Les débats autour de la loi Macron l’ont illustré une fois de plus : pour les tenants de la réforme structurelle, la France reste un mauvais élève en Europe ; pire, un élève qui triche en voulant leurrer les gendarmes bruxellois à coup de réformettes sans consistance, dans l’espoir de se soustraire à LA réforme, la vraie, la seule capable de ramener compétitivité, croissance et emploi. Mais n’est-ce pas là un mythe ?
L’urgence serait du côté des retraites (à réformer cette fois pour de bon, plus pour rire) et surtout du marché du travail ; à quoi s’ajoute, pour faire bonne mesure, la chasse aux rentes et autres corporatismes, notaires et syndicats embarqués pour le coup sur le même bateau.
La réforme est en marche, et depuis longtemps
Faut-il rappeler qu’en matière de retraites, la durée de cotisation est passée depuis 1994 de 150 à 166 trimestres (172 à l’horizon 2020), l’âge légal de 60 à 62 ans, la période de calcul du salaire de référence du privé des 10 aux 25 meilleures années ? Sans parler des retraites anticipées, en voie d’extinction hormis les carrières longues et les victimes de l’amiante. Avec des effets tangibles : l’âge de départ recule et le taux d’emploi des seniors augmente, moins cependant que leur taux de chômage. Certes il subsiste de fortes inégalités entre régimes, mais comment tenir pour négligeables les changements accomplis ?
Même complainte à propos du marché du travail, où tout ou presque resterait à faire pour doter enfin la France d’un régime d’emploi aussi performant qu’au Royaume-Uni ou en Allemagne, dont les bons résultats en matière de croissance et de chômage sont mis directement, sans beaucoup d’examens, au crédit des diverses flexibilités et incitations au travail héritées pour l’un des années Thatcher, pour l’autre des réformes Hartz.
Oubliés les multiples dé-tricotages du régime de temps de travail issu des lois Aubry, la réduction des durées d’indemnisation en assurance chômage, les flexibilités permises par l’ANI « Modernisation du marché du travail » de 2008 (doublement des périodes d’essai, rupture conventionnelle du CDI), les dispositions de l’ANI « Sécurisation de l’emploi » de 2013 réduisant les contraintes et risques procéduraux dénoncés de longue date par le patronat en matière de licenciements économiques.
Réformettes que tout cela, qui n’auraient fait que reporter la vraie réforme, celle qui ferait sauter le verrou de la cause réelle et sérieuse du licenciement (par exemple en adoptant un« contrat unique ») et réduire pour de bon durée d’indemnisation et taux de remplacement de l’assurance chômage, présentée, elle aussi sans beaucoup d’examen, comme la plus généreuse d’Europe.
La flexibilité se porte bien
Pendant ce temps, que se passe-t-il sur le marché du travail ? Malgré (ou à cause de ?) la crise, les CDD connaissent depuis 2010 une envolée spectaculaire (ils pèsent aujourd’hui pour 85 % des embauches du privé contre 70 % avant 2008), portée par les contrats très courts (moins d’un mois) et qui a fait passer en 5 ans le taux de rotation de la main d’œuvre de 45 % à 60 %. Dans le même temps les embauches en CDI diminuent et les licenciements (économiques aussi bien que personnels) stagnent à un niveau historiquement bas (comme les démissions, fait plus habituel en période de chômage croissant). Les ruptures conventionnelles connaissent à l’inverse un succès croissant (1,8 million depuis 2008, près de 350 000 en 2014 -soit une rupture de CDI sur 6). Quant à la part de chômeurs couverts par l’assurance-chômage, elle oscille bon an mal an autour de 40 % tandis qu’un chômeur inscrit sur 5 perçoit le RSA.
Justement, répondent les réformistes structurels. C’est bien parce que la protection du CDI est trop stricte et l’assurance chômage trop généreuse que le fossé se creuse entre insiders et outsiders. A vouloir trop protéger on exclut, et le poids des ajustements se reporte sur les plus vulnérables, les débutants, les sans diplôme, les peu qualifiés, et parmi eux les femmes et les membres des minorités. Tous ceux que leurs faibles attributs productifs empêchent de franchir le mur dressé par le CDI, le SMIC et le poids des cotisations patronales, pour ne mentionner que les pires de nos rigidités.
Réformer le marché du travail serait par conséquent faire œuvre non seulement d’efficacité mais aussi de justice : puisque tout vaut mieux que le chômage, l’exclusion et la pauvreté, il nous faut accepter d’en rabattre sérieusement sur les acquis du régime salarial hérité des Trente glorieuses, aujourd’hui insoutenables, sous peine de voir encore se creuser les inégalités, grossir les risques de rupture sociale et se poursuivre le déclin industriel.
Comment ignorer cependant que la médaille a son revers, et de taille : partout où la réforme a suivi cette voie, loin d’avoir freiné les inégalités de salaire et d’emploi elle les a aggravées, particulièrement en grossissant les rangs des travailleurs pauvres assignés aux emplois peu qualifiés, précaires et à temps partiel court. Certes, là où le CDI est le moins contraignant (pays anglo-saxons) le poids des CDD n’augmente guère, pour autant qu’ils soient clairement identifiés comme tels. Mais ce serait une lourde erreur d’en déduire que la précarité des emplois y est moindre ou leur qualité (salaire, conditions de travail, formation continue, conciliation travail/hors travail) meilleure. Simplement, la dégradation des conditions d’emploi, malheureusement bien partagée de par le monde, y prend d’autres formes : qu’on pense aux contrats « zéro heure » britanniques ou aux « mini-jobs » allemands. Sous cet angle aussi la France est en retard, mais faut-il s’en plaindre ?
Le véritable enjeu est ailleurs. Que le modèle fordiste de l’emploi salarié masculin durable, en phase avec l’organisation taylorienne du travail, le règne de la production et de la consommation de masse et l’échange mondial inégal au profit des puissances industrialisées ait fait son temps est une évidence. Aucun retour au statu quo de l’avant mondialisation n’est sérieusement envisageable. Voilà au moins un point d’accord avec les ultras de la réforme : il s’agit bien d’inventer un – des ? – régime(s) d’emploi et de travail nouveau(x), en phase avec la division internationale du travail et les conditions de la concurrence mondiale d’aujourd’hui, mais aussi en cohérence avec les transformations du travail (dans ses technologies, son organisation, ses conditions) et les aspirations nouvelles qu’il porte.
Les réformes structurelles prônées par les institutions européennes ou internationales sont-elles un premier pas sur cette voie ?
Pourquoi pas s’il s’agit de mettre sur pied la formation tout au long de la vie, d’organiser les transitions professionnelles, de redéfinir les rapports entre travail et hors-travail, autant de changements pouvant répondre à la fois aux impératifs d’efficacité et aux aspirations sociales des sociétés post-industrielles d’Europe. Délibérer de leurs principes et de leurs modalités est une autre paire de manches, mais le jeu en vaut évidemment la chandelle.
S’il s’agit en revanche d’organiser la simple déconstruction du modèle salarial fordiste, quitte à l’enjoliver des mots d’ordre précédents pour en faire un « paquet » présentable aux acteurs sociaux et aux opinions publiques, le risque est grand d’aboutir à l’impasse. Certes l’installation d’un marché du travail foncièrement dualiste a sa logique, où coexistent -schématiquement – d’un côté un segment de pointe ouvert sur le monde, hautement qualifié, mobile, affranchi, connecté et compétitif, de l’autre un vaste secteur de services intérieurs, abrité (quoique…) de la concurrence mondiale mais non de la régression sociale et de la pauvreté laborieuse. Car les deux sont étroitement complémentaires, en ce que le second permet au premier de gagner en rentabilité et en compétitivité via la modération salariale et la baisse des coûts intermédiaires (comme cela semble être notamment le cas de l’Allemagne post-Hartz). Un tel modèle est-il soutenable ? Ouvre-t-il un sentier de développement durable ?
C’est à tout le moins la question qu’il faudrait chaque fois se poser avant de se précipiter dans la réforme pour la réforme. La réponse risque d’être négative : beaucoup d’études macroéconomiques (BIT, mais aussi OCDE et même FMI) menées après 2008 voient dans la montée des inégalités l’une des sources de la stagnation en cours sinon la principale, la montée des emplois à bas revenus et la compression de la part des salaires dans la valeur ajoutée ayant fortement contribué au surendettement des ménages et à l’épuisement de la demande intérieure dans les pays riches. Si certains d’entre eux tirent mieux leur épingle du jeu, c’est qu’ils ont pu rester compétitifs en raison de leur spécialisation sectorielle et/ou de la capacité de leur système socio-productif à répondre aux chocs de la mondialisation par des restructurations et des redistributions socialement organisées et politiquement consenties. Même si la concurrence mondiale n’est pas un jeu à somme nulle, si toute l’Europe avait suivi la stratégie compétitive allemande en tablant sur la demande extérieure, il y a fort à parier que le résultat global en termes de croissance et d’emploi aurait été pire.
Reconstruire, pas détricoter
On dira que l’Europe avait trouvé avant 2008 la réponse adéquate en développant son projet de Flexisécurité. De fait, celui-ci comportait certains des ingrédients d’une mise à jour intelligente et équilibrée du rapport salarial en réponse aux risques et promesses de la mondialisation : stratégie ciblée sur l’économie de la connaissance ; recherche d’un compromis entre flexibilités et nouvelles garanties ; substitution de la sécurité individuelle des parcours aux sécurités collectives de l’emploi salarié; encastrement du marché du travail dans des sociétés moins patriarcales, plus inclusives… Mais tout cela n’a valu que sur le papier : dans la réalité des réformes et réformettes, ce sont les anciennes flexibilités qui ont eu la priorité, et les nouvelles sécurités qui ont peiné à prendre une autre consistance que celle de contreparties lacunaires, hypothétiques et pour beaucoup symboliques, quand elles ne prolongeaient pas simplement les mesures palliatives naguère rangées sous la rubrique du « traitement social du chômage ». Avant même de voler en éclat avec le virage déflationniste pris par l’Union en 2010, la flexisécurité s’était ainsi largement déconsidérée, à supposer qu’elle ait jamais enthousiasmé les foules.
Car ce qui compte pour les foules, on les comprend, c’est la consistance des garanties procurées par des relations de travail instituées. Le choix inhérent à la flexisécurité était de fonder ces garanties ailleurs que dans le contrat de travail ; mais où ? Dans le statut de stagiaire de la formation professionnelle ? De chômeur indemnisé ? De licencié économique en transition ? De jeune alternant ? De retraité progressif ? Autant de positions qui ont sans doute leur nécessité mais ne peuvent être tenues pour des alternatives sérieuses à l’emploi salarié typique, s’il s’agit pour chaque travailleur de tirer de sa contribution active au produit social, avec un horizon temporel suffisant, revenu décent, reconnaissance, responsabilité et dignité.
La même objection vaut d’ailleurs, sans pour autant méconnaître les mérites particuliers de cette approche, pour les « marchés du travail transitionnels » : difficile de faire de la transition entre une variété d’états (parmi desquels l’emploi salarié stable reste la référence centrale) un statut en soi.
Sauf à considérer que l’état professionnel du futur soit tout entier contenu dans celui de l’actif-citoyen, doté de droits individuels capables d’en faire l’acteur vrai de son parcours. Mais peut-on bâtir une organisation productive qui fasse système avec les nouveaux attributs du travail, des technologies et des marchés sur une collection de parcours individuels, aussi bien conduits et accompagnés soient-ils ?
D’une façon ou d’une autre c’est un nouveau régime de travail et d’emploi à vocation universelle qu’il s’agit de penser et construire, en se gardant de toute tentation totalisante ou de table rase. L’entreprise est vaste, graduelle, elle sera longue ; de fait elle a déjà commencé depuis longtemps. Mais pas jusqu’ici sous les meilleurs auspices ; tant que la réforme du marché du travail continuera d’être pensée, présentée et menée selon la logique du moindre mal (« tout vaut mieux… ») sans s’attacher à produire de réelles garanties nouvelles, elle ne pourra être reçue autrement que comme un recul par tous ceux qui se savent perdants s’ils doivent compter sur leurs propres forces.
A propos de l’auteur
Jean-Louis Dayan est l’ancien directeur du Centre d’études de l’emploi (CEE)
Crédit images : CC/Flickr/Jeremy Thompson & CC/Flickr/fdecomite
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