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Le groupe Thales a initié, conçu et déployé depuis 2012 un dispositif de gestion de l’ensemble du « Facility Management ». Cela recouvre des services multi techniques d’entretien des bâtiments, des équipements (climatisation, chauffage), des espaces verts, les aménagements de bureau et petits travaux, mais également la propreté, l’accueil, la sécurité, la restauration… Comment a-t-il contourné la difficulté à gérer et évaluer ce qui n’est pas mesurable ? Nicolas Cugier, Directeur des services généraux du Groupe Thales nous répond confiance, coopération, qualité relationnelle. 

 

Nicolas Cugier

Vous êtes confronté aux limites de la mesure des services aux bâtiments et aux occupants, tant pour la maîtrise de la qualité que des coûts. Quels ont été vos choix pour gérer cette difficulté ?

Il s’agissait pour Thales et d’accompagner l’externalisation des activités de maintenance des bâtiments et services aux occupants. C’est un processus que nous avons mené sur près de 10 ans, entre 2000 et 2010. Nous voulions de bonnes conditions sociales et construire un système durable de production de services. Il doit être économiquement efficace, maîtrisé et innovant pour quelques 90 sites majeurs et 58 000 bénéficiaires en Europe. Il concerne plus d’un millier de professionnels multi techniques et multi services sur les 50 sites d’importance de Thales en France et environ deux milliers de salariés à l’échelle des établissements européens.

 

Le projet mis en œuvre s’appuie sur 3 leviers :

La rationalisation, pour répondre à un « juste » besoin normé à un « juste » coût,

La standardisation des processus, à l’aide d’une gouvernance centralisée et des références communes,

La massification pour faire jouer les économies d’échelle.

 

Nonobstant, notre dispositif a introduit volontairement et explicitement des ingrédients nouveaux. Nous avons choisi de négocier au format gré à gré et d’allonger la durée contractuelle à 5 ans. Nous avons introduit systématiquement la maintenance niveau 4 et réservé des marges de négociation en local aux « hors forfait ». Nous avons précisé et détaillé chaque service attendu (services level agreements dans notre jargon) et élaboré des prix en partenariat. Nous avons réservé un seuil de commande en autonome pour la mise en concurrence pour les travaux. Nous avons également porté un effort permanent sur la conduite du changement, choisi un mode d’animation participatif de reporting et promu un parti pris de coopération. Enfin, nous cherchons à valoriser les métiers correspondants, réputés peu nobles.

 

Après trois ans de mise en œuvre, certains sont convaincus, d’autres n’y croient encore qu’à moitié, mais la gouvernance déployée depuis propose très explicitement un mode d’animation et de relation avec des mots clés comme partenariat, coopération, co-construction et même confiance entre prestataires et bénéficiaires des services.

 

Coopération, confiance, qualité relationnelle…, ce dispositif permet-il d’intégrer la subjectivité du travail de service dans la gestion du contrat ? 

C’est clairement l’objectif pour atteindre une meilleure performance au-delà des leviers classiques de la productivité industrielle. Derrière la forme gestionnaire de l’outil, ce dispositif innove pour tenir compte d’une réalité : le Facility Management, c’est du service ! Cela impose d’intégrer des principes différents, des déterminants nouveaux de la productivité et de se dégager en partie d’une mesure par le chiffre uniquement.

 

La qualité des services n’est pas directement mesurable. Elle est de l’ordre de la pertinence. On peut l’évaluer, mais malgré les Key Performance Indicators (nous en avons retenus 200), nous savons qu’elle ne se réduit pas à une métrique. Nous avons fait un effort important de description/définition des Services Level Agreements en 18 chapitres. Ils sont valorisés à l’aide de quelques 5000 chiffres régulièrement mis à jour pour l’évaluation des coûts. Nous poursuivons ces efforts sans cesse. Pour autant, ils ne prétendent pas réduire l’écart entre :

le service décrit ou prescrit et le service attendu ou espéré,

le service promis et le service effectivement rendu,

le service réalisé et le service perçu…

 

Ce qu’il convient de faire pour les immeubles et leurs usagers porte sur des « valeurs ». Le propre, le confort, la sécurité, le bien-être, être « bien traité »…, sont autant de grandeurs avec chacune leur dimension propre. Elles sont variables. Ce sont des réalités subjectives. Par contre, il est essentiel, de les apprécier. L’innovation recherchée est précisément là. Ce dispositif, discrètement mais en profondeur, intègre la subjectivité dans la gestion, la coopération dans le management, la responsabilité dans l’appréciation.

 

Votre vision n’est-elle pas un peu idéaliste ? En quoi cela vous distingue-t-il des réflexes et des approches que l’on peut observer dans ce type d’activité ?

Le choix aurait pu être de faire moins, sans que les usagers n’aient à se plaindre. Après tout, ce ne sont pas les bénéficiaires finaux (les salariés) qui « payent ». Le choix aurait pu être par exemple de faire des économies en dégradant le service et en ‘oubliant’ de maintenir le bâtiment. Ce sont des erreurs qui se payent très cher à moyen et long terme… Dans des activités dont la valorisation monétaire correspond à 90% à des coûts salariaux, la tentation est forte (notamment du côté des fonctions financières et des achats) de reporter la pression sur les prestataires et leurs sous-traitants. Ils sont alors condamnés à dégrader les conditions de management et d’encadrement, les conditions de travail de leurs salariés. Ils sont conduits à faire pression sur les rémunérations et le temps de travail réellement décompté. Ils sont condamnés à devenir des spécialistes, non du service mais du travail au SMIC, du recours extensif à des travailleurs low cost…, avec toutes les dérives que nous connaissons. Le fait est que ces stratégies d’achat sont la tendance depuis le choc de 2008. Elles constituent une impasse pour tous les acteurs. Le choix aurait pu être aussi de renoncer à notre ambition gestionnaire, et d’accepter de dépenser beaucoup sans assurance de satisfaire les habitants.

 

Notre dispositif fait le choix d’une autre voie. Faisant un pas de côté relativement à la logique industrielle et/ou financière stricte, renonçant au fantasme d’un « cockpit management » par les chiffres, nous avons voulu prendre en compte la spécificité de ces activités de services. Nous voulons prendre en compte les services réellement rendus, avec la part de subjectivité que cela comporte et le partage de la responsabilité des bénéficiaires dans l’obtention de la valeur.

 

Pour nous, le service n’est pas une consommation. C’est toujours une coproduction. Du coup, l’enjeu est dans la coopération. Elle exclue que des décisions soient prises au seul regard de données mesurables à ce jour.


Comment traitez-vous la question de la mesure de ces « grandeurs sans dimension » ?

D’un côté, nous faisons le maximum, non pour objectiver ce qui ne peut pas l’être, mais pour construire un accord sur ce qu’il convient de faire et d’obtenir. Nous avons construit un « référentiel » de métier, mais plus qu’un recueil de prescription, c’est un langage commun. Nous avons élaboré, et nous tenons à jour, une base de données sur les équipements, des standards de travail, des coûts de marché, pays par pays. Sur le terrain, les Key Performance Indicators sont établis et édités par un système d’information partagé chaque semaine. On mesure tout ce qui peut l’être. Après tout, nous sommes une société d’ingénieurs concernés par la gestion d’un contrat d’ampleur, 100 millions d’Euros/an en France …

 

Mais d’un autre côté, nous avons introduit une règle du jeu tout à fait essentielle. Nous disons que les résultats des reportings (automatisés) ne sont pas suffisant pour déclencher l’action (ou d’ailleurs la sanction). Nous faisons passer le message que les chiffres, les mesures…, ne sont pas suffisants à décider. Nous savons par exemple qu’un délai contractuel dépassé (donc un indicateur au rouge) n’est pas nécessairement un problème. Au contraire, il peut être le résultat d’un arbitrage plus pertinent que le respect d’une norme générale ou d’un standard. De la même manière, le fait que tous les indicateurs mesurés (temps, délais, fréquences, taux de panne ou de disponibilité…) soient affichés « vert » ne préjuge pas de la performance de la relation et du travail bien fait. Les acteurs de terrain, sur chaque site et chaque semaine, ont le droit et le devoir de modifier et réévaluer, subjectivement donc, la « couleur » des indicateurs et d’en tirer eux-mêmes les conséquences en termes de plan d’action. A la seule condition d’en parler et qu’ils s’accordent, ils peuvent afficher d’autres résultats. Nous savons que les acteurs de terrains, dans le contexte de chacun et au moment où ils arbitrent, sont les mieux placés pour juger de la valeur produite. 

 

Bref, la mesure apparaît secondaire. Dans ce qui compte, il y a aussi ce qui ne peut pas être compté. Il y a la pertinence, l’intelligence…. Les tableaux de bord sont importants, mais comme supports de dialogue. Ils sont prétextes à confrontations, à controverses professionnelles, à discussion et à construction d’un plan d’action sans cesse renouvelé.

 

Loin de se satisfaire de la gestion d’un rapport de force au prétexte qu’il nous serait favorable en tant que client, avec un gagnant (« pile je gagne, face tu perds ! ») et un nécessaire perdant, notre dispositif tente l’invention d’un système de production intégrant plusieurs partenaires intéressés à coopérer. Au-delà de l’échange commercial, il s’agit d’obtenir ensemble la valeur maximale du travail, quitte à ne pas toujours savoir mesurer qui a produit quelle valeur. Tant pour les conditions de la coopération que pour le partage de la valeur, le sujet n’est plus seulement technique. Notre dispositif introduit explicitement le besoin de la confiance entre les parties. C’est sur cette condition que se noue et que se jouera le gain en productivité sur la durée, sur le terrain et avec les « « vrais » gens.

 

Après 3 ans de mise en œuvre, quelles sont les questions qui restent à traiter ? 

Il faut instaurer progressivement la confiance. Nous y travaillons. Nous réunissons les acteurs, nous animons des groupes de travail mixtes, nous formons… Notons que tout cela n’aurait pas été possible sans une compréhension et une participation active d’un acteur Thales incontournable ; les services achats. Nous avons maintenant devant nous trois grandes questions.

 

La première est ; comment dépasser des procédures, internes souvent, mais fortement ancrées dans les esprits et les processus de gestion, qui présupposent qu’il y ait un prix et un marché, alors que précisément, ils n’existent pas ? Cette question prend plus d’acuité pour toutes les prestations hors forfait. 

 

En effet, nous sommes bien placés pour constater que le prix n’est pas le reflet de la prestation mais seulement de son coût. La variabilité de la vie, des réalités locales et des relations de service entre des personnes bien réelles (c’est complexe, tout simplement !) est irréductible à des standards. Infobésité, quantophrénie, obsession de la mesure, fascination pour le tangible…, sont pourtant des supports de gestion quasi addictifs pour les gestionnaires et les ingénieurs que nous sommes. Il ne sera pas aisé de s’acclimater à l’immatérialité de la valeur et des services…, tout en assumant fermement notre ambition gestionnaire !

 

Deuxième question. Comment intégrer le bénéficiaire final, le salarié Thales, pas seulement son représentant ?

 

Notre dispositif doit construire la coopération avec ceux qui sont l’objet/sujet de la production de valeur du Facility Management ; les « habitants des sites ». C’est nécessaire parce qu’il est la raison, le sens, l’appréciateur réel du travail fait et à faire, mais plus encore, parce qu’il est lui-même partie prenante de ce travail. L’enjeu de gestion des services déborde le cadre du lien de subordination au profit d’une gestion de co productions.

 

Enfin, sur la durée, comment partager les gains de productivité entre client et prestataire ?

 

Le jeu actuel est encore dominé par l’idée du rapport de force qui contraint le prestataire avec plusieurs conséquences. Pour emporter un marché sur appel d’offre, il est tenté de « passer sous la barre », quitte à prendre des risques sur la qualité, voire même, sur la conformité à la réglementation. Tout au long du contrat, il doit « se refaire ». Il devra faire des gains de productivité, mais bien sûr, sans les partager. Dans le meilleur des cas, il n’est pas incité à faire des gains, à réduire des poches d’activités non pertinentes…, puisqu’on ne les lui paye pas ! Il est conduit à « garder sous le pied » des marges, valorisables immédiatement ou au moment de la renégociation du contrat. La durée « déterminée » des contrats (en général 3 ans) est évidemment un enjeu. Il est encore difficile d’imaginer des contrats de prestation « à durée indéterminée » (ce qui n’a jamais voulu dire « à perpétuité »), mais la contradiction est flagrante. La performance servicielle exige confiance et solidarité. Elle n’est pas compatible avec l’absence d’une perspective de devenir en commun au-delà de quelques mois, d’un appel d’offre à l’autre, comme c’est le cas encore aujourd’hui.

 

Pour autant, nous ne renonçons pas à élaborer des modèles, des raisonnements, une instrumentation mieux adaptée aux services. Nous sommes actuellement à l’affût de partenaires pour mener une recherche et construire une intelligibilité avec des outils de gestion qui, faute de mesure, permettraient de mieux instrumenter ces relations pour la performance d’usage des espaces de travail. Il en va de la qualité du travail qui y est réalisé aussi bien par nos salariés que par nos partenaires.

 

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Le nouveau site Thales à Meudon

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.