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par ASTREES

Plus de dix ans après la promulgation d’une directive européenne sur l’égalité raciale (2000/43/EC), la discrimination au travail est revenue au centre de l’actualité française dans le courant ascendant du populisme et du fait religieux au travail. Dans ses dernières Synthèses de mai 2014, l’association ASTREES nous propose quelques observations sur l’évolution de cette problématique dans trois secteurs (hôpitaux, grande distribution et transports publics). Dans certaines entreprises, le combat pour la laïcité en entreprise semble même se substituer à un combat contre le racisme…

 

Un contexte moins favorable qu’il y a 10 ans

L’élan né de la promulgation de la directive européenne a donné lieu à de nombreuses campagnes et projets associant largement syndicats, entreprises et pouvoirs publics sur la question des discriminations, notamment raciales. Pourtant, peu d’entre eux ont réussi à s’incarner durablement et ce d’autant que depuis la fin des années 2000, de nettes inflexions se sont produites : politiques migratoires plus restrictives, voire stigmatisantes, dilution partielle dans d’autres formes de discrimination sous l’intitulé de promotion de la diversité, logique baissière des ressources fléchées de la part des institutions en charge de ces questions. Enfin, la progression des idées populistes et d’extrême droite, y compris dans certaines organisations syndicales ont clairement constitué des freins à l’engagement.

 

Dans ce contexte, les stratégies et réactions syndicales et managériales développées face aux situations de racisme en entreprises ont été analysées au prisme de trois grandes entreprises relevant de secteurs d’activité – le secteur hospitalier, la grande distribution, les transports publics – fortement exposés à la question, notamment au regard de la composition ethnique de leur main d’œuvre, de leurs lieux d’implantation et du contact avec la clientèle.

 

L’hôpital, entre valeurs républicaines et réalités multiculturelles impensées : un dialogue social à inventer ?

Il semble que les valeurs républicaines – liberté, égalité, fraternité – se transforment à l’hôpital en un « Tous blancs, tous soignants » qui recouvre sur le lieu de travail la multiculturalité, car le principe d’égalité des individus veut que l’on soit « aveugle aux différences ».

 

Le principe de l’universalisme des soins est considéré comme un second levier de lutte contre les discriminations sur le lieu de travail. Ainsi les valeurs républicaines et l’universalisme des soins servent de référence pour souligner la neutralité du service public. L’hôpital est vécu comme une institution d’intégration et de mobilité sociale et permet aux enquêtés de passer d’un statut de publics à intégrer à agents d’intégration.

 

Une frontière culturalisée entre les différents personnels fait néanmoins jour, générant des discriminations que les intéressés ont du mal à qualifier. Les particularismes culturels des enquêtés sont tantôt vécus comme un atout professionnel, tantôt comme un handicap et ce au gré des appréciations entre pairs. Si les cadres de santé sont cités comme interlocuteurs en matière de discrimination, l’absence de politique clairement affichée par la direction, le manque d’espace d’échange paritaire et une action syndicale peu relayée au niveau de l’encadrement intermédiaire, font obstacle à un traitement collectif de ces questions.

 

En d’autres termes, tant que l’encadrement intermédiaire ne sera pas outillé, l’opérationnalité de la lutte contre les limitations restera limitée. Les acteurs de terrain peuvent ignorer ces problématiques sans être interpellés par leur hiérarchie. Ceux qui prennent des initiatives « personnelles » en se servant des interstices de l’institution le font sans le soutien de la hiérarchie, voire à son insu. Ces bricolages sont donc fragiles et ne s’inscrivent pas non plus dans une démarche de dialogue social. Peut-on à l’hôpital en rester à cette approche « inorganisée » ?

 

La grande distribution : pionnière… et après ?

Les pratiques développées dans la grande distribution sont intéressantes en ce qu’elles ont su créer des cadres propices à l’identification et au traitement des discriminations en leur sein. Les facteurs de mise en mouvement du corps social de ces entreprises y sont multiples.

 

Certaines enseignes ont su développer la diversité en développant leur vigilance vis-à-vis des discriminations (développement d’opérations de testing), puis de politiques de recrutement volontaristes. L’enjeu de ces dernières années a été de savoir gérer les nouvelles situations (parfois de tensions) crées par l’apparition de cette diversité et de s’adapter aux réalités d’un corps social de l’entreprise évoluant, parfois de façon décalée, au rythme des transformations de notre société.

 

Par ailleurs, le fait d’avoir su travailler plus tôt que de nombreuses autres entreprises sur la question de la laïcité et du fait religieux en entreprise dénote, là encore, d’une capacité d’observation et de réaction vis-à-vis des phénomènes et tendances qui peuvent être vecteurs de discriminations au travail.

 

L’intérêt de ces expériences réside donc à la fois dans leur durée et dans leur dynamique, et ce d’autant que la lutte contre les discriminations raciales est un combat de longue haleine et ne peut être partagé dans l’entreprise qu’au moyen d’un engagement permanent, durable et évolutif du management.

 

Quel que soit le niveau d’exigence fixé par les principes managériaux en place, le comportement des individus – encadrants et employés – ne peut être prescrit à partie d’impulsions centrales, ni modifié sur le court/moyen terme par de simples actions de sensibilisation. A ce titre notamment, le rôle des acteurs syndicaux dans la lutte contre ces discriminations est apparu comme essentiel.

 

Ses modalités renvoient à trois grands types d’interventions :

– Le relais de proximité, de « vigies » sur les lieux de travail : En dépit des dispositifs prévus, certains cas de discriminations peuvent ne jamais émerger ou être étouffés, au regard des pressions exercées par l’encadrement intermédiaire ou les directions des magasins. Si ces cas semblent minoritaires, ils nécessitent néanmoins la présence de relais ou de « vigies » de proximité, inscrites dans la vie quotidienne des organisations pour discerner des conflits larvés, des situations individuelles, etc. Les représentants syndicaux ont souvent joué ce rôle.

– Le tiers de confiance et de recours individuel : les salariés qui peuvent douter de la neutralité du management, qu’il soit régional ou central, quand des conflits sont avérés avec leurs propres supérieurs y ont recours de manière classique. Ici le conseil, l’accompagnement tout au long du processus de médiation ou de recours juridique demeure un élément fondateur du rôle des organisations syndicales.

– Le repérage des tendances collectives, de propositions et d’innovations sociales concernant les différentes formes de discrimination. Chez certaines enseignes, ce rôle a été largement partagé entre des directions en charge de la diversité et des ressources humaines et des organisations syndicales parfois en pointe, ou « accompagnant » des initiatives managériales (par exemple le manque de diversité dans les recrutements).

 

A noter enfin que le co-développement de ces initiatives dans le cadre d’un dialogue social actif, s’est basé sur la légitimité, des uns comme des autres, à agir dans le domaine de la diversité et de la lutte contre les discriminations. Sans aller pour autant dans le sens d’une dilution des responsabilités ou des identités de chacun…

 

Transports : quand des entreprises publiques s’ouvrent à la diversité et aux cités

De grandes entreprises de transport public, par ailleurs fortement syndiquées, comme celles qui opèrent en région parisienne, ne sont pas insensibles à leur territoire, à leurs populations, à leurs clients. Depuis le tournant des années 2000 où la condition de nationalité française dans les recrutements a été levée, une stratégie d’ouverture a été amorcée. Elle a permis par exemple à une population jeune de candidats issus de quartiers « difficiles » d’accéder aux postes de conduite.

 

Parallèlement, d’autres innovations, en partenariat avec les collectivités locales, la justice et la police, ont abouti à concevoir cette réponse originale des « grands frères ». Les incivilités et violences subies par les conducteurs ou des passagers sur des lignes, incitent à sensibiliser les leaders dans les quartiers sensibles sur les conséquences de ces comportements afin de « faire circuler » des messages dans leur langage et selon leurs codes. Enfin, au gré des contextes managériaux, syndicaux et politiques changeants, ces entreprises mettent en place le CV anonyme ou des codes éthiques.

 

Aujourd’hui, directions et représentants du personnel identifient, via les « remontées » de situations individuelles, deux mouvements qui coexistent :

– Des formes « traditionnelles » de discrimination, vécues par des représentants de minorités ethniques s’exprimant tout à la fois :

o sur des parcours différenciés (lignes implicitement dédiées selon les origines ethniques) ou sur des mobilités professionnelles inégales),

o sur le « plafond de verre » (faiblesse de la représentation ethnique dans les conseils d’administration à majorité « blanche et centenaire ».

– Des formes de racisme « inversé », qui s’expriment dans un discours explicite de représentants syndicaux, « contre des salariés extrémistes » qui auraient importé sur le lieu de travail « des pratiques délinquantes et un manque de respect envers collègues et managers » (refus d’échanger avec des femmes, requêtes spécifiques en contradiction avec l’obligation de service)… comme si « des ghettos avaient été recréés » à l’image des quartiers sensibles.

 

C’est dans ce contexte qu’une entreprise a publié récemment un « Guide de la laïcité » à destination des managers de proximité. Coproduit par des groupes de travail thématiques, en lien avec des partenaires sociaux, le guide, avec ses fiches pratiques, entend donner des consignes claires et univoques au management confronté à un immense sentiment d’isolement dans certains établissements. Cette réponse est-elle « trop tardive » comme l’affirment certains représentants syndicaux ?

 

Racisme versus laïcité : une substitution en marche ?

En France, le combat contre le racisme au travail semble être relégué au second plan, au profit des questions confessionnelles ; c’est désormais un combat pour la laïcité en entreprise qui, pour certains, semble se substituer à un combat contre le racisme.

 

Or en cette matière de « laïcité au travail », nombreuses sont les entreprises dont les managements ont produit des guides ou règlements intérieurs. Sans douter de la bonne volonté qui anime ces initiatives, l’impact à moyen terme d’un tel phénomène ne risque-t-il pas de se substituer une problématique à une autre, ou d’habiller différemment une question dont on ose plus parler frontalement ?

 

Concomitamment à la question des discriminations raciales, la montée, inégale selon les secteurs, du fait religieux au travail ne peut qu’être observée et ce, quelle que soit la nature privée ou publique des organisations. Largement liée à l’islam, elle ne s’y réduit pas non plus. De peur d’ouvrir une dangereuse boîte de Pandore, beaucoup de décideurs ont choisi de ne pas s’emparer du sujet. Quelles que soient les controverses, légitimes et les sensibilités attachées à de telles questions, il serait extrêmement dommageable que l’on en reste là.

 

Source : Synthèses ASTREES n°3, mai 2014, « Des discriminations raciales à la laïcité au travail : où en est-on ? »

 

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