : de 113 millions en 2009 à 119 millions en 2011. Au-delà de cette problématique, c’est le phénomène des travailleurs pauvres qui suscite autant d’inquiétude que d’intérêt. La compréhension du phénomène de « travailleur pauvre » ou « working poor » est essentielle pour comprendre les évolutions des conditions de travail et des politiques sociales.
Un travailleur pauvre désigne une personne qui possède un emploi la majorité de l’année, mais qui demeure dans la pauvreté, du fait de la faiblesse de ses revenus (revenus d’activité plus prestations sociales). Dans de nombreux cas, les travailleurs pauvres occupent des postes non-qualifiés ou peu qualifiés, ils ont des emplois partiels et n’ont pas les avantages d’un contrat stable, ouvrant droit à l’assurance chômage.
Ce phénomène ouvre donc le débat sur le niveau de rémunération de certains emplois et sur les politiques d’assistance. Or, ce n’est pas si simple, quand on sait l’échec de certaines politiques nationales pour permettre de sortir de la pauvreté.. En France, le RSA en est un bon exemple. Les travailleurs pauvres ont-ils trouvé ailleurs d’autres compléments de revenus ? Les travailleurs pauvres se sont-ils adaptés à de faibles niveaux de rémunération ?
Au lieu de s’attarder sur les échecs du RSA, cet article décrit dans quelles circonstances certains emplois sont faiblement rémunérés et quels sont les mécanismes qui découlent de certaines relations salariales. Pour cela, cet article prend exemple sur le cas des stratégies salariales au cœur du système des Communautés du mouvement Emmaüs.
Depuis leur création en 1949 par l’Abbé Pierre, les Communautés ont pour but l’accueil et la participation par le travail des populations en risque d’exclusion. Ainsi, des « bénéficiaires-travailleurs », les Compagnons d’Emmaüs, assurent par une activité de valorisation des déchets et objets de seconde-main, les ressources nécessaires à la structure qui les accueille. Hormis les Compagnons, l’effectif comprend des salariés et des bénévoles. Cette répartition appelée le trépied conduit à des relations salariales particulières.
La motivation des salariés d’Emmaüs justifie le niveau de leur rémunération
Tout d’abord, il faut savoir que les salariés des associations jugent leurs salaires et leurs avantages non pécuniaires (assurance santé, congé maternité rémunéré) moins élevés que dans les secteurs privés et public, mais ils ne considèrent pas leur rémunération comme étant particulièrement inéquitable. A Emmaüs, le salarié s’engage avant tout parce qu’il partage les valeurs. Or, dans le cas des Communautés Emmaüs, les salariés ne sont pas les seuls travailleurs associatifs à percevoir une rémunération. Au sein des Communautés, les Compagnons touchent ce que l’association appelle un pécule mensuel d’un montant qui s’élève aux environs de 200€ mensuel. Les compagnons ont un statut particulier de travailleurs solidaires.
Les organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires sont autorisés à faire participer les personnes accueillies à des activités d’économie, afin de favoriser leur insertion sociale et professionnelle ; et ce, en contrepartie d’une somme d’avantages solidaires.
Avec un tel niveau de rémunération, non seulement Emmaüs réinvente le salaire minimum, mais cela représente un réel avantage compétitif. En effet, Emmaüs France est divisé en trois branches : action sociale et logement, économie solidaire et insertion, communautaire. Au sein de la dernière branche, il existe 116 communautés qui emploient 4 257 compagnons contre 1 127 salariés et 3 840 bénévoles. Sur un effectif total de 17 525 travailleurs (toute branche confondue et compagnons, salariés, bénévoles confondus), les compagnons représentent 24% des effectifs totaux. Avec 121 millions d’€, la branche communautaire est la plus rentable. C’est aussi celle qui rémunère la majorité de ses travailleurs, les compagnons, avec un salaire en dessous du salaire minimum : le pécule. Les travailleurs solidaires perçoivent un salaire dérisoire en échange d’avantages solidaires. Dans ce cas, un salarié ordinaire peut difficilement se plaindre de sa rémunération quand la principale force de travail, les compagnons, touchent une compensation aussi faible. Or, lors d’entretiens avec des employés salariés, ces derniers expliquaient qu’à la fin du mois, après avoir payé loyer, charges fixes, alimentation, impôts, etc. il ne disposait pas de 212€ « d’argent de poche » sur leur compte, alors que les compagnons sont « nourris, logés, blanchis ».
Une enquête de terrain en France, en Espagne et en Angleterre permet une analyse comparée du niveau de rémunération dans quelques Communautés Emmaüs. Ainsi, cette enquête décrit comment le niveau de rémunération est lié à des phénomènes d’organisation, à des mécanismes idéologiques, etc.
L’enquête a mis en avant quelques différences : les salaires mensuels des coordinateurs et coordinateurs adjoints en Espagne vont de 1163€ à 932 € alors qu’en France les salaires des coordinateurs de la communauté visitée oscillent entre 2393,90€ +13e mois pour le directeur, 2.218,57 €+13e mois pour le directeur adjoint, 2295€ brut + 13ème mois pour le responsable de la structure d’insertion. Le salaire des responsables d’équipe en Espagne est de 848 € ; les salaires des responsables de la communauté française oscillent entre 1321€, pour le responsable de la Friperie, 1348€ -pour le responsable de l’épicerie. Enfin, la rémunération des contrats d’insertion est d’environ 802 €.
La comparaison est difficile pour plusieurs raisons : les salaires minimum sont différents en France et en Espagne. Les fonctions ne sont pas les mêmes d’une communauté à l’autre. Cependant, la différence dans le traitement des salaires résulte de la répartition des statuts. En Espagne, tous les travailleurs sont salariés alors qu’en France, il y a une majorité de Compagnons. En Espagne, la politique de rémunération tend particulièrement vers l’équilibrage entre les postes, les fonctions, les salaires. Il n’existe pas le même rapport hiérarchique entre des travailleurs-encadrants et des travailleurs-bénéficiaires, comme c’est le cas dans la communauté française. C’est l’abolition du statut du compagnon et de la relation aidant-aidé qui permet une harmonisation salariale.
Les Communautés d’Emmaüs ont réinventé le revenu minimum
Au-delà du niveau de rémunération des salariés, la question se corse dans le cas des autres travailleurs rémunérés : les Compagnons. Ceux-ci ont un profil différent : un compagnon est d’abord une personne en risque d’exclusion qui n’a pas fait le choix de travailler dans une communauté Emmaüs : pour faire simple, son choix est limité entre travailler et vivre dans une communauté ou vivre dans la rue. Le Compagnon est à la fois le bénéficiaire et la principale de force de travail des Communautés. Sa position devrait légitimement lui permettre de disposer des moyens et des ressources, nécessaires à son bien-être. Or, l’enquête de terrain a prouvé que ces derniers souffrent parfois d’un manque de reconnaissance et d’un faible niveau de rémunération. On a inculqué aux compagnons le principe que le travail leur rendrait la dignité. Mais, hormis la dignité et les avantages solidaires liées à la vie communautaire que gagnent-ils à travailler au sein des Communautés.
En France, un compagnon touche une indemnité appelée « pécule » de 49€ hebdomadaire (soit 212,33€ /mois). Les règles de travail sont proches du code du travail : 36h hebdomadaire, 2 ½ jours de repos par semaine. Au pécule s’ajoute 6€ d’allocation d’hygiène (dans la communauté visitée). Les compagnons touchent une prime sur les résultats des ventes exceptionnelles. Ce faible revenu est compensé par l’allocation vacance. Celle-ci est de 40€ par jour de vacances (soit 15jours de vacances au bout de 6mois, 2jours ½ par mois). Pour chacun des compagnons (y compris les sans-papiers), la communauté du Plessis Trévise verse les cotisations sociales sur la base forfaitaire de 40% du taux horaires du SMIC (soit au 1er juillet 2004, 7,61*40%=3,04€/h. Le nombre d’heure a été réparti sur une base de 169heures par mois.
En Angleterre (comme en France), les communautés fournissent aux compagnons la nourriture, les vêtements de base, articles de toilette, frais médicaux et l’hébergement en échange d’un engagement à travailler 40 heures par semaine au mieux de la capacité d’un Compagnon. Un aspect essentiel des relations salariales à Emmaüs au Royaume-Uni est que les Compagnons renoncent à toutes leurs prestations sociales (allocation chômage, revenu minimum, allocation de subsistance pour handicapés), tant qu’ils intègrent la communauté. Toutefois, il est reconnu que les Compagnons ont besoin d’un revenu de subsistance.
L’allocation hebdomadaire versée par l’équipe de direction n’est pas un «salaire», et les Compagnons ne sont pas des employés. Le pécule britannique est actuellement de £48, dont 8£ sont épargnés, sur un compte afin d’assurer la sortie du Compagnon. Pour partir en congé de 2jours, les Compagnons peuvent bénéficier d’un prêt allant jusqu’à 60£ en plus de leur allocation. Ce prêt est remboursé à 5£ par semaine, déduits de l’allocation. En outre, les Compagnons peuvent prétendre à une allocation de déplacement d’un maximum de 65£ sous forme d’un billet de voyage pré-réservé. Pour une semaine de vacances, ils perçoivent en supplément de l’allocation normale, une indemnité de vacances de 135£ à condition qu’ils soient hors de la communauté pour 5 nuits ou plus. Les Compagnons ont également droit à une indemnité de déplacement de 65£ sur les mêmes conditions que les longs week-ends.
En Espagne, une communauté Emmaüs a choisi d’appliquer une rémunération liée à un itinéraire d’insertion. En l’occurrence, le groupe des bénéficiaires est divisé entre contrats d’insertion touchant un revenu minimum et les allocataires. Cette répartition des statuts et des revenus est un moyen incitatif, pour beaucoup de Compagnons. Cela favorise le processus d’insertion conduisant jusqu’à l’obtention du revenu minimum d’insertion.
En fonction du niveau des compétences acquises en travaillant dans la communauté, de leur engagement dans le processus d’insertion, il existe 5 groupes A, B, C, D, E qui touchent respectivement un revenu mensuel de 512,46 euros, 497,86 euros, 438 euros, 395,66 euros, et enfin 763,20 euros. Les derniers sont en contrat ordinaire d’insertion.
Un salaire minimum, oui ! mais s’il s’accompagne d’une politique d’emploi active
La politique salariale au sein des Communautés consiste dans la mise en place d’un salaire minimum et d’avantages solidaires. Il est clair que le faible niveau de rémunération d’une main d’œuvre aussi nombreuse constitue un avantage compétitif indéniable. Or, il ne s’agit pas non plus d’exploitation, car l’expérience d’Emmaüs démontre qu’un salaire minimum aussi réduit est efficace s’il s’accompagne non seulement d’autres formes d’allocations ou prestations solidaires, mais d’un vrai dispositif conduisant à sortir de la pauvreté. La comparaison internationale met en évidence ces pratiques salariales différentes en partie liée à une politique d’inclusion sociale; mais aussi liée à des valeurs basé sur une relation d’assistance aidant-aidé. Tant que les compagnons sont perçus comme des bénéficiaires, la relation salariale est plutôt passive et ressemble à une forme de revenu de subsistance, alors que si ce pécule s’inscrit au cœur d’un dispositif d’insertion, alors la politique d’emploi et la relation salariale sont actives, et le salaire minimum justifié.
Article très complet sur le fonctionnement et la rémunérations du personnel et des compagnons Emmaus. Mon mari vient de se porter chauffeur bénévole. Il constate que si les compagnons étaient intéressés aux bénéfices de la vente des objets récupérés, ils seraient plus motivés. Il trouve également que le personnel qui vient évaluer les chargements ne font pas de concession aux clients qui n’ont qu’un but : aider Emmaus. Les devis sont très élevés pour débarrasser les meubles. Alors que certains ont une grande valeur pécunière qui rattraperaient largement les frais de déménagement.
Mais après avoir lu l’article, je comprends mieux la politique de solidarité entre les travailleurs, qui impose une posture neutre aux rapports financiers