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« Que ta joie demeure » est un film métaphysique. La caméra contemplative du québécois Denis Côté filme longuement les mouvements répétitifs, rituels, obsessionnels, des différentes machines qui peuplent plusieurs usines d’univers industriels aussi différents que la métallurgie, la buanderie, la menuiserie ou la confection. Les images documentaires se mêlent à la fiction. Le bruit sourd et envahissant des machines est interrompu pour laisser la place à deux ou trois monologues et à quelques brefs dialogues. A l’écran les ouvrières et les ouvriers parlent de leur travail quotidien mais la question qui les taraude au fond et qu’ils ne parviennent pas à formuler est celle qu’Alphonse de Lamartine posait à propos de sa terre natale et « du banc rustique où s’asseyait son père » : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?». Et le doute n’est pas permis, pour le cinéaste la réponse est positive : les machines ont une âme.

 

VW-Usine

Notre travail, quel qu’il soit, s’exerce en lien avec des outils et des machines. C’est un constat ni nouveau ni original. Des théories innombrables s’inquiètent de la domination irrémédiable qu’exerceraient désormais ces monstres mécaniques et numériques, qui telle la créature de Frankenstein auraient échappé à leur concepteur. A l’opposé, d’autres récits plus optimistes nous rappellent régulièrement la supériorité absolue et définitive de l’entendement humain.

 

Denis Côté se garde bien de prendre position dans ce débat. « Que ta joie demeure » est l’histoire de la complicité- il faudrait écrire de la communion- entre l’homme et sa machine, égaux devant la tâche à accomplir. Ils se connaissent bien après plusieurs années à travailler ensemble. Ils ont partagé des bons et des mauvais moments, des joies et des peines, ils se respectent, ils se parlent, ils se font confiance. Comme le titre l’indique, c’est une histoire joyeuse, même s’il faut craindre que ça ne dure pas.

 

La relation entre ces ouvrières et ces ouvriers et leur machine est presque charnelle, c’est un corps à corps plein de familiarité et de douceur. On pense à la proposition de Bruno Latour de créer un « parlement des choses » de façon à étendre la réflexion sur le social et ses acteurs aux non-humains, êtres vivants doués de sensibilité comme le sont désormais les animaux, ou machines diverses et omniprésentes. Denis Côté nous convainc facilement que seul notre aveuglement anthropocentrique nous conduit à les considérer comme de simples exécutants alors qu’ils sont des contributeurs, parties prenantes indispensables de nos tentatives pour imaginer un monde où il fasse bon « vivre ensemble ».

 

Mais le cinéaste n’oublie pas qu’il est avant tout documentariste. Son film ne se borne pas à célébrer cette union entre les hommes et les machines. Si le travail use les machines il affecte aussi jour après jour les humains. Nous voyons ainsi apparaître le travailleur déprimé, celui qui porte intérêt à son entreprise qui ne lui rend pas, celui qui est fier d’aller vite mais à qui la routine fait peur et qui voudrait bien changer. Il y a aussi cette ouvrière qui ne trouve pas de travail et qui tente de se rendre utile dans l’atelier mais qui reste invisible aux autres, occupés à leur tâche. Il y a le temps des pauses, à la cantine, à la machine à café, sur les escaliers, là où il est possible de fumer une cigarette en bavardant ou en relayant les potins les plus invraisemblables (en l‘occurrence les amours cachés entre le prince Charles et le Roi Hassan du Maroc…).

 

Mais bien vite la métaphore et la métaphysique reprennent le dessus. Un enfant violoniste vient jouer devant les ouvrières et les ouvriers tous réunis et l’espace d’un instant on a envie de croire en cette relation fusionnelle entre la virtuosité humaine et les possibilités infinies des choses que les humains conçoivent et fabriquent, et de croire que les non-humains sont non seulement doués de sensibilité mais aussi capables de mettre du cœur à l’ouvrage et de s’engager corps et âme dans leur travail. C’est que la magie du cinéma existe. En nous offrant sur grand écran et pendant un peu plus d’une heure des images superbes et un récit inattendu et souvent déroutant, « Que ta joie demeure » ne nous explique pas qu’un autre monde est (peut-être) possible. Il le fait exister. Pour notre plus grand plaisir.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.