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par Fabienne Muller

La directive détachement de 1996 devait fournir un cadre légal garantissant aux travailleurs un certain nombre de droits sociaux dans l’Etat d’exécution de la prestation de travail. La réalité des pratiques professionnelles est toute autre, ou du moins celles qui font la une de la presse française ou étrangère et qui alimentent les discours populistes. L’Union européenne se devait de réagir et ce avant que le nouveau visage du Parlement sorte des urnes.

 

Bolkenstein

Même si le processus d’adoption de la directive d’exécution de la directive détachement n’est pas terminé, on peut considérer que le texte adopté par le parlement européen le 16 avril 2014 constitue le compromis final qui devrait être entériné par le Conseil prochainement. Ce texte ne fait pas rêver, mais ressemble plutôt à un couteau suisse offrant diverses mesures « en vue de l’amélioration et de l’uniformisation de la mise en œuvre, de l’application et de l’exécution dans la pratique de la directive 96/71/CE » (article 1.1). La directive ne remet pas en cause le compromis réalisé en 1996: protéger les droits des travailleurs détachés « tout en facilitant l’exercice de la liberté de prestation de services » (article 1.2) mais elle affiche l’ambition de remédier avec pragmatisme à certains défis tout en confirmant la mise sous tutelle des Etats membres quant à leurs modalités de contrôle. Ainsi même si la volonté d’uniformiser l’interprétation des règles applicables est affirmée à plusieurs reprises, le compromis est décevant quant à l’apport de nouvelles règles claires permettant de départager ce qui est relève du détachement et ce qui relève des pratiques abusives. 

 

Derrière le flou, un loup ?

L’importance des abus et leur impact sur les conditions de la concurrence ont justifié l’adoption de l’article 4 qui vise à fournir des éléments d’appréciation du « caractère véritable du détachement ». Il fournit une liste de critères non exhaustive qui permettraient de disqualifier l’opération, soit au vu des conditions d’exercice de l’entreprise prestataire, soit au vu des conditions d’exécution de la prestation de travail du salarié détaché. Il donne ainsi un cadre juridique aux investigations des corps de contrôle qui étaient parfois bien démunis lorsque la législation nationale s’était contentée de transposer la directive détachement sans autre précision. On notera ainsi que n’est pas un détachement, une opération d’envoi de travailleurs à partir d’une entreprise qui n’exerce pas d’activités substantielles dans l’Etat où elle est établie. Cette condition était déjà exigée par les règlements européens en matière de sécurité sociale mais ignorée en droit du travail européen. L’article 4 § 2 fournit des éléments de fait qui devraient permettre de disqualifier les entreprises boîtes aux lettres.
Mais la lecture de l’ensemble des critères énoncés aux § 2 et 3 laisse dubitatif tant les formulations évitent les interdits clairs qui permettraient pourtant de mettre fin à certaines pratiques.

 

La directive propose des critères d’identification du salarié détaché tels que « la nature des activités ». Que faut-il comprendre ? qu’une activité exercée par le salarié détaché sans rapport avec celle affichée par l’entreprise d’envoi permet de jeter la suspicion sur l’opération?

 

Dans le même paragraphe elle énonce: « le travailleur est détaché dans un État membre autre que celui dans lequel ou depuis lequel il accomplit habituellement son travail, conformément au règlement (CE) n° 593/2008 (Rome I) et/ou à la convention de Rome »; peut on en déduire que, n’est pas un salarié détaché, le travailleur qui n’accomplit pas habituellement son travail dans l’Etat d’envoi et qui, mis à disposition dans un autre Etat membre est envoyé dans un troisième Etat membre ? N’était il pas préférable d’interdire le recrutement d’un salarié à seule fin du détachement ou d’interdire le détachement en cascade qui fragilise considérablement le travailleur qui ne sait généralement plus qui est son employeur et dans quel cadre juridique il est amené à travailler ?

 

Les frais de transports, d’hébergement et de nourriture viennent régulièrement amputer la rémunération promise aux salariés détachés du fait d’une formulation insatisfaisante de la directive de 1996. La directive d’exécution aurait pu interdire ces pratiques mais elle a choisi d’en faire un critère d’identification du travailleur détaché : « le voyage, la nourriture et l’hébergement sont assurés ou pris en charge par l’employeur détachant le travailleur et, le cas échéant, la manière dont ils sont assurés ou les modalités de leur prise en charge ».

 

Outre l’absence d’interdits clairement énoncés ou de clarifications des règles énoncées dans la directive de 1996, la directive fragilise l’édifice lorsqu’elle énonce à plusieurs reprises que les critères qu’elle fournit ne sont que des éléments à prendre en compte dans une évaluation globale et ne doivent pas être utilisés isolément, que le non respect de l’un ou l’autre facteur n’entraîne pas automatiquement l’exclusion de la situation considérée de la qualification de détachement et que l’usage des critères doit être adapté aux cas particuliers. Toutes ces précisions renforcent l’idée que les indications énoncées ne sont finalement pas des règles strictes dotées d’une valeur juridique identique sur l’ensemble du territoire de l’UE.

 

Or, si le référentiel des pratiques autorisées et interdites n’est pas clarifié, la mise en œuvre de la directive de 1996 continuera à déraper, n’offrant pas de repères aux corps de contrôle et pas de sécurité juridique aux entreprises et aux travailleurs. Peut être cette lecture est elle trop pessimiste et que ce flou permettra à chacun de puiser dans ces listes non exhaustives les critères qui viendront conforter son appréhension des phénomènes….mais dans ce cas l’objectif énoncé à l’article 1 de la directive n’est pas atteint: « La présente directive instaure un cadre commun établissant un ensemble de dispositions, de mesures et de mécanismes de contrôle appropriés en vue de l’amélioration et de l’uniformisation de la mise en œuvre, de l’application et de l’exécution dans la pratique de la directive 96/71/CE, ainsi que les mesures visant à prévenir et à sanctionner toute violation et tout contournement des règles applicables et est sans préjudice du champ d’application de la directive 96/71/CE « .

 

Ces caractéristiques tranchent singulièrement avec les obligations et les interdits mis à la charge des Etats membres qui ne souffrent, quant à eux, d’aucune ambiguïté.

 

Libre prestation de services et injonctions aux Etats membres: le paradoxe !

Autant la directive évite de condamner certaines pratiques ou d’imposer certaines obligations aux entreprises au nom de la libre prestation de services (la responsabilité financière de celui qui recourt au détachement de travailleurs est finalement laissée au libre choix de chaque Etat membre), autant elle ne se prive pas de renforcer les obligations à la charge des Etats membres.

 

Les Etats sont tenus d’assurer l’information concernant les conditions de travail et d’emploi qui doivent être appliquées et respectées sur leur territoire par les prestataires de services, par le biais d’un « site internet national officiel unique et par d’autres moyens appropriés ». Cette mission inclut les informations sur « les conventions collectives applicables et les personnes à qui lesdites conventions s’appliquent ». L’information est fournie gratuitement et « dans la ou les langues officielles de l’État membre d’accueil et dans les langues les plus appropriées compte tenu des besoins de son marché du travail, le choix étant laissé à l’État membre d’accueil ».(art.5)

 

Les bureaux de liaisons ou leur équivalent doivent être  » en mesure de s’acquitter efficacement de leurs tâches » et indiquer les instances auxquelles les acteurs peuvent s’adresser pour l’obtention des informations nécessaires. « Les États membres veillent à ce que des mesures de vérification et des mécanismes de contrôle appropriés et efficaces, prévus conformément au droit et aux pratiques nationales, soient mis en place et que les autorités désignées en vertu du droit national effectuent des inspections efficaces et adéquates » (art.10.1)
Ils veillent au respect des nouveaux standards en matière de coopération entre autorités publiques: respect des délais de 2 jours ouvrables en cas d’urgence et de 25 jours ouvrables en régime de croisière, ils garantissent l’accessibilité des registres d’inscription des entreprises lorsqu’ils existent, ils répondent aux demandes d’information, de vérification, d’inspection et d’enquête, assurent la transmission des significations de documents et la notification des décisions infligeant des sanctions et ou des amendes administratives. (art. 6)

 

Si on ne peut qu’adhérer à ces obligations qui participent à l’effectivité des règles, il est évident qu’elles ont un coût pour les finances publiques et interviennent dans un contexte dans lequel la même commission appelle les Etats membres à réduire leurs dépenses publiques… Les injonctions sont d’autant plus choquantes qu’elles ne s’accompagnent pas d’une clarification des règles qui faciliteraient pourtant le travail des corps de contrôle, réduiraient la durée des investigations et par la même les dépenses publiques. Bien au contraire le flou des règles va de pair avec un contrôle tatillon des exigences administratives et les modalités de contrôle imposées aux prestataires.

 

Les déclarations de détachement et l’obligation de conserver certains documents sur le territoire d’exécution de la prestation, sont encadrées conformément à la jurisprudence passée de la CJUE. Si les Etats membres peuvent imposer d’autres exigences et mesures de contrôle c’est à la double condition de démontrer l’insuffisance et l’inefficacité des mesures existantes et de recourir à des mesures justifiées et proportionnées. Or chacun sait que les Etats attraits devant la CJUE par la Commission européenne pour avoir, à travers leurs mécanismes de contrôle, porté atteinte à la libre prestation de services ont presque systématiquement été condamnés…..Et les fonctions de père fouettard de la Commission sont réaffirmées avec force: les Etats doivent lui communiquer toutes les exigences administratives et mesures de contrôle afin qu’elle en « contrôle étroitement l’application », « évalue leur conformité avec le droit de l’UE » et prenne les mesures que lui confère le TFUE (le recours en manquement notamment) (art.9.5).

 

Il resterait bien d’autres éléments à commenter et notamment tout le volet de la directive tendant à améliorer l’exécution des droits conférés par la directive de 1996.

 

A propos de l’auteur

Fabienne Muller est maître de conférences en droit privé à l’Université de Strasbourg et concentre ses recherches sur le droit social, le travail illégal et les travailleurs détachés.

 

Crédit image : CC/Wikipedia

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