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D’un coté, l’émergence de pratiques de consommation collaborative participe de la création d’innovations et de lien social. Elle facilite l’accès à coûts réduits à des services inaccessibles autrement, de transports, de logements ou de matériels notamment… Il y a bien un usage de valeur, une valeur créée par l’usage (un travail ?), une valeur d’usage accrue grâce à une déconnexion de la propriété et de la jouissance d’un bien.

 

swap team

De l’autre, sur le volet de la production de ces services, des entreprises prélèvent, sur un mode automatisé et souvent en toute opacité, une certaine valeur monétaire. Cela échappe à l’impôt souvent, mais surtout, une production est réalisée sans souci du respect d’obligations sur le travail. Cela crée les conditions d’une concurrence déloyale dont certains secteurs (hôtellerie, transports, taxis…) s’émeuvent déjà. La convivialité, des rencontres et l’argument d’un meilleur usage, sont ainsi des alibis d’un recours extensif à une forme de travail, pas toujours illégale, mais « gris », et pour des activités économiques dont la rentabilité exceptionnelle repose précisément sur la non rétribution de la « sur valeur » d’un travail « invisible ».

 

Consommation mutualisée d’accord

D’un point de vue économique, il faut en effet distinguer ce qui relève de la consommation/ partage « collaboratif » et ce qui relève d’une production de valeur monétisée. Tant que c’est gratuit, nous sommes dans le don et le contre don. C’est juste sympathique. C’est certainement le marqueur et un accélérateur d’une mutation progressive des habitudes de consommation. C’est un apprentissage collectif de nouvelles opportunités rendues accessibles par la technologie. C’est un signe d’une évolution du rapport à la propriété des biens tangibles de consommation, voire, une réinvention moderne du troc (échanges de services). L’intérêt et l’importance prise par ces phénomènes dit bien les impasses du modèle industriel ; toujours plus de biens tangibles plus ou moins mal utilisés. Cela dit bien combien des technologies de l’internet et des réseaux peuvent contraindre les grands opérateurs à revoir leurs politiques de prix et l’accessibilité de leurs services. Quand ces pratiques profitent aux « sans ressource » (« low revenue »), c’est une réponse démocratique aux tensions liées la crise. Difficile en effet de ne pas y voir une offre de consommation, par défaut plus que par choix, boostée par la crise et les frustrations nées des inégalités croissantes de pouvoir d’achat.

 

Mais production d’abord, entre effet d’aubaine et trafic de main d’œuvre

Au risque d’endosser le rôle convenu de « scrogneugneu passéiste », deux limites tempèrent notre enthousiasme. Puisque cela se développe, et c’est déjà le cas pour le co-voiturage ou la location temporaire de logements en ville, ce sont des millions d’Euros et des milliers d’équivalents temps pleins d’activités à la clé, mais justement pas d’emploi. Sur le fond, dès qu’il y a une tarification au-delà du coût direct de la plate forme de rencontre et de la mutualisation de frais, il s’agit d’un effet d’aubaine. Cela relève d’un mécanisme de monétisation. C’est une forme de marchandisation encore accrue par une transformation opportuniste d’objets créés et possédés pour un usage domestique…, en un capital productif de services lucratifs !

 

La liberté qui va avec est en même temps un espace de dérégulation. Ce n’est pas seulement le cas pour des échanges marchands qui échapperaient au fisc. C’est surtout un problème du fait d’une mise en invisibilité supplémentaire du travail. Celui qui conduit les autres travaille. Celui qui accueille et fait le ménage dans son appartement personnel travaille. Celui qui vous met en main son outillage, dès lors que la relation de service fait l’objet d’un échange marchand, travaille. Tant que nous sommes dans le gratuit ou une tarification au coût marginal, l’enjeu de relation prend le pas sur l’activité de travail et ce peut être un supplément de lien social bienvenu. Mais dès qu’il y a tarification, il n’y a plus don, il n’y a plus création de lien. Et surtout, si le travail qui s’exerce dans ce cadre n’est pas « marginal », s’il devient source d’un revenu nécessaire sinon principal, alors ce travail là n’est pas reconnu. Invisible, il a toutes les chances de se développer dans la clandestinité, hors du salariat, fondement de l’Etat social.

 

Du collaboratif et de l’internet, et c’est la fin du travail ?

Ce n’est pas une critique en soi. Il n’y a pas toujours concurrence. Il n’y a pas que des taxis clandestins promus au bénéfice des nouveaux tartuffes de start up embusqués sur les marges du droit et les rentes perverses de professions règlementées ou de monopoles. Il y a des gens aux moyens modestes qui voyagent grâce aux plates formes de covoiturage, et pas seulement des convoyeurs de substances illicites. Il n’y a pas que des locations illégales qui passent par les sites collaboratifs. Il y a là de la créativité, de l’invention, des rencontres, avec justement l’enjeu de la confiance. Il faut savoir l’accorder avant de pouvoir compter dessus. Il y a là une exploitation excitante d’une technologie nouvelle dont les usages s’inventent jours après jours.
Mais de grâce, ne retombons pas, à chaque nouvelle innovation technologique dans le fantasme qui voulait que « le communisme, c’est les soviets et l’électricité »[1] (Lénine). On connaissait déjà l’ambivalence des initiatives tendant à « mettre le client au travail »[2], à monétiser ses savoirs (leads users et autres fans communities). Creative consumers et crowd sourcing relèvent évidement d’un modèle de captation de valeur intellectuelle, pas nécessairement illégitime, mais sans modèle de production. Il y a dans la consommation dite collaborative, un effet d’aubaine pour les uns en même temps que l’extension rapide d’un nouveau modèle de prédation d’une valeur (non marginale) pour les autres, sans que soit repensé le modèle de création de cette valeur.

 

Le succès de ces formules indique l’urgence d’une évolution de notre modèle de valorisation économique de la production, notamment quand il s’agit de productions intellectuelles, de services co produits et réalisés sur un mode décentralisé, localisé et instrumenté par les réseaux. Il n’y pas de modèle de consommation de valeur, serait-il à coût marginal pour une valeur immatérielle, qui puisse faire durablement l’impasse d’un modèle de production de cette valeur, donc du travail ! La valeur du travail n’est jamais marginale, sauf à le nier, sauf à en rester à seule la mesure fournie par l’échange marchand par transferts de droits de propriété sur des objets.

 

La technologie et les plates formes ne créent pas de valeur. Elles en permettent sans doute l’organisation, mais tout autant d’en détourner une part du bénéfice monétisable de manière fort peu collaborative. On peut aujourd’hui constater l’émergence de modèles d’affaires (de « prédation collaborative »), mais pas encore d’un modèle économique collaboratif (de production). Ce que démontre in fine l’extension du phénomène, c’est que la valeur produite par le travail ne se limite pas à l’objet et à sa possession. Elle nait de l’usage et si elle est « vendable », elle n’est pas mesurable. Mais c’est le travail, et lui seul, qui est producteur de valeur.

 

[1] Voir la version Rifkin du « prosommateur » comme horizon du dépassement du capitalisme par l’internet et par lui-même, épinglée par un article dans Médiapart de Joseph Confavreux et le blog de Jean Gadrey

[2] CF les travaux notamment de Marie Anne Dujarier

 

Crédit image : CC/Flickr/Emily Leclerc

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.