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par Florence Jany-Catrice, Albane Flamant

Taux d’emploi, PIB… Certains indicateurs dominent le paysage médiatique et déterminent aux yeux du public le succès ou l’échec des politiques économiques. Quelles sont leurs limites, et sur quels (autres) indicateurs pourrait-on se concentrer pour faire avancer le domaine social ? Florence Jany-Catrice, une économiste française connue pour ses travaux sur les indicateurs de richesse, s’est entretenue avec Metis.

 

Florence Jany-Catrice

Vous nous rappelez dans votre livre que le Produit Intérieur Brut (PIB), le taux de chômage et la croissance sont les indicateurs les plus médiatisés dans le débat public. Que nous disent-ils et que ne nous disent-ils pas ?

Quelques indicateurs macroéconomiques, oui, sont particulièrement hégémoniques, dans nos représentations des succès et des échecs. Ils fabriquent en quelque sorte le jugement collectif de ce qui est performant. En me limitant à la croissance économique, l’intérêt majeur d’un tel indicateur est de fournir en un résumé l’évolution des volumes de production, des entreprises et des activités des services publics, sur une période donnée. Il a donc des vertus indéniables. La grande difficulté est qu’aujourd’hui il est devenu l’Alpha et l’Omega pour les pouvoirs publics, et la finalité des sociétés. Parallèlement les grandes questions auxquelles les sociétés font face ont largement évolué sur les cinquante dernières années, en particulier sous l’angle des dégâts écologiques de nos modèles économiques et sous l’angle tout aussi important des inégalités économiques et plus généralement de la décohésion sociale que ces modèles génèrent. Dans ces conditions, n’avoir les yeux que rivés sur la croissance économique non seulement est inepte, mais peut aussi devenir le problème. La croissance ne dit rien des patrimoines écologique et social, ne dit rien des inégalités économiques et sociales, ne dit rien d’activités qui échappent à la définition de ce qui est productif (notamment le travail domestique ou le bénévolat). Notre communion collective autour de l’expansion du PIB en volume, et de l’expansion de la consommation sont légitimées par le chômage élevé expérimenté par toutes les économies développées depuis le milieu des années 1970. Ce chômage, lui-même accentué depuis la prise de pouvoir de la finance sur le capitalisme, œuvre pourtant comme un frein : frein dans la compréhension de la multi-dimensionnalité des crises dans lesquelles le capitalisme est empêtré, frein pour la construction ou la reconstruction d’un imaginaire qui serait dés-économicisé.

 

Dans ce contexte, les indicateurs de richesse ont-ils un intérêt ?

Dans ces conditions, oui, toute initiative qui permettra de mettre au centre des débats et des représentations de ce qui compte les nouveaux enjeux écologiques et sociaux a évidemment un intérêt, même si ces « nouveaux » indicateurs ne portent pas tous en eux les germe d’une grande transformation ! La vertu des nouveaux indicateurs est, pour ce que j’en connais, souvent pédagogique : certains permettent, par exemple, de braquer davantage le projecteur sur l’empreinte écologique des pays économiquement riches ; d’autres permettent aussi de (re)prendre conscience des grandes inégalités sociales ; d’autres encore soulignent que, passé un certain niveau de richesse économique, on ne trouve plus vraiment de corrélation entre PIB et développement humain.

 

Sur quels indicateurs pourrait-on se concentrer pour faire avancer le domaine social ? Est-il possible de mesurer l’utilité sociale d’une activité ?

On peut, sans être excessif, parler d’obsession au niveau européen comme au niveau des Etats du taux d’emploi. Cette obsession est certes légitimée par les niveaux insoutenables de taux de chômage qui sont expérimentés dans la plupart des pays de l’Union européenne. Mais elle va de pair avec la diffusion du workfare, cette philosophie qui considère que les droits sociaux des actifs doivent être assortis de devoirs, notamment celui de travailler, quelle que soit la qualité de l’emploi. Certes, l’analyse de la qualité de l’emploi est de plus en plus prise en charge par des chercheurs, mais ces questions restent marginales au regard des travaux macroéconomiques qui, pour l’essentiel, visent à augmenter les taux d’emploi et à dynamiser le PIB. 

 

Lauréat - Cité de l'économie et de la monnaieC’est dans ce contexte que, du point de vue du travail, il est attendu des salariés de rendre compte de leur activité en renseignant de plus en plus d’indicateurs censés refléter leur activité et leur « performance ». Le problème avec ces manières de compter est que ce que font les salariés et la manière dont ils le font deviennent totalement secondaires, ignorés même : ne comptent plus que les résultats atteints selon les normes et les indicateurs mis en place par le management de l’entreprise ou de l’administration. La « performance totale » que j’analyse dans l’ouvrage de 2012 est une description des dispositifs qui nient, dans le public comme dans le privé, une grande partie de la chaîne humaine de réalisation du travail : obligés d’atteindre des résultats qu’ils ne négocient même pas, les individus se contraignent eux-mêmes ; leur liberté et autonomie dans le travail n’est que façade car chacun se contraint à passer sous la toise d’indicateurs qui, souvent, ne font plus sens pour eux ; ces indicateurs viennent nourrir les rêves de l’élite de « l’harmonie par le calcul », comme le décrit si bien Alain Supiot. 

 

Dans ces conditions, oui, réinventer des indicateurs sociaux qui fassent sens pour les collectifs salariés est un impératif. Non seulement pour rendre compte des pénibilités du travail, mais aussi pour parler autrement de ce qu’ils font, et de ce qui compte dans ce qu’ils font. 

 

Comment la France se compare-t-elle à ses voisins en termes de « culture des indicateurs sociaux » ? Existe-t-il des différences entre les pays/régions de l’UE ? 

Les indicateurs sociaux ont connu des premières avancées dans les années 70 avec le CERC et Jacques Delors, en France, puis plus tard avec les travaux remarquables de Bernard Perret. En Allemagne ce sont les travaux de Heinz Noll qui sont, depuis les années 90, souvent cités. Mais au-delà des réflexions qui ont été permis par ces recherches, je constate que la Commission Stiglitz de 2009 qui a planché pendant 18 mois sur des indicateurs de performance économique et de progrès social a rendu possible que des débats se mènent non seulement au niveau politique mais aussi au niveau académique sur la question de la mesure de la soutenabilité (écologique et sociale) du développement des sociétés. Avec d’ailleurs ce que la prise en charge par les experts (notamment les économistes) peut aussi comporter comme risque en termes de ré-économicisation de problématiques qui ne sont d’abord pas économiques…

 

Les réflexions les plus abouties proviennent, de mon point de vue, des niveaux locaux parce que c’est au niveau local (ville, département, région) que peuvent être inventées des nouvelles manières de construire des indicateurs alternatifs, et de les utiliser. Quand est posée la question sous cet angle, c’est à dire sous celui de la légitimité, la réponse apportée est souvent citoyenne. Remettre, sur des questions d’intérêt général, le citoyen au centre du débat va, de mon point de vue, dans le bon sens. On cite souvent, en France, le projet Indicateurs 21 de la région Nord-Pas-de-Calais, ou encore des travaux des Pays de la Loire, ou encore la dynamique en cours en Gironde, qui, s’appuyant sur des méthodologies expérimentées par le Conseil de l’Europe essaient de donner voix aux citoyens. Il faut continuer d’expérimenter et de multiplier les initiatives qui visent tout simplement à faire délibérer les Hommes entre eux sur le sens de ce qui est fait.

 

A propos de l’auteur

Florence Jany-Catrice est professeur d’économie à l’Université Lille 1, et dirige la revue française de socio-économie.

 

Un extrait de sa bibliographie

Florence Jany-Catrice, La Performance totale. Nouvel esprit du capitalisme ? ed. Presses universitaires du Septentrion, 2012.

Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, ed. La Découverte, coll. (dernière éditition, 2012).

 

Crédit images : Florence Jany-Catrice & CC/Flickr/Cité de l’économie 

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