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Steffen Lehndorff : le triomphe des idées fausses

publié le 2014-03-03

Lors d’un débat sur le modèle allemand, Metis a interviewé l’économiste Steffen Lehndorff, chercheur à l’institut du travail et des qualifications (IAQ) de l’Université Duisburg-Essen, sur l’Europe dans la crise et le modèle économique allemand.

 

Votre ouvrage « Le triomphe des idées fausses : les modèles de capitalisme européens dans la crise » est un portrait sombre de la situation européenne. Existe t-il une sortie de la crise ?

Il faut arrêter la politique néfaste de l’austérité et de la dérégulation des marchés du travail. Il est impossible de développer quelque chose de nouveau si les pays les plus gravement frappés par la crise n’ont pas de marges de manœuvre. C’est une condition préalable mais qui n’interroge pas les modèles de croissance qui n’ont pas marché avant la crise.

 

On constate des perspectives positives dans deux domaines clés. Premièrement, l’Europe a besoin d’un débat sur de grands projets collectifs d’avenir. Il faut des idées pour un tournant énergétique et écologique fondamental. Un tel projet pourrait être réalisé graduellement en y attribuant de plus en plus de moyens et en créant des nouvelles sources de revenus, notamment par l’introduction d’une taxe européenne sur les transactions financières.

 

Deuxièmement, il faut des débats à l’échelle nationale sur des modèles économiques alternatifs, surtout dans les pays les plus gravement frappés par la crise. Les élites de ces pays ont, avant la crise et en coopération avec la Commission Européenne, dirigés leurs économies vers des voies de croissance erronées. Il faut un débat public sur des alternatives. Cela relève des populations de chaque pays et non de la Commission Européenne ou d’un autre gouvernement.

 

Quel est le rôle de la Commission Européenne dans la diffusion des « idées fausses » ?

La Commission n’est pas un bloc monolithique mais la direction générale des affaires économiques et financières et son chef, Olli Rehn, ont un rôle clé. Ils promeuvent une politique néolibérale très dure qui occasionne de gros dégâts en Europe. Cette politique suit, néanmoins, la logique du traité de Maastricht et de l’Union économique et monétaire. Pourtant, la Commission ne pourrait poursuivre cette politique sans le soutien d’une grande majorité des pays membres. On ne peut pas imaginer Olli Rehn sans Angela Merkel et Wolfgang Schäuble (Ministre des Finances d’Allemagne du Cabinet Merkel). Au même titre, le gouvernement allemand ne pourrait pas imposer sa politique sans le soutien de Bruxelles et des autres pays membres, notamment des Pays-Bas, de la Suède, du Royaume-Uni, et malheureusement aussi de la France.


Identifiez-vous des tendances à l’échelle européenne indiquant que la domination des « idées fausses » est en train de régresser ?

Récemment, il y a eu quelques initiatives de la direction générale de l’emploi mais elles restent timides et ne vont pas modifier fondamentalement l’orientation de la politique. C’est notamment du parlement européen qu’émane une tendance positive, par exemple à propos des négociations avec les Etats-Unis sur un accord de libre-échange. Il est important d’accorder plus de poids politique au parlement pour renforcer ces initiatives.

 

Les Etats membres de l’Union européenne sont soumis aux traités européens. En outre, certains sont contrôlés par le FMI et la Banque mondiale. Quelle est la marge de manœuvre des gouvernements nationaux dans la crise ?

A titre principal, celui qui conclue un contrat peut aussi l’altérer. Bien sûr, le processus pour changer les traités est extrêmement compliqué, mais on s’en sert facilement. Actuellement, le gouvernement peut se défendre en disant : « Ce n’est pas à cause de nous, ce sont les traités européens. » Mais plusieurs gouvernements, allemands et français notamment, ont contribué significativement à l’orientation néolibérale des traités. Personne ne peut se soustraire à sa responsabilité.

 

A présent, il faut faire la différence entre les petits et les grands Etats membres. Il serait possible pour les grands pays, notamment l’Allemagne et le France, de changer la politique européenne par initiative qui leur serait propre.

 

Les petits pays qui sont frappés par la crise pourraient réussir beaucoup de choses s’ils formaient des alliances. Ces pays ont des gouvernements qui utilisent la situation actuelle pour réaliser des réformes qu’ils ne pourraient pas mettre en place autrement. Par exemple, Antónis Samarás (premier ministre grec) affirme que c’est la Troïka qui l’a forcé à imposer une politique d’austérité et une dérégulation du marché du travail. C’est un mensonge flagrant. Il en va de même pour le gouvernement espagnol. Ces gouvernements peuvent maintenant poursuivre la politique qu’ils ont toujours souhaité sans avoir les pouvoirs nécessaires.

 

La mise à l’épreuve va intervenir quand des changements politiques dans ces pays nommeront le problème. Supposons que le parti de gauche soit à la tête d’un gouvernement grec et propose une politique alternative, il reviendrait alors aux populations des autres pays européens de se poser la question d’étouffer ou de soutenir ces initiatives.

 

En novembre 2013, la Commission européenne a annoncé le lancement d’une enquête sur l’important excédent commercial de l’Allemagne et son impact sur la stabilité économique en Europe. Un pas dans la bonne direction ?

Cela fait partie du « Semestre européen ». Il faut savoir que l’introduction d’une notion de déséquilibre des excédents vient d’une pression du gouvernement allemand. Selon les règles européennes, le seuil pour les déficits est de 4% du PIB mais il est de 6% pour les excédents. La Commission est obligée d’engager une procédure mais elle sera sans conséquences.

 

Le paradoxe c’est que la situation des pays qui ont des déficits est aggravée par les amendes alors que les pays qui réalisent des excédents et qui pourraient payer des pénalités ne sont pas touchés. En Allemagne, un groupe d’économistes critiques suggère une péréquation financière européenne : les pays en excédent contribueraient à un fonds pour financier des projets de développement dans les Etats membres en déficit. Cela concourrait à un équilibre économique.

 

Vous attribuez une part de responsabilité de la crise au modèle économique allemand. Pourquoi ?

Ce qui s’est passé en Allemagne dans les 10 à 15 dernières années est une restriction systématique du marché intérieur par la croissance continue d’un secteur des bas salaires. Cela a eu trois conséquences. Premièrement, le marché intérieur allemand a quasiment stagné, contrairement à la croissance observée dans le reste de la zone euro. C’est pour cela que je préfère de parler d’un « déficit d’importations » (et non d’un « excédent d’exportations ») qui a contribué aux déséquilibres profonds au sein de la zone euro.

 

Deuxièmement, la compétitivité des prix d’une partie de l’industrie allemande s’est améliorée. Par contre, le boom des exportations a été largement tiré par des produits qui n’entrent pas dans une concurrence par les prix mais par la qualité, notamment les machines et les voitures de haute gamme. Troisième conséquence du boom, les profits des grandes entreprises ont augmenté significativement. Par la suite, une grande partie de ces profits a été investie dans des modèles économiques non soutenables. Par exemple, les bulles immobilières en Espagne et Irlande ont été en grande partie financées par des excédents allemands. Cela constitue une symbiose de modèles économiques non soutenables.

 

La crise européenne est fortement liée aux déséquilibres économiques. Pour l’Allemagne, cela signifie que le pays doit importer plus et ne pas exporter moins pour contribuer à une balance économique plus égalitaire en Europe.

 

Vous avez proposé que l’Allemagne investisse ses excédents dans des projets d’avenir pour les pays en déficit. Un scénario réaliste ?

Le projet d’avenir le plus important pour l’Europe serait la transition écologique. Il est absurde que les pays du sud, où le soleil brille presque toute l’année, importe du pétrole pour se chauffer. Ces importations contribuent significativement au déficit commercial. Est-ce que c’est réaliste ? Economiquement : oui. Politiquement : pour le moment non. Il faut de la persévérance pour surmonter les résistances politiques et il faut agir pour le bien commun de l’Europe. Dans ce contexte, la population allemande doit rediscuter ses propres intérêts. Si l’on donne des prêts à son voisin en difficulté, on veut être remboursé. Si, par contre, on soumet le prêt à des conditions qui aggravent les difficultés du voisin, cela ne sert pas l’intérêt du prêteur. On ne peut qu’espérer qu’au cours des prochaines années la politique économique extérieure de l’Allemagne prenne mieux en compte l’intérêt du pays. Et sincèrement, je souhaiterais voir un gouvernement français qui encourage une telle réorientation.

 

Le nouveau gouvernement allemand, avec le parti conservateur d’Angela Merkel et le parti socio-démocrate, a annoncé des réformes sur le marché de travail allemand qui reprennent nombre de vos propositions. Entre autre, un salaire minimum, une possibilité simplifiée d’étendre des accords collectifs et l’enrayement du travail intérimaire. Qu’attendez-vous de ce gouvernement de coalition ?

 

Il y a des approches tout à fait positives, surtout celles concernant le salaire minimum et le renforcement des accords collectifs. Les réformes prévues sont assez timides et sûrement pas suffisantes, mais si elles sont réalisées, elles représenteront des pas dans la bonne direction. Le traité de coalition contient évidemment des aspects négatifs, mais je tiens à souligner ces mesures positives.

 

Il faut ajouter que chaque initiative qui renforce le marché intérieur allemand bénéficiera à l’équilibre de l’économie européenne. Ces effets secondaires se réaliseront bien qu’ils ne soient pas envisagés. Je suis optimiste, même s’il ne s’agira pas des réformes faciles. Il y aura une grande résistance et des fortes campagnes contre ces mesures.

 

Est-ce qu’un salaire minimum suffira à raffermir la demande intérieure ?

Sûrement pas. Il s’agit d’un élément crucial mais on ne peut pas se satisfaire d’un salaire minimum de 8,50 euros brut de l’heure. Le minimum légal pour toutes les branches sera introduit en 2017 puis on pourra l’augmenter en 2018 au plus tôt. De plus, le processus d’augmentation du salaire minimum est assez compliqué donc on ne sait quand on la verra. La revitalisation de l’extension des accords collectifs et le raffermissement des négociations salariales sont également décisifs ainsi que la lutte contre la précarité sur le marché du travail et d’autres mesures comme la consolidation de l’assurance chômage.

 

Cependant, le marché intérieur ne dépend pas seulement de la consommation mais aussi des investissements publics. Les investissements publics nets sont devenus négatifs surtout à l’échelle municipale. Le prochain grand chantier pour relancer la demande intérieure sera donc le renforcement des investissements publics.

 

Le salaire minimum détruira-t-il de l’emploi ?

Hors d’Allemagne, le débat est ouvert. Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni on accepte qu’il y ait peu d’évidence empirique qu’un salaire minimum a des effets négatifs sur l’emploi. Le courant dominant néoclassique présente des arguments purement microéconomiques en expliquant que le coût du travail augmente. Les effets macroéconomiques sur la demande sont négligés. Sur le plan théorique il est donc difficile de donner une réponse claire. Tout dépend, entre autres, du montant du salaire minimum, de la manière de l’introduire et des procédures mises en place pour l’adapter au niveau des prix. Donc des questions politiques et pratiques.

 

Le problème est que le débat en Allemagne ne prend pas en compte 90 % de la recherche internationale. S’il y a une étude qui affirme que le salaire minimum est mauvais pour l’emploi, elle est citée partout dans les médias. Le reste est ignoré. En France, il est difficile d’imaginer combien le débat économique en Allemagne est dominé par l’idéologie néolibérale. Même aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et surtout en France, le débat est plus ouvert.

 

Quels seront les effets positifs d’un salaire minimum allemand sur les autres Etats-membres ?

L’effet est simple. En principe, tout ce que renforce le marché intérieur allemand contribue à une augmentation des importations e à une réduction des inégalités commerciales au sein de l’Union Européenne.

 

L’interdépendance économique est très forte. 60% du commerce extérieur de l’Allemagne est réalisé avec l’UE, et 40% avec la zone Euro. Il ne s’agit pas nécessairement de produits de consommation mais également de composants pour des biens industriels produits en Allemagne. A quelle vitesse ces effets seront visibles ? en Allemagne, un groupe d’économistes critiques travaille à une meilleure compréhension de ces impacts.

 

Sous l’impulsion du gouvernement allemand, une « règle d’or » budgétaire a été introduite dans le pacte budgétaire européen. Celle-ci est entrée en vigueur en France en mars 2013. Est-ce qu’il y a d’autres exemples montrant que l’Allemagne exporte son modèle économique vers la France ou ailleurs ?

Le paradoxe est que ce sont toujours les mauvais aspects du modèle allemand qui sont exportés. Pour citer un autre exemple, la politique de l’austérité a pour conséquence un recul dramatique des investissements publics. Malheureusement, l’Allemagne est devenue un exemple depuis que le gouvernement de Gerhard Schröder a baissé les impôts dans les années 2002 à 2004. L’abaissement a conduit à un blocage des investissements surtout au niveau des municipalités. Les fédérations des municipalités estiment un déficit d’investissement de 100 milliards d’euros.

 

L’exportation des aspects négatifs du modèle allemand est corrélée au développement positif de l’emploi mais ce n’est pas dû aux réformes Schröder. Si l’on compare les taux de croissance avant et après les dites réformes, on trouve que l’économie n’a pas crû plus rapidement et que la croissance n’a pas créé plus d’emplois. Les changements ont seulement conduit à augmenter la pression sur les bénéficiaires des allocations chômage afin qu’ils acceptent n’importe travail et à une forte croissance du secteur des bas salaires. L’emploi et la pauvreté ont augmenté en parallèle. Je ne pense pas qu’on puisse présenter cela comme un succès du modèle allemand.

 

La persistance de la bonne santé de l’économie allemande pendant la crise est due aux forces traditionnelles du système, surtout à la cogestion et aux négociations collectives. C’était nécessaire pour développer effectivement le chômage partiel et la flexibilité du temps de travail qui ont contribué fortement à la stabilité de l’emploi pendant la crise. Cette stabilité a permis aux entreprises allemandes d’augmenter la production dès que la conjoncture mondiale a repris, surtout en Asie. Cela a remis en marche l’économie allemande après 2009.

 

Autre effet, les syndicats ont amélioré leur image pendant la crise alors que le mécontentement de la population au regard des inégalités sociales augmentait. A ce jour, les syndicats peuvent poursuivre une politique salariale plus offensive et l’importance d’un fort marché intérieur est plus présente dans les débats publics.

 

La politique actuelle est en contradiction avec les réformes Schröder. Les réformes prévues, comme l’introduction d’un salaire minimum, renforcent l’économie allemande et le marché du travail, mais elles ne sont pas un résultat de la politique du gouvernement Schröder. Elles consistent plutôt à réduire les dommages qui ont été causés par Schröder.

 

Guillaume Duval qui va discuter avec vous du modèle allemand, recommande également que la France s’oriente vers les aspects traditionnels du modèle d’outre-Rhin avant les réformes Schröder. Est-il trop optimiste sur les forces de l’économie allemande ?

J’ai lu l’ouvrage de Guillaume Duval avec grand plaisir et je me suis dit : « Il faudrait le donner à lire aux Allemands. » Il a une compréhension meilleure que beaucoup de décideurs et journalistes allemands.
Néanmoins, je suis sceptique sur les forces du modèle allemand parce que ses constituants traditionnels sont sous une pression politique permanente. Par exemple,les sociétés de capital risque (Private Equity) tendent à acheter des PME allemandes – pilier fondamental de l’économie – pour réaliser un profit à court terme non-soutenable. Par ailleurs, le système d’apprentissage souffre de l’orientation privilégiée vers des études universitaires qui rend l’apprentissage peu attractif. Le système scolaire a également besoin d’une réforme profonde puisqu’il produit un grand nombre de décrocheurs, surtout parmi les jeunes d’origine turque. Cela contribue à une polarisation du système éducatif, comme c’est le cas en France, qui menace les qualifications moyennes.

 

Enfin, le plus grand déficit du système allemand est le modèle conservateur de la famille sur lequel est basé l’Etat-providence. La nécessité de réformes est visible depuis les années quatre-vingt mais il y a une forte résistance contre une modernisation de la politique d’égalité entre les hommes et les femmes. Le système fiscal reste fortement orienté vers l’homme comme principale source de revenus.

 

Guillaume Duval a donc raison mais d’une perspective critique-allemande je vois aussi les menaces des forces traditionnelles ainsi que la nécessité de réformes.

 

Dans quels domaines la France peut-elle être un exemple pour l’Allemagne ?

Je me réjouis de cette question car elle est rarement discutée en Allemagne. Dans le débat public, on fait souvent référence à la France en matière de politique familiale d’accueil des enfants qui stimule l’égalité entre les hommes et les femmes sur le marché du travail. A l’origine de ces différences il y a un plus large consensus en France sur la mise à disposition de services publics. En Allemagne, on accepte volontiers les services d’Etat mais on ne veut pas payer les impôts qui permettent ces services.

 

Par ailleurs, le niveau intellectuel des débats économiques est plus élevé en France. Enfin, personnellement, j’aime beaucoup la culture de protestation politique française. Si l’on pouvait faire un mixe des deux pays, ce ne serait pas mal.

 

Pour en savoir plus

« A triumph of failed ideas: European models of capitalism in the crisis », ETUI, 2012. Disponible gratuitement.

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