par Sophie Gherardi
Qu’en est-il de l’état des lieux de la religion chez les salariés français? Comment se pose la question du fait religieux sur le terrain des entreprises ? Enfin, que dit – ou pas – le droit français et européen sur ce sujet qui touche à une liberté fondamentale ? Telles sont les questions auxquelles ce court article essaie de répondre.
La religion et les salariés français
Le cabinet Sociovision qui réalise chaque année depuis 1975 une enquête de plusieurs milliers d’items dans le cadre de son Observatoire de la société française, a regardé en 2012 comment les salariés français définissent leur lien avec la religion : 55% des salariés déclarent avoir une relation avec une religion, dont 9% de pratiquants réguliers, 33% de croyants peu pratiquants et 13% se disant rattachés à une communauté sans être croyants. De quelles religions s’agit-il ? 44% se rattachent au catholicisme, 5% à l’islam, 2% au protestantisme, 1% au judaïsme. Ces chiffres sont très proches de la moyenne de la population française.
Il est intéressant de zoomer sur les réponses des personnes ayant des parents ou des grands parents issus d’un pays d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient ou d’Asie : ici ils sont 38% à se dire pratiquants réguliers, 30% croyants peu pratiquants et 5% non-croyants rattachés à une communauté (soit 73% contre 55% pour les salariés au sens large). Dans ce segment de la population, 53% affirment : « ma religion est une dimension importante de ma vie et de ma personnalité », contre 22% dans la population totale.
Ces chiffres sont à rapprocher d’un autre résultat, cette fois issu de l’enquête Sociovision de 2013 : 84% des salariés sont favorables à la neutralité religieuse des entreprises. Une écrasante majorité, sans grande différence selon l’âge, le sexe, les secteurs ou la dimension de l’entreprise. Parmi les salariés musulmans, ce désir de neutralité est également très majoritaire, même si c’est moins massif que dans l’ensemble des salariés : 69%. Et un dernier chiffre important, toujours de la même source : pour 79% des Français, la laïcité est une valeur essentielle.
La religion pose-t-elle réellement problème dans les entreprises ?
Selon la grande enquête quantitative sur le sujet menée par l’Institut Randstad et de l’Observatoire du fait religieux (OFRE) en 2013, 28% des managers disent avoir été confrontés au sujet en moyenne, mais 43% dans la Région parisienne. Et 41% des managers pensent que le problème va se poser plus souvent dans les années qui viennent. Mais en 2014, Lionel Honoré, directeur de l’OFRE, constate une évolution nette : si dans l’étude 2013, 86 % des employés et des managers de proximité hors services des ressources humaines indiquaient « ne jamais avoir été confrontés à des questions liées au fait religieux», ils ne sont plus que 56 % dans l’édition 2014. 32 % indiquent y être confrontés «occasionnellement », 12 % de façon régulière. Parmi les faits les plus souvent rencontrés figurent des demandes d’absence (16 %) et d’aménagement du temps de travail (13 %).
Comment expliquer une telle évolution ? Probablement par la forte présence de sujets en lien avec le fait religieux dans les médias en 2013 : affaire de la crèche Baby Loup de Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), mobilisation des pro et des anti « mariage pour tous »… Des événements qui ont pu amener les salariés à davantage s’intéresser au sujet… Et à porter un regard plus attentif sur la présence des questions religieuses au sein de leur organisation. « Les échanges sont à présent menés de manière décomplexée sur le sujet. Les salariés en ont fait un thème d’actualité qu’ils évoquent dans l’espace de travail », note Lionel Honoré. Des salariés sont aujourd’hui plus ouverts au sujet et, dans le même temps, souhaitent une prise en compte claire de la question par l’entreprise.
Lorsque le management doit intervenir pour régler un problème lié à des questions confessionnelles, la situation n’est que très rarement conflictuelle (l’étude ne recense que 3 % de « cas bloquants »). Ce qui est corroboré par d’autres statistiques. Ainsi, parmi les cas de discrimination recensés par la Halde, puis par le Défenseur des Droits, les plaintes portant sur la religion représentent entre 1 et 1,5% des cas, ce qui est beaucoup moins que d’autres discriminations, selon, par ordre décroissant, l’origine, le sexe, l’âge, le handicap. Par ailleurs, une enquête menée par IMS-Entreprendre dans la Cité auprès des entreprises signataires de la charte de la diversité et qui a reçu 317 réponses, montre que 67% d’entreprises n’ont jamais été confrontées à des demandes de leurs salariés. Dans 96% des cas, les problèmes se résolvent par le dialogue, localement.
Reste que la question existe, mais qu’il est parfois difficile de l’aborder. 37% des salariés interrogés par Sociovision estiment : « Dans mon entreprise, il est difficile de parler des pratiques religieuses au travail ». Ces pratiques qui posent problème quelles sont-elles ? Par ordre de difficulté à résoudre, il faut mentionner :
– Le Ramadan,
– Les habitudes alimentaires,
– Les congés pour fêtes religieuses,
– Le port du voile,
– La demande de salles de prières,
– Le sexisme dans le rapport hommes-femmes.
Cette liste fait apparaître qu’en dehors de la question des fêtes religieuses, c’est surtout l’islam qui est concerné. On touche donc à la question du racisme et de la discrimination.
Manager la question de la religion au travail ?
Premier constat, s’emparer du sujet est un signe de maturité, car il faut surmonter des tabous. On voit beaucoup d’entreprises communiquer sur l’égalité des sexes ou l’intégration des handicapés, rarement sur la diversité religieuse. En revanche, un certain nombre de grands groupes, dont la RATP, ont rédigé des chartes, guides de bonnes pratiques, guidelines, etc. pour aider leurs managers à bien réagir face à des revendications d’ordre religieux.
Sans entrer dans les détails, les bonnes pratiques peuvent se résumer en quelques points :
– Privilégier le dialogue
– Connaître et faire connaître le droit
– A des demandes religieuses, apporter des réponses non-religieuses.
La raison d’être de l’entreprise, c’est de produire des biens ou des services, la légitimité du manager s’exerce dans l’organisation du service.
Que dit le droit ?
Sans entrer dans le détail des règles ou de la jurisprudence, les grands principes qui s’appliquent en la matière sont les suivants :
– Un statut est relativement clair, c’est celui des entreprises publiques et de service public. La neutralité de l’Etat doit être respectée par tous les agents (mais ne s’applique pas aux usagers).
– Le cas des entreprises privées est beaucoup plus compliqué. La liberté de religion est une liberté fondamentale. Elle recouvre une liberté d’opinion (croire ce qu’on veut, ne pas croire, changer de croyance), et une liberté d’expression (« la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. » (article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, reprise dans le traité de Lisbonne de 2007). La neutralité laïque n’a pas à s’appliquer dans l’entreprise privée.
– La jurisprudence a, par tâtonnements, élaboré des règles afin que les pratiques religieuses ne viennent pas entraver la vie normale des entreprises. Les restrictions à la liberté peuvent être justifiées par une première série de critères liés à la protection des personnes : la sécurité, l’hygiène, la santé, la protection face au prosélytisme. Une deuxième série de critères porte sur la bonne marche de l’entreprise : la pratique religieuse ne doit pas porter atteinte à l’accomplissement de la mission du salarié, à l’organisation du service en vue de la mission, à l’image et aux intérêts commerciaux de l’entreprise. En bref, aux termes de la jurisprudence
o Aucune limitation générale et systématique de la liberté religieuse ne peut figurer dans le règlement intérieur d’une entreprise privée ;
o Un signe d’appartenance religieuse ne suffit pas pour constituer du
« prosélytisme » ;
o Le « contact avec la clientèle » ne suffit pas pour exiger du salarié qu’il renonce à ses signes d’appartenance religieuse ;
o L’entreprise doit respecter les convictions de chacun mais n’est pas tenue d’accorder à ses salariés des dispositions spécifiques (nourriture, salles de prières ou jours de congés).
Avec un sujet aussi sensible que la religion, les procédures ne suffisent pas. Et comme le rappelle Abdel Aïssou, directeur général du Groupe Randstad France « qu’une entreprise soit grande, moyenne ou petite, elle doit avoir une doctrine sur le management du fait religieux ». Il faut être formé et informé, diffuser les bonnes pratiques, dialoguer, faire du cas par cas. Au fond, comme dans toutes les affaires humaines.
A propos de l’auteur
Sophie Gherardi est Directrice de la publication du site www.fait-religieux.com. Celui-ci vient de mettre en ligne une étude exclusive consacrée aux pratiques des entreprises françaises en la matière.
Crédit image : CC/Flickr/Alexandre Prévot
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