7 minutes de lecture

par Albane Flamant

L’économie collaborative, c’est aussi créer des relations inattendues entre différents acteurs. C’est dans cette dynamique que s’inscrit ShareLex, un site dont l’ambition est de rassembler une communauté d’entrepreneurs, de militants et d’experts pour faciliter l’accès au droit et proposer des solutions juridiques innovantes. Ses groupes de travail (les « LaboLex ») se penchent sur des sujets divers, comme par exemple les monnaies sociales, les banques de temps et les données personnelles, et forment aujourd’hui un réseau de contributeurs qui s’étend au-delà des frontières françaises. Metis s’est entretenu avec Anne-Laure Brun-Buisson, médiatrice, avocate et co-fondratice de ShareLex.

 

Anne-Laure Brun Buisson

 D’où vous est venue l’idée de ShareLex ?

Mes années d’expérience en tant qu’avocate dans un cabinet anglais m’ont permis de faire plusieurs constats. J’ai pu toucher du doigt le fait que même dans le monde du droit des affaires, il y avait des besoins juridiques qui ne pouvaient pas être satisfaits, notamment pour les entrepreneurs. Le droit est trop cher, trop compliqué, et les experts sont relativement inaccessibles. Il y a tout un décorum autour de la personne de l’avocat et de son image publique qui fait qu’on a du mal à aller le voir quand on commence un projet. Et pourtant on ne peut pas participer au jeu économique et social sans en connaitre les règles, c’est un vrai problème de démocratie et de citoyenneté.

 

J’ai aussi réalisé que dans mon métier, j’apprenais beaucoup de mes clients. J’avais mon expertise, mais eux de leur côté avaient un regard très intéressant sur la situation juridique à laquelle ils étaient confrontés. Sur ces sujets-là, l’expérience a autant de valeur que l’expertise, et j’ai toujours trouvé dommage que les entrepreneurs sociaux par exemple, avec qui j’ai beaucoup travaillé, ne partagent pas ce qu’ils avaient découvert alors qu’ils se posent souvent les mêmes questions : il y a vraiment une énorme déperdition d’énergie à toujours recommencer le même travail. Même l’avocat ne perd rien à partager sur des sujets liés à la création d’entreprises, au droit social… 

 

Le dernier constat que j’ai fait, c’est que dans les cabinets d’avocats, la progression des collaborateurs était assez bloquée. Il leur est difficile de devenir associé, de se faire connaitre, alors que ce sont quand même eux qui portent en partie le cabinet. Dans mon équipe, j’avais des gens très talentueux et j’ai trouvé qu’il serait intéressant de créer des relations avec des utilisateurs du droit qui ne soient pas uniquement commerciales. A l’inverse, les relations qui prennent traditionnellement place entre avocat et client créent beaucoup d’irritation des deux côtés – pour l’utilisateur, le temps c’est de l’argent, et pour l’avocat il est de plus en plus dur de facturer l’intégralité de son travail. Cette relation a besoin d’évoluer. 

 

J’ai donc crée ShareLex, non seulement pour faciliter la rencontre entre experts juridiques et utilisateurs, mais aussi pour qu’ils puissent faire de la recherche collaborative en apprenant les uns des autres. Pour les juristes, cela leur permet de faire avancer les connaissances juridiques communes sur certains sujets, en plus de se faire connaitre en montrant ce qu’ils savent faire. Nous avons donc des espaces de rencontre physique, qu’on appelle des LaboLex et qui rassemblent des acteurs d’univers variés pour répondre à un problème concret ainsi qu’un forum qui permet à ces groupes de partager leurs travaux en ligne. La règle fondamentale, c’est de publier sous licence libre toutes nos avancées. 

 

Sous licence libre? C’est à dire ? 

Sous licence libre, cela signifie que tout le monde peut accéder au contenu, l’utiliser, le diffuser et le modifier, sous réserve d’en attribuer la paternité à ShareLex. Nous fonctionnons sur base de groupes de travail avec un réel objectif de qualité pour notre contenu. Notre objectif est de partager des solutions juridiques grâce à un travail collaboratif qui a lieu en amont de la première publication. Il ne s’agit donc pas pour ShareLex de faire du conseil juridique, notre approche est celle de la co-construction de connaissances. C’est ce qui nous distingue d’autres forums juridiques totalement ouverts, sur lesquels tout le monde peut contribuer. Nos groupes sont ouverts parce que tout le monde peut participer, mais ce qui est publié fait l’objet d’une revue au sein du groupe, avant que les travaux puissent être accessibles à tous les visiteurs de notre site.

 

Pour l’instant, nous avons des membres actifs dans une dizaine de groupes de travail. Notre enjeu, c’est d’aller beaucoup plus loin dans le développement des Labolex, pour qu’ils se multiplient et fonctionnent de manière décentralisée. Nous sommes présents pour l’instant en France et en Espagne, et un petit peu en Belgique.

 

Mais qui participe à ces Labolex?

Les acteurs sont d’origines très variées, leur point commun étant de s’intéresser à une même question juridique. Dans le groupe des monnaies sociales, porté par l’association TAOA, on a des économistes, des entrepreneurs, des militants et des juristes. Pour celui de l’OpenAccess, porté par le collectif HackYourPhd, il y a essentiellement des chercheurs, des juristes, des responsables d’espaces de co-working … Pour le moment nos Labolex concernent essentiellement des problématiques liées à l’innovation, mais nous allons bientôt commencer à travailler sur des problèmes de droit beaucoup plus quotidien, comme par exemple le droit au logement.

 

Je ne peux pas m’empêcher de me demander quel intérêt y trouvent vos juristes. N’est-ce pas en soi un peu contre-productif pour eux, vu qu’il s’agit de réponses  pour lesquelles ils sont susceptibles d’être rémunérés ?

Oui et non, parce qu’aujourd’hui on se rend compte que plus personne ne veut payer pour un certain type de services qui sont considérés comme devant faire partie des « biens communs »: c’est à ce besoin que ShareLex essaie de répondre en construisant ce qui relève du bien commun en matière juridique. On aura toujours besoin d’avocats pour le reste, pour un conseil plus affiné, plus précis, pour le contentieux, mais il y a une information de base pour laquelle plus personne n’est prêt à payer. Je pense que c’est vraiment bénéfique pour tout le monde.

 

Les juristes qui participent à nos Labolex y trouvent un intérêt, et même quand il y a un déséquilibre, ils y trouvent des bénéfices inattendus. Dans notre Labolex des monnaies sociales par exemple, les juristes ont beaucoup appris au contact des différents acteurs qui « font » les monnaies sociales. Quand il a été nécessaire de faire des recherches poussées et d’écrire sur le sujet, le travail n’était plus vraiment collaboratif ce sont alors les membres du LaboLex qui leur ont trouvé un financement pour le faire. D’une certaine façon, nos groupes de travail s’auto-régulent pour qu’un équilibre soit maintenu entre les contributions des uns et des autres.

 

Et dans ces LaboLex, vous avez vocation de créer des nouveaux concepts de droit ?

Tout à fait, tout particulièrement pour l’économie collaborative et nos autres domaines de l’innovation dans lesquels il n’existe tout simplement pas vraiment de cadre juridique pour l’instant, comme par exemple pour le thème de l’open access. Dans les Labolex, on ne fait pas du droit in abstracto, on fait du droit dans un contexte. Chacun de ces groupes manie beaucoup de concepts de droits (droit administratif, droit public, droit des obligations…), mais essaie de répondre à des problèmes concrets, pour que le contenu ainsi créé soit accessible à n’importe qui, même sans formation juridique. A mon sens, c’est ce qui manque en droit : il faut partir du problème plutôt que de la règle juridique. Cela signifie par exemple qu’il faut expliquer au chercheur comment et pourquoi publier en open access et non lui faire un cours sur le droit d’auteur en général.

 

Vous avez beaucoup travaillé avec des entrepreneurs sociaux. Pouvez-vous me parler de leurs besoins, de leur démarche?

Pour eux, le droit est vécu comme quelque chose de très abstrait, et surtout comme un mal nécessaire. Cette question prend beaucoup de place dans leur réflexion, et les empêche parfois de penser aux implications éthiques. Concrètement, cela signifie que bien souvent, lorsqu’on parle de gouvernance par exemple, ils vont s’attacher aux statuts, pour se débarrasser le plus vite possible du « problème », alors que le sujet est plutôt de savoir comment ils veulent prendre les décisions, quelle est la place de chacun, son statut etc… En d’autres termes, la question de savoir ce qu’il « faut » faire prend trop de place pour les entrepreneurs, parce qu’ils ont le sentiment d’être envahis de problèmes juridiques auxquels ils n’ont pas de réponse.

 

Crédit image : Anne-Laure Bruin Buisson

Print Friendly, PDF & Email
+ posts