Depuis longtemps le Québec a établi la règle de l’accommodement raisonnable pour réduire dans les entreprises et dans les institutions publiques les tensions dues à la coexistence parfois difficile des diversités. D’où viennent ces termes qui sonnent étrangement à nos oreilles. Il ne viendrait à l’idée de personne dans notre république de « devoir accommoder un employé » (sic!)
Fin 2011, le réseau européen contre le racisme (ONG) organisait un colloque sur « L’accommodement raisonnable des diversités culturelles dans l’entreprise ». Au terme de cette journée d’étude, 80% des participants jugeaient utile d’introduitre en Europe une disposition juridique semblable.
Depuis longtemps le Québec a établi la règle de l’accommodement raisonnable pour réduire dans les entreprises et dans les institutions publiques les tensions dues à la coexistence parfois difficile des diversités.
Jusqu’où faut-il prendre en compte des demandes formulées par ceux qui ne sont pas conformes au modèle dominant lorsqu’ils estiment qu’ils sont discriminés. Quel est leur droit et quel est celui des entreprises : dans quelle mesure doivent-elles faire bouger les choses dans leur manière de fonctionner pour s’adapter à de nouvelles exigences ? Le Québec a voulu apporter une réponse intéressante. A-t-il réussi ?
D’où viennent ces termes qui sonnent étrangement à nos oreilles. Il ne viendrait à l’idée de personne dans notre république de « devoir accommoder un employé » (sic!)
Cette notion de droit, issue de la jurisprudence, comme souvent dans les pays anglo-saxons, a été introduite en 1985 au Canada. Mais elle existait déjà aux Etats-Unis : dans le cadre des luttes contre les discriminations, en 1972, un amendement du Congrès stipulait que « l’employeur doit raisonnablement trouver un accommodement avec les pratiques religieuses des salariés dans la mesure où l’absence d’accommodement leur provoque une souffrance excessive
( undue hardship) ».
Au Québec , cette obligation juridique a été définie pour lutter contre les discriminations de toutes sortes et faire respecter le principe d’égalité consacré par la Charte des droits et des libertés de la personne (1975). Le principe est de devoir d’aménager une norme ou une pratique de portée universelle, en accordant un traitement différentiel à une personne qui, autrement, serait pénalisée par l’application d’une telle norme.
Comment cela marche en pratique
Pour aider les entreprises à mettre en œuvre cette obligation, le gouvernement propose un guide virtuel du traitement d’une demande d’accommodement (publié par la commission des droits de la personne).
C’est un document que l’on trouve en ligne : il recommande de procéder en cinq étapes et il contient une documentation complémentaire pour clarifier les points difficiles.
Il énonce ainsi les quatre règles de base en matière d’accommodement :
Première règle : la responsabilité d’accommodement incombe d’abord à l’employeur
Deuxième règle : la recherche d’un accommodement doit être animée par l’idée de réciprocité
Dans la recherche de solutions, le leadership revient au patron, mais le travailleur et le syndicat doivent néanmoins collaborer. Ainsi l’employeur doit être imaginatif et chercher activement des solutions, mais l’employé ne peut pas rester les bras croisés et attendre qu’il trouve un accommodement parfait pour lui. Il doit contribuer à trouver des solutions. Le syndicat doit aussi faire preuve de souplesse. Il s’agit de trouver un compromis raisonnable.
Troisième règle : le décideur a une obligation de moyen et non de résultat
Le décideur a une obligation de moyen et non de résultat, c’est-à-dire qu’il doit accueillir la demande, l’analyser attentivement et justifier sa prise de décision. Il n’a toutefois pas l’obligation d’acquiescer à toute demande. Là la notion de contrainte excessive intervient.
Ceci ne doit pas se traduire par un coût déraisonnable, un bouleversement dans le fonctionnement de l’organisme ou de l’établissement, une atteinte aux droits d’autrui, à la sécurité ou à l’ordre public.
Par exemple : Une salle de prière sera possible dans une grande entreprise mais impossible , en général, dans une petite entreprise. Pour un conducteur de métro, il n’est pas envisageable qu’il s’arrête pendant son service pour faire ses prières rituelles.
Quatrième règle : toute demande individuelle d’accommodement est traitée cas par cas
L’accommodement ne peut être revendiqué par toute une communauté. Il s’agit d’une mesure individuelle qui nécessite une évaluation au cas par cas. Cette façon de faire demeure pertinente, même si plusieurs personnes sollicitent une mesure d’accommodement similaire. Il faut en effet éviter les automatismes.
Peut-on dire que cette démarche aboutit à des résultats satisfaisants ? Oui et non !
OUI
Chaque année , la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse publie un rapport d’activité et notamment mentionne le nombre de cas où elle est saisie pour aider des petites entreprises à résoudre un problème d’accommodement.
Pour ces trois dernières années, le bilan est le suivant :
Il est évidemment difficile de tirer des conclusions définitives de ces chiffres par ailleurs modestes car il faudrait comprendre quelle est la place exacte de la commission dans le processus de résolution des problèmes de mise en œuvre des accommodements : la plupart du temps les accommodements se font sans l’intervention d’un tiers, de façon consensuelle. Il est difficile d’évaluer le nombre de ces accommodements réalisés au quotidien, mais ils sont beaucoup plus nombreux que les cas soumis à la commission qui n’intervient qu’en cas de grande difficulté.
Même là, le bilan qu’elle en fait ne traduit en aucun cas une situation alarmante. Le discours dominant affirme que les accommodements ont pour motif des questions liées au handicap. C’est vrai, mais il faut noter que le facteur religieux[1] tient une place significative.
Des exemples d’entreprises pour qui les accommodements raisonnables font partie du quotidien sont données : il s’agit d’entreprises présentant une mosaïque de cultures très diverses. Pour elles , l’ouverture au monde est une valeur de l’entreprise[YUN1] . Il en découle une pratique relativement aisée de l’accommodement.
Mais on voit bien que cela ne peut marcher que si tout le monde y met du sien. C’est là que le bât blesse.
NON
– la crise des années 2005-2006
Le signal d’alarme a été tiré au milieu des années 2000 suite à la montée d’un climat de rejet des accommodements . La crise est lancée par un leader de l’ADQ avec des formules « On en a marre d’entendre parler d’accommodements raisonnables, ils accordent trop d’importance à certaines pratiques religieuses »… En filigrane, sous la question de l’accommodement d’immigrés musulmans, c’est la question de leur venue qui est posée.
Le gouvernement crée alors ( février 2007) une commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles . Elle est coprésidée par Gérard Bouchard et Charles Taylor et travaillera plus d’un an après avoir organisé débat très large dans la société québécoise : Ils font la tournée du Québec et organisent des assemblées publiques où tout le monde est invité à participer. Ils reçoivent également un très grand nombre de mémoires sur le sujet, provenant de très nombreux groupes.
Quel est son diagnostic ?
C’est d’abord une crise de perception : il n’y a pas de problèmes nouveaux mais une médiatisation provoquant « des distorsions importantes entre les perceptions générales de la population et la réalité des faits telle que (la Commission a) pu la reconstituer. Autrement dit, la vision négative des accommodements qui s’est propagée dans la population reposait souvent sur une perception erronée ou partielle des pratiques ayant cours sur le terrain ».
La commission pointe un malaise identitaire : « La « vague » des accommodements a manifestement heurté plusieurs cordes sensibles des Québécois canadiens-français de telle sorte que les demandes d’ajustement religieux ont fait craindre pour l’héritage le plus précieux de la Révolution tranquille (tout spécialement l’égalité hommes-femmes et la laïcité). Il en a résulté un mouvement de braquage identitaire, qui s’est exprimé par un rejet des pratiques d’harmonisation. Chez une partie de la population cette crispation a pris pour cible l’immigrant qui est devenu en quelque sorte un bouc émissaire. Ce qui vient de se passer au Québec donne l’impression d’un face-à-face entre deux formations minoritaires dont chacune demande à l’autre de l’accommoder ».
« Les membres de la majorité ethnoculturelle craignent d’être submergés par des minorités elles-mêmes fragiles et inquiètes de leur avenir. La conjonction de ces deux inquiétudes n’est évidemment pas de nature à favoriser l’intégration dans l’égalité et la réciprocité ».
La publication de ce rapport a eu pour effet de « dégonfler » la crise. Le calme est revenu pendant quelques années même si les suites immédiates du rapport ont été assez maigres (réaffirmation de l’égalité entre les hommes et les femmes).
Le rebond de la crise : le débat sur la Charte des valeurs québécoises
Un projet de charte de la laïcité a été déposé en novembre 2013 par le gouvernement du Parti Québécois : son titre exact est « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement ».
Clairement, il s’agit de cantonner les problèmes religieux par un recadrage du contenu de la laïcité. Ce projet est ainsi introduit par la première ministre : « depuis 2006, plusieurs cas d’accommodements religieux très médiatisés ont suscité un profond malaise au Québec. Pour préserver la paix sociale et favoriser l’harmonie, nous devons éviter de laisser les tensions s’accroître ».
La plupart des dispositions de la loi sont consensuelles ; seul l’article sur le port des signes religieux dans la fonction publique (garderie, juge, école, hôpital) provoque des déchirements.
Par exemple, la charte introduit deux dispositions relatives à la prohibition du port des signes religieux ostentatoires par le personnel de l’État et à l’obligation de rendre obligatoire d’avoir le visage découvert lorsqu’on donne ou reçoit un service de l’État.
On ne va pas développer ici les arguments échangés mais ce qui est en jeu est la nature de la société québécoise : doit-elle admettre que le seul espace de liberté laissé est celui de l’assimilation ou être une société libérale dans laquelle le pluralisme est une conséquence inévitable de la liberté individuelle ? Quel sens donner à la neutralité de l’ Etat ?
Le Québec , par son histoire, a rejeté le multiculturalisme ( conçu par la Canada comme une entente entre les deux peuples). Saura-t-il construire un pluralisme intégrateur, voie prônée par Mrs Bouchard et Taylor, capable de gérer la tension entre le respect de la diversité et la nécessité de perpétuer à la fois le lien social et les références symboliques qui le soutiennent ?
Une voie étroite
La conviction de Mrs Bouchard et Taylor est « qu’il serait préférable que l’intégration et les différences culturelles soit négociée entre citoyens, plutôt que par l’entremise de l’État ou des tribunaux ».
Au fond , ils disent que le Droit est malhabile pour traiter des situations locales et singulières qui doivent échapper au corset de la règle.
La société doit élaborer des balises pour guider les citoyens dans leur prise de décision mais pas leur donner des règles qui rigidifient ou qui n’évoluent que par crises. Mais cela suppose une « qualité » des citoyens aptes à produire collectivement ces balises et à les utiliser à bon escient. Tel est le problème politique. La défaite historique du PQ aux dernières élections ( qui voulait se faire élire en développant des thèmes de rejet des immigrants musulmans) a montré que le respect des communautés et de leurs pratiques reste une valeur importante pour beaucoup de Québécois.
[1] On s’est également aperçu que ce n’est pas les musulmans qui demandent le plus d’accommodement, mais les chrétiens. C’est étonnant parce que l’imaginaire est alimenté par des exemples de demandes faites par des musulmans (comme le conducteur du métro ci-dessus), ce qui contribue à biaiser la façon dont la question est abordée.
[YUN1]C’est une nécessité légale aussi, qui donc concerne toutes les entreprises.
Crédit image : CC/Flickr/Axel Drainville
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