par Albane Flamant
En Europe, les systèmes juridiques du travail sont remis en question. Pour certains, la solution est de passer à plus de médiation, tandis que d’autres veulent la disparition pure et simple de ces organismes. Quelles sont les grandes tendances des tribunaux du travail européens ? Entretien avec Sebastian Schulze-Marmeling, chercheur associé au Centre d’études de l’emploi et auteur d’une étude comparative intitulée » Les conseils de prud’hommes : un frein à l’embauche ? «
Quelles sont les grandes tendances européennes quant aux recours aux juridictions du travail ?
En Europe, il existe de nombreuses différences dans la composition et les compétences des tribunaux du travail. Il est donc plus intéressant de parler de l’évolution du nombre de recours au fil des années, plutôt que du nombre de recours par millier de salariés par exemple.
Dans cette optique, on peut en fait distinguer quatre grands groupes européens. Il y a d’une part les pays anglo-saxons, dont les recours aux tribunaux du travail ont explosé au cours des dernières décennies : au Royaume-Uni, le taux de recours a quadruplé entre 1981 et 2010 et a encore plus augmenté en Irlande entre 1991 et 2010. L’Europe continentale représente quant à elle un groupe de pays avec des niveaux de recours moyens. La France, par exemple, est un pays typique dont l’évolution du taux de recours est très stable depuis la réforme Boulin de 1979. A l’autre extrême, nous avons les pays d’Europe de l’Est et de l’Europe centrale, dont le nombre de recours est très volatile d’une année à l’autre.
Les pays nordiques sont un cas un peu particulier du fait qu’il n’y a de statistiques directes que pour la Finlande, qui possède un des taux de recours les plus bas en Europe avec seulement 0,7 demande pour 1000 salariés. Notre étude a permis d’élargir ce constat à l’ensemble de la région : les droits individuels sont gérés par les partenaires sociaux et les conflits sont donc généralement résolus en dehors des tribunaux. En Suède, il est même quasiment impossible d’avoir recours à un tribunal du travail sans avoir l’appui d’un syndicat.
On constate que de nombreux pays ont récemment décidé de réformer leurs tribunaux du travail et de promouvoir des solutions alternatives telles que la médiation. Que penser de cette évolution ?
Pour moi, c’est une approche intéressante mais qui un peu éloignée du véritable problème qui se pose. En France, on parle de réformer les conseils des prud’hommes, mais fondamentalement, chaque affaire représente un conflit dans une entreprise et la question est de trouver comment éviter et gérer ces conflits au sein de l’entreprise. C’est une notion qui est relativement absente du débat. On se rend pourtant compte que la promotion de la représentation des salariés dans l’entreprise par exemple, diminue directement le recours aux conseils des prud’hommes de 40 à 50%.
Pour revenir à la médiation, c’est une approche qui peut marcher, mais pas si cela implique de rendre l’accès à la justice plus difficile, comme c’est actuellement le cas en Angleterre, où le ministère de la Justice fait payer le dépôt de plaintes aux tribunaux du travail. Dans ce cas de figure, le conflit est toujours là, mais il s’exprime différemment, de façon plus subtile à l’intérieur de l’entreprise, sous forme par exemple d’absentéisme. C’est pourquoi, l’absentéisme est un indicateur de conflit comme le recours aux CPH (d’où la corrélation positive). Pour les grèves, par contre, on trouve un effet cathartique d’où la corrélation négative.
Vous avez parlé de l’impact de la représentation des salariés, de l’absentéisme, des grèves… Quels autres facteurs faut-il prendre en compte quand on analyse les recours au conseil des prud’hommes ? Votre étude parle notamment des effets du chômage ?
En effet, il y a un lien entre le chômage, ou plutôt le contexte économique général, et le nombre de recours. Mais, notre explication de ce phénomène diffère de celle du patronat français (Laurence Parisot, Janvier 2014). Le nombre de recours augmente suite à une hausse du chômage (et non l’inverse) pour un nombre de raisons complémentaires : tout d’abord, du fait de la situation économique, l’atmosphère en entreprise est souvent plus tendue et favorise les conflits. Cela veut dire qu’il y aura plus de licenciements pour raisons économiques et personnelles, mais aussi plus de raisons de les contester, puisque les employés licenciés auront moins de chance de retrouver un emploi.
En dehors du taux de chômage, on remarque également que le nombre de recours aux tribunaux du travail est beaucoup moins élevé dans les pays où les employés sont couverts par une convention collective, comme c’est le cas dans les pays scandinaves. Cela vient du fait que les partenaires sociaux se sont mis d’accord sur certaines règles de comportement et qu’il y aura donc moins de conflits si le licenciement se conforme à ces règles.
On parle aussi souvent de l’impact du droit sur le nombre de recours, au vu de son évolution au cours des dernières décennies, aussi bien en matière de droit du travail que d’accès à la justice. En France par exemple, on a généralisé dans les années 1970 les conseils des prud’hommes qui sont maintenant présents dans toutes les régions et accessibles à tous les salariés. Il y a aussi eu de nouvelles lois qui ont donné jour à de nouveaux motifs de contestation d’un licenciement, comme celles contre la discrimination : on m’a viré à cause de ma religion, de mon genre, de mon âge… Mais cela n’explique pas tout. Il y des pays dont le droit du travail a beaucoup changé (le Royaume-Uni) et dont les recours aux tribunaux du travail ne cessent d’augmenter, mais il y en a aussi d’autres, comme l’Allemagne, qui ont connu très peu d’évolution et dont le taux de recours reste pourtant volatile.
En France, on parle beaucoup de la réforme imminente des prud’hommes par Emmanuel Macron. La France est l’un des deux pays étudiés par l’OCDE où les juges professionnels ne sont pas impliqués dans les conflits privés du travail, une particularité que le ministre se propose entre autres de réformer. Que pensez-vous de cette évolution ?
Cela peut bien sûr avoir des effets positifs : le taux d’appels dans les conseils des prud’hommes est particulièrement élevé par rapport aux tribunaux de commerce ou aux un tribunaux d’instance (62% en 2012). L’introduction de juges professionnels pourrait éventuellement aider à renforcer la légitimité des décisions prud’homales mais ceci ne suffirait sûrement pas. Ce dernier point est traité en profondeur par le rapport Lacabarats qui propose des nombreuses initiatives pour rendre les processus devant les prud’hommes plus efficaces.
Reste que le taux d’infirmation totale devant les cours d’appel s’élève à 20%. Les patrons, qui voient le conseil des prud’hommes comme un organisme donnant (à tort) toujours raison aux salariés du fait de sa composition non-professionnelle, ont donc peu à attendre de cet aspect spécifique de la réforme. C’est une pratique qui marche bien en Allemagne et au Royaume-Uni, mais en soi, cela ne changera pas grand-chose : les conseils français font déjà de toute façon appel à un juge professionnel en première instance quand ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. M. Lacabarats a donc raison quand il souligne que la plupart de demandes devant les prud’hommes est d’ores et déjà tranchée par les juges professionnels.
Une chose est sûre : les élections de juges non-professionnels auprès des salariés et des employeurs coûtent très cher et mobilisent peu d’électeurs. Dans ce contexte, j’espère que la réforme Macron abordera les problèmes financiers inimaginables auxquels les prud’hommes sont aujourd’hui confrontés. Certains d’entre eux n’ont par exemple connecté leurs ordinateurs à internet que l’année dernière, faute de moyens, et d’autres n’ont même plus assez d’argent pour se payer des enveloppes pour envoyer leurs convocations.
A propos de l’auteur
Sebastian Schulze-Marmeling est chercheur associé au Centre d’études de l’emploi (CEE) et chargé de projet chez ASTREES (Association travail emploi Europe société).
Pour aller plus loin
Sebastian Schulze-Marmeling. Les conseils de prud’hommes : un frein à l’embauche ? (CEE – juin 2014)
Royaume Uni : les recours aux tribunaux du travail baissent de 79% (Metis Europe – mars 2014)
Laisser un commentaire