par Bruno Palier
La France est confrontée à une crise sociale latente. Son système de protection sociale peine à apporter des réponses adéquates aux évolutions des besoins sociaux : trajectoires professionnelles heurtées, difficultés d’insertion des jeunes, progression de la pauvreté et de la précarité mais aussi nécessité de mieux concilier vie familiale et vie professionnelle et prise en charge de la perte d’autonomie des personnes fragiles, âgées et/ou handicapées.
Ces évolutions prennent place dans un contexte économique marqué par un chômage de masse, un ralentissement très fort de la croissance économique et un niveau de déficit et d’endettement publics préoccupants.
Faut-il réduire nos ambitions en matière de protection sociale ? Faut-il renoncer à une approche collective et solidaire de la couverture des risques sociaux ? Quels choix économiques, mais aussi quel choix de société peut-on faire ? Bâtir une nouvelle économie, fondée sur le savoir, l’innovation et les qualifications, relever les défis d’une société de la connaissance qui permet à tous de travailler dans les meilleures conditions est possible. La stratégie d’investissement social, qui vient de faire l’objet d’une étude du Conseil économique, social et environnemental (CESE), peut contribuer à la réalisation de ces objectifs.
L’investissement social vise à préparer les individus à faire face à l’évolution des risques sociaux en situant l’intervention sociale le plus en amont possible afin de minimiser les risques sociaux et le coût de leur remédiation. Il s’agit d’accompagner les individus tout au long de leur parcours de vie, d’augmenter les taux d’emploi et dès lors le niveau des ressources disponibles pour financer la protection sociale. Il s’agit d’instaurer un cercle vertueux permettant de limiter les dépenses sociales et d’accroître les recettes pour la protection sociale. Alors que l’on a longtemps opposé l’économique et le social, cette perspective montre la capacité de la protection sociale à stimuler la croissance et l’emploi, et ainsi à contribuer à un financement pérenne des dépenses sociales. Cette perspective conçoit certaines politiques sociales non plus comme un coût pour l’économie, mais comme une série d’investissements, nécessaires à la fois pour garantir une croissance soutenable et pour mieux répondre aux nouveaux besoins sociaux.
Exemples européens
Plusieurs pays ont emprunté cette voie de l’investissement social. Si chaque système conserve ses spécificités, toutes ces expériences ont en commun un investissement dans la petite enfance afin de favoriser l’acquisition précoce de capacités cognitives, communicationnelles et relationnelles, et une stimulation des capacités des individus, par la formation notamment, à faire face aux mutations économiques et sociales. Les différences entre pays tiennent notamment à la plus ou moins grande importance attachée à la cohésion et l’égalité sociale.
Ainsi, en Grande Bretagne, dès la fin des années 1990, les dépenses sociales ont été « activées » afin de favoriser l’exercice d’une activité professionnelle (bons de garde d’enfants, amélioration du niveau de qualification des chômeurs, crédit d’impôt pour ceux qui reprennent un emploi…) et de lutter contre la pauvreté des enfants. L’accent n’a toutefois pas été mis sur la qualité des emplois ni sur l’amélioration du bien-être des personnes.
La même combinaison d’activation des dépenses sociales et d’investissement dans l’enfance se retrouve en Allemagne, dans l’agenda 2010. La réforme du système d’assurance chômage et la flexibilisation du marché du travail ont contribué à la baisse du coût des emplois de service peu qualifiés (au risque de voir se développer la pauvreté laborieuse). Une politique de développement des places en crèche et une réforme du congé parental ont été mise œuvre.
Mais ce sont surtout les pays nordiques (Danemark, Suède, Finlande…) qui ont développé des politiques sociales conçues comme un vecteur de plus grande égalité entre les citoyens et un facteur productif essentiel à la croissance économique.
La Suède a combiné des mesures drastiques d’économies de dépenses publiques et la mise en place d’un programme ambitieux de formation tout au long de la vie et d’investissement dans la petite enfance. Il en est de même au Danemark qui a développé une flexi-sécurité combinant la flexibilité du marché de travail (relatif raccourcissement de la période d’indemnisation du chômage, obligation de suivre une formation qualifiante) et le droit à une sécurité de revenu important. Cette politique s’est accompagnée de politiques familiales ambitieuses centrées sur le développement de l’enfant et la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle.
Le point commun de tous ces pays est d’avoir développé l’investissement social au moment même où ils connaissaient des difficultés économiques. La stratégie d’investissement social est donc apparue comme un moyen de stimuler la création d’emplois et de favoriser l’activité du plus grand nombre.
Et la France ?
Il ne s’agit pas de proposer une transformation radicale de notre système de protection sociale au nom de l’investissement social, ni de préconiser de substituer les politiques d’investissement social aux politiques existantes, qui sont elles-mêmes en partie porteuses d’une logique d’investissement social. Ce serait d’ailleurs un contresens de croire que des investissements sociaux suffiraient à faire face aux enjeux sociaux de la France, dans la mesure où la lutte contre la pauvreté et le remplacement des revenus constituent des éléments indispensables de la cohésion sociale.
L’étude du CESE propose cependant de promouvoir une meilleure articulation des politiques publiques autour du parcours de chaque personne et une intervention récurrente et coordonnée tout au long de la vie. Elle souligne que, comme d’autres pays avant nous, des progrès sont à faire en matière :
– d’accueil collectif de la petite enfance (les places en crèche manquent cruellement !) et de lutte contre la pauvreté des enfants (on compte 2,7 millions d’enfants pauvres en France !);
– d’éducation et d’investissement dans la jeunesse afin de donner sa chance à tous grâce à des stratégies éducatives adaptées, un accompagnement du parcours d’insertion professionnelle et un accès plus ouvert et plus continu à la formation tout au long de la vie;
– de conciliation vie familiale et vie professionnelle non seulement pour les parents de jeunes enfants, les parents d’enfants atteint de handicap mais également les descendants de personnes âgées en perte d’autonomie ;
– et enfin d’une meilleure prévention, en matière de santé, notamment au travail mais aussi en matière de perte d’autonomie.
Les réformes de la protection sociale en cours pourraient être mises à profit pour compléter les objectifs et les instruments de notre système de protection sociale, en s’appuyant sur une nouvelle orientation générale, formulée en termes d’investissement social. Pour mener ces politiques d’investissement social, de nouvelles ressources doivent être trouvées. Trois voies peuvent être explorées : obtenir des gains d’efficacité du système existant, notamment en matière de santé ; revoir la pertinence de certains dispositifs et opérer des redéploiements ; et/ou générer de nouvelles recettes, notamment à l’occasion de la révision du système de prélèvement fiscal et social.
A propos de l’auteur
Bruno Palier est directeur de recherche du CNRS à Sciences Po (CEE). Il est docteur en sciences politiques, agrégé de sciences sociales
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