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par Philippe Labbé

Quel travail pour les baby losers ? Le dernier édito Metis a généré des réactions : l’ethnologue Philippe Labbé, professeur à l’Université Rennes 2, nous parle des jeunes et de la « valeur travail ».

 

UntitledL’article de Claude Emmanuel Triomphe, « Travail : ce que veut la génération des baby losers », revenant sur le bizutage social imposé à la jeune génération, pose deux constats et une hypothèse. Premier constat, les conditions d’accès à l’adultéité réservées aux jeunes sont bien plus difficiles que celles vécues par leurs parents : « parcours du combattant » ou « labyrinthe de l’insertion » (Nicole-Drancourt, 1991) auquel le système éducatif ne prépare guère. Second constat, qu’il s’agisse des entreprises ou des administrations « la façon de travailler » n’est plus adaptée aux attentes et aux pratiques des jeunes connectés : pesanteurs hiérarchiques, formalisme des procédures et bonus au statut plutôt qu’aux compétences appartiennent à un paradigme qui n’est pas celui de la communauté connexionniste des geeks. 

 

Hypothèse : plutôt que de concevoir pour les jeunes un nouveau dispositif, qu’il s’agisse du contrat unique ou des mesures se substituant à d’autres mesures depuis quarante ans, il faudrait écouter les jeunes et remplacer le « faire pour » (les jeunes) par le « faire avec ».

 

De cette lecture, on sort avec l’interrogation chère au Dictionnaire des idées reçues de Flaubert : « Comment peut-on être contre ? » Reconnaissons toutefois qu’en si peu de caractères, synthétiser la pléthorique littérature scientifique sur la « valeur travail » et la jeunesse associée à un « problème » (posé à et/ou par) est mission impossible. 

 

En quelques mots ou à peine plus… au risque de justifier la même critique.

 

Les jeunes et la valeur travail

Le raisonnement sur la « valeur travail » est généralement tenu par ceux qui en jouissent, avec le bénéfice d’un capital symbolique de la production intellectuelle s’agrégeant aux capitaux culturel et économique. De là, souvent, le biais d’une projection (i.e. déplacement sur autrui de ses propres fantasmes) accentuée par la position générationnelle : ce ne sont pas les jeunes qui parlent des jeunes mais ce sont les papy-crashers qui disent ce qu’ils croient ce que pensent les baby-losers. Du billard à trois bandes… avec des risques de dérapage.

 

Que la jeunesse devienne interminable, c’est-à-dire à la fois « entre » (enfance et adultéité) et « minable » (au regard des conditions de précarisation mais, plus, de paupérisation), est peu contestable… sans pour autant croire que grandir fût toujours pour les générations précédentes, en tout cas des classes populaires, un chemin parsemé de pétales de rose : vendredi à l’école, lundi à l’usine pour un horizon de quarante années de taylorisme, toyotisme, de petits chefs et d’injonctions. Plus que le passage d’un modèle de socialisation « instantané » à un modèle (très) « progressif » (Nicole-Drancourt, Roulleau-Berger, 1998), le hiatus majeur pour notre progéniture est la désynchronisation des autonomies – sociale, politique, familiale, sexuelle, économique… – qui la fait claudiquer : quitter le giron familial puis, perte d’emploi et perte de soi (Linhart, 2005), y revenir ponctuellement ou durablement au péril de son indépendance ; s’exercer à la citoyenneté par le vote pour conforter une gérontocratie ; poursuivre des études ad nauseam pour emprunter le descenseur social ; etc.

 

S’agissant de la place du travail, on trouvera assez peu d’auteurs parmi les plus grands lui contestant son rôle de « grand intégrateur » (Barel, 1990) et, lorsque ce fût le cas, on se souvient de volées de bois vert comme, par exemple, en reçut Dominique Méda avec son ouvrage Le travail, une valeur en voie de disparition. (Méda, 1995)

 

Le paradoxe des représentations du travail peut s’exprimer en deux adages : le premier, amoureux, est « Fuis-moi je te suis, suis-moi je te fuis » ou : on aspire au travail lorsqu’on en est privé et l’on y transpire lorsqu’on en dispose ; le second est « faire de nécessité vertu » : comme le Brestois aime la pluie et le Savoyard la montagne, parce qu’à l’inverse ils seraient très malheureux, le travail est secondarisé par les jeunes… et tant mieux car, si tel n’était pas le cas, il ne leur resterait que les psychotropes. Cette mise à distance de la « valeur travail » n’est d’ailleurs pas exclusivement le fait des jeunes. Ainsi l’enquête Histoire de vie, construction des identités de l’INSEE (2003) révèle que « les deux tiers des actifs en emploi indiquent que pour eux le travail est assez important, mais moins que d’autres choses. » (Garner, Méda, Senik, 2006) Pour les jeunes cette fois, une vaste enquête conduite par la JOC en 2011 révélait que, à la question « Et toi personnellement, tu considères que pour réussir ta vie, il faut… ? », « faire une belle carrière professionnelle » n’arrivait qu’en cinquième rang (56% des répondants), derrière « avoir des amis » (79%), « avoir du temps libre » (68%), « fonder une famille » (65%) et « être amoureux » (60%). Il fût un temps où, singulièrement pour les hommes, le métier précédait les autres aspirations parce qu’il était la condition les permettant. 

 

Autres temps, autres mœurs… mais faut-il s’en étonner ? Le rapport au travail recouvre trois dimensions, l’une « instrumentale » (gagner sa vie), l’autre « sociale » (être intégré dans une communauté humaine) enfin la dernière « symbolique » (s’accomplir). Or la précarité des mal-nommées « formes particulières d’emploi » (FPE) – neuf embauches sur dix pour les jeunes – relativise fortement le besoin d’intégration dans une communauté éphémère ; le déclassement produit par l’hyper-sélectivité du marché du travail génère le deuil des aspirations… et il ne reste que l’avantage instrumental – la « tune » – ce qui tombe relativement bien dans une société où ne pas consommer est une hérésie. On peut certes ergoter sur la différence entre « des rapports de plus en plus aléatoires au travail » et « des relations plus distanciées par rapport au travail » (Castel, 2001) mais les faits têtus sont là : les conditions objectives d’accès à l’emploi pour les jeunes génèrent des stratégies d’adaptation au cœur desquelles la mise à distance de la valeur travail est une condition de survie.

 

En conclusion, face au risque que les jeunes rejoignent « de grands mouvements sociaux, et pas forcément progressistes », Claude Emmanuel Triomphe propose d’effectuer « un détour par les attentes des jeunes », une sociologie compréhensive wébérienne pourrait-on dire, et que soit conçu, avec eux s’entend, « un contrat de génération digne de ce nom ».

 

A l’insuffisante implication des jeunes pour définir des dispositifs les concernant, une pondération doit cependant être apportée. Si nombre de programmes sont décidés top-down depuis Bruxelles, la DGEFP ou les directions de la formation des Conseils régionaux, ceux-ci se combinent avec des projets bottom-up territoriaux auxquels contribuent les jeunes principaux intéressés. Exprimé différemment, les programmes de la politique de l’emploi pour les jeunes n’ont pas été et ne sont pas que les manifestations de pouvoirs publics incorrigiblement jacobins (même décentralisés) et social-colbertistes. Leur analyse, depuis l’origine (grosso modo, les « pactes nationaux pour l’emploi » de R. Barre) à aujourd’hui (la Garantie Jeunes), démontre une évolution qui s’est nourrie des nombreuses évaluations dont ils ont été l’objet ainsi que de la façon dont, évidemment, les acteurs de terrain les ont interprétés, modifiés, adaptés. 

 

Quant à faire « avec » les jeunes… 

– Relisons ainsi les dernières lignes du rapport de Bertrand Schwartz de 1981, L’insertion professionnelle et sociale des jeunes : « Rien ne se fera sans les jeunes. C’est pourquoi cette politique ne peut être entreprise et menée à bien qu’avec ceux avec qui elle s’adresse. C’est à eux qu’il revient de donner à l’ensemble des forces sociales concernées des raisons de s’acharner à construire les nouvelles voies. » (Schwartz, 1981)

– Ne nous limitons pas, pour comprendre les politiques de l’emploi et de la formation, au seul prisme institutionnel : avec par exemple le mouvement Pour un big bang des politiques jeunesse, les acteurs, en particulier de l’éducation populaire, sont de longue date mobilisés pour que l’on trouve au cœur d’une politique globale jeunesse, donc incluant l’emploi et la formation, l’interaction entre les pères et les pairs, entre les générations.

 

Pour autant, la participation des jeunes à la conception des dispositifs qui les ciblent ne progresse guère, ceci étant probablement la résultante de deux facteurs. Du côté des adultes, le procès en inexpérience des jeunes… le même que celui qui justifie sur le marché de l’emploi les exonérations et les primes signifiant qu’un jeune « vaut moins » qu’un adulte : discute-t-on sérieusement avec un interlocuteur considéré comme un petit homme (une soustraction) et non comme un petit d’homme (un devenir) ? Du côté des jeunes, l’intérêt tout-à-fait relatif à débattre des conditions d’aménagement de leur désaffiliation sociale.

 

Contrat de génération ? 

Ah, ce « contrat de génération » ! S’il s’agit de la sympathique mesure d’appariement entre sénior sur le départ et jeune à l’arrivée, force est de constater qu’elle ne fonctionne pas, la DARES le formulant en termes soft : « Les engagements relatifs à l’embauche de jeunes pris dans les textes sur le contrat de génération sont ainsi globalement inférieurs aux embauches réalisées par les entreprises au cours des dernières années. Les entreprises semblent donc faire preuve d’une relative prudence dans leurs engagements sur des volumes d’embauches… » (Garoche, Goin, 2014) Et, s’il s’agit d’un nouveau contrat comme celui pour lequel nous plaidons depuis des années, un « pacte territorial pour l’emploi des jeunes », une condition point de passage obligé de sa faisabilité est celle du local comme l’a très bien compris ATD Quart Monde avec sa revendication d’une loi d’expérimentation dans le cadre du projet « Territoires zéro chômeur de longue durée » : c’est bien à cette échelle d’interconnaissance et, donc, de confiance possible que pourront être engagées des dynamiques coopératives, intergénérationnelles. Avec ce « contrat de génération » ou « pacte territorial », les uns et les autres passeraient d’une position de spectateur à celle d’acteur, se frotteraient à l’apprentissage de l’altérité sans laquelle il ne peut exister de cohésion sociale, imagineraient des réponses originales à ce qui, aujourd’hui, est devenu la « question sociale », le jeune ayant remplacé le prolétaire.

 

Bien entendu, les belles idées comme les bonnes intentions pavent l’enfer. C’est pour cette raison que le pessimisme de la raison doit nous contraindre à aller plus en profondeur, à ne pas en rester à l’écume des mots, à ne pas nous draper dans l’égoïsme et vivre les modes de l’illusionnisme social… mais à être radical, c’est-à-dire aller à la racine. Car, sans doute, on pourra toujours faire mieux que ne le fait le système éducatif « premier visé {et} doublement mis en cause » mais, par exemple s’agissant des décrocheurs, la question est bien celle de les raccrocher… mais à quoi ? Autrement dit, contrat de génération, meilleure orientation, implication des jeunes en amont, égalité de traitement, etc. d’accord… mais tout cela pour quoi ?

 

Dans sa chrysalide, la chenille du vieux monde est engoncée et le jeune papillon tarde à paraître. Peut-être redoute-t-il finalement qu’il y ait une incompatibilité absolue, non négociable, entre les aspirations à bien vivre et ce que notre modèle de société propose (que « chaque petit Français ait envie de devenir milliardaire » E. Macron), y compris si les conditions de la socialisation sont adoucies par la participation. Sans aucun doute contraints (mais on pourrait aussi dire stimulés), les jeunes innovent : il n’est pas certain qu’ils veuillent de bon cœur contribuer à l’étayage d’un édifice branlant. Quant aux adultes, ceux qui sont aux affaires n’ont objectivement aucun intérêt à changer les règles du jeu et, pour ceux qui n’y sont pas parce que tout occupés à s’en sortir, on pense à la remarque d’Upton Sinclair : « Il est difficile de faire comprendre quelque chose à un homme lorsque son gagne-pain dépend précisément du fait qu’il ne la comprenne pas. » (Klein, 2015). C’est dire que ce n’est pas gagné si l’on se contente des simples aménagements de l’eau bénite du social washing façon « Jeunesse, impératif national ! »

 

Cliquez ici pour relire l’édito qui a inspiré cette réaction !

 

Références 

Barel Y., 1990, « Le Grand Intégrateur », Connexions n° 56.

Castel R., 2009, La montée des incertitudes, Paris, Seuil.

Castel R., 2001, « Les jeunes ont-ils un rapport spécifique au travail ? » in (dir.) Roulleau-Berger L., Gauthier M., 2001, Les jeunes et l’emploi dans les villes d’Europe et d’Amérique du Nord, La Tour d’Aigues, éditions de L’aube.

Garner H., Méda D., Senik C., 2006, « La place du travail dans les identités », INSEE, Economie et Statistiques n° 393-394.

Garoche B., Goin A., 2014, « Les accords et plans d’action relatifs au contrat de génération », DARES, Dares Analyses, novembre, n° 091.

JOC, 2011, Liberté de choix et dignité des jeunes, enquête auprès de 6028 jeunes âgés de 15 à 30 ans.

Klein N., 2015, Tout peut changer. Capitalisme & changement climatique, Paris, Actes Sud.

Linhart D., 2005, Perte d’emploi, perte de soi, Paris, Eres.

Méda D., 1995, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier.

Nicole-Drancourt C., Roulleau-Berger, 1998, L’insertion des jeunes en France, « Que sais-je ? », Paris, PUF.

Nicole-Drancourt C., 1991, Le labyrinthe de l’insertion, Paris, La Documentation Française.

Reich R., 1993, L’économie mondialisée, Dunod, Paris.

Schwartz B., 1981, L’insertion professionnelle et sociale des jeunes, Paris, La Documentation Française.

 

Crédit image : CC/Flickr/Alain Bachellier

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