Raconter la vie, tel est le propos (ce n’est pas rien !) de la nouvelle collection de petits livres édités par Pierre Rosanvallon et Pauline Peretz, avec un site du même nom. Raconter la vie, c’est donc aussi, raconter le travail. Le constat de départ est connu et, sans doute, partagé par beaucoup d’internautes lecteurs de METIS : nos représentants, politiques, syndicaux, intellectuels médiatiques et médiatisés, sont à côté de la plaque. Pierre Rosanvallon le redit dans Le Parlement des invisibles, comme une sorte de préface à la douzaine de livres déjà parus. Ils vivent dans un univers clos, comme à côté des choses ; ils jouent une pièce de théâtre dans laquelle les prises de position, les « petites phrases » tiennent lieu de pensée et j’ajouterais qu’à mon avis ils deviennent de plus en plus incultes.
Et pendant ce temps, la vie va. Celle d’Anthony par exemple ouvrier d’aujourd’hui à la recherche d’un vrai métier et de son moi. Anthony est un jeune homme emblématique de notre époque, il n’est pas « issu de la diversité » (quelle épouvantable expression !), il n’a pas grandi dans une famille pauvre et n’est pas paresseux. « J’ai 27 ans, j’ai quitté l’école en seconde en 2003. Evidemment je le regrette maintenant, car je le paie cher… Moi c’est vrai c’est l’école qui m’a cassé ». Faut-il rappeler que chaque année 130 000 jeunes sortent du « système Education Nationale » sans qualification aucune. La longue séquence qui suit est faite de petits boulots, de contrats courts, très courts parfois : deux mois pour distribuer un gratuit à l’ouverture du métro Place Bellecour à 5 heures du matin. Les autres étaient des étudiants. Un contrat – non un deal, c’était au black mais il y avait eu une annonce dans ParuVendu – dans un bar à vins nocturne : travail de 23h à 5 heures du matin. Comment on y va ? « J’avais vraiment compris ce que ça voulait dire tomber en bas de l’échelle. »
Et puis il y eut aussi les fausses promesses de la formation : en lisant je crois entendre les conseillers de la Mission Locale ou de Pôle emploi vanter les mérites du CACES (Certificat d’Aptitude à la Conduite Sécurisée), très en vogue en ce moment chez ceux qui s’occupent d’emploi. Anthony se réjouit en voyant sur Google que la logistique est un super secteur…Il obtient le CACES 5 : super aussi. Premier exam réussi ! Mais le cycle des « contrats d’une journée » reprend…Les conditions de travail dans des entrepôts pas chauffés en hiver, n’en parlons pas…Les mirages de la formation à nouveau : un bac pro en alternance. Travail dans une entreprise, plutôt bien et sérieuse celle-là, mais voilà : « les soi-disant formateurs se comportaient comme des profs ordinaires. » Anthony tourne le dos et s’en va. Je me revois expliquant lors d’une Conférence récente qu’il faudrait vraiment profiter des situations d’alternance pour innover, pour inventer des pédagogies nouvelles. Pas la peine de chercher des Universités américaines prestigieuses pour théoriser la « classe inversée » et réinventer le « do-it yourself », il suffirait d’apprendre à faire des aller et retours entre ce que l’on apprend en travaillant et ce que l’on peut apprendre en se formant. Des mots, tout ça ! Anthony lui, il a butté sur son vécu et ne peut plus entrer dans une salle de classe : « la bombe de mauvais souvenirs m’avait éclaté à la gueule ».
Anthony ne reste jamais longtemps au chômage, il n’est pas un « profiteur du système »…La longue litanie des CDD, ou même des CDI (quand les conditions de travail sont trop pourries, on vous propose un CDI…), des arnaques parfois même : des entreprises qui n’existent pas.
Les coursiers, les chauffeurs-livreurs avec qui s’embarque (embedded comme sur les lieux de combat) la journaliste Eve Charrin pour écrire La course ou la ville ont parfois des CDD, mais le plus souvent des emplois stables. A un certain prix. C’est une enquête-écriture à la manière du Quai d’Ouistreham de Florence Aubenas. C’est la nature du travail, la manière dont chacun se débrouille pour le faire, qui sont explorées tout au long des 66 pages du livre.
Les contraintes que l’on ne voit pas lorsque l’on récupère ses précieuses capsules Nespresso (on ne peut pas s’empêcher de redouter que le livreur ne les pose, exposées à la convoitise de tous, juste devant la loge du gardien parti faire une course…). La galère des codes, la course à la recherche des gardiens qui ne veulent plus signer les bons de livraison. Chacun ses problèmes et le Bon Dieu de la consommation pour tous ! Le camion mal garé, ou coincé dans une rue étroite par un camion-poubelle parce que les employés de la ville, eux, ont obtenu des horaires confortables…Et par-dessus tout aujourd’hui l’œil électronique qui voit tout : « plan de tournée établi par logiciels, flashage des colis par scans (donc suivi chronologique minutieux de l’activité), géolocalisation, chronotachygraphe pour les gros véhicules, téléphones portables…Toutes les innovations de ces dernières années mesurent, encadrent, contrôlent ».
Il faut lire ces 66 pages : c’est juste l’envers de notre vie de consommateur. Qui veut que tout soit en rayons lorsqu’il entre dans une boutique. Qui commande en ligne à minuit mais ne se soucie pas de comment ça arrivera à la maison, puisque ça arrivera : il peut même suivre sa commande en temps réel…C’est accablant, angoissant aussi, parce que ce n’est pas juste une question de conditions de travail, ou de formes d’emploi. C’est la conception même de notre mode de vie.
Lisez donc les petits livres jaunes, oranges ou rouges, qui racontent la vie et le travail. Vous serez pris par le grain de la vie, de son écriture, au-delà de la langue de bois qui dévalorise les mots. Après on peut s’interroger sur la nature du regard qui est porté : celui du sociologue, du journaliste, de la romancière (Annie Ernault dans Regarde les lumières mon amour) qui a en réserve des grilles d’analyse, des schémas critiques et sélectionne dans le réel. Mais on a besoin de tout : le récit naïf, ou faussement naïf, le récit personnel, l’investigation savante (je pense au dernier livre de Gilles Kepel, ou à son Quatre vingt treize).
A propos de la collection de livres (Seuil, 2014) et du site « Raconter la vie »
– Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui
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