par Thomas Sigaud
Alors que le taux de chômage ne cesse de battre des records et que la France semble ne pas se remettre de la crise sans précédent de la fin des années 2000, une succession de rapports officiels appellent à une plus grande mobilité des actifs pour améliorer le fonctionnement du marché du travail et la compétitivité du pays. La thématique largement reprise dans le monde politique des « emplois vacants » vient appuyer ce diagnostic : il y aurait en France des centaines de milliers d’emplois vacants prêts à être pourvus si les salariés acceptaient de se montrer plus mobiles. Thomas Sigaud, chercheur en sociologie, analyse pour Metis les enjeux de la mobilité géographique des salariés en France.
La mobilité est devenue un mot d’ordre des politiques publiques de l’emploi, et ce mot d’ordre peut séduire : elle bénéficierait aux salariés, en élargissant leurs opportunités d’emploi et de carrière, aux entreprises qui pourraient optimiser l’allocation de la main d’œuvre et les recrutements, et aux territoires soucieux de leur attractivité et de leur développement économique. Mais cette promotion de la mobilité pose un problème de taille. Elle est essentiellement formulée en des termes uniquement professionnels et laisse de côté une dimension essentielle des mobilités : la dimension géographique.
Ramenée à un seul arbitrage professionnel, la promotion de la mobilité se traduit par un diagnostic erroné et stérile : il serait de la responsabilité des salariés de prendre en main leur propre « employabilité » en acceptant de « bouger pour l’emploi ». La mobilité géographique est ainsi transformée en une boîte noire sur laquelle il serait impossible d’agir, et ramenée aux « dispositions » ou à la « culture de la mobilité » des salariés.
Des mobilités sous tension
La mobilité résidentielle est bien plus élevée qu’on veut bien le dire en France. Entre 2011 et 2012, ce sont ainsi 11,9% des 15-59 ans qui ont changé de logement, soit 4,3 millions de mobiles parmi lesquels on compte 1,2 millions d’individus qui ont changé de département. Ces chiffres placent la France dans le peloton de tête des pays développés, loin derrière les Etats-Unis mais devant la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie ou encore l’Espagne. Mais les mobilités résidentielles sont sous tension en France. Soumis à la double peine des fortes tensions sur le marché du logement et de la dégradation de l’emploi, les actifs sont moins mobiles qu’ils l’étaient au début des années 2000 et les mobilités résidentielles se concentrent de plus en plus autour de mobilités courtes, au sein du même département.
Dans le détail, on constate aussi que le lien entre mobilité résidentielle et emploi a beaucoup évolué depuis quarante ans. Plus de 8% des individus ayant changé de département en 2012 ont perdu leur emploi concomitamment à cette mobilité, alors qu’ils n’étaient que 2,3% en 1972. Dans le même temps, ils étaient près de 4% à trouver un emploi à l’occasion de leur mobilité, soit une proportion trois fois plus élevée qu’en 1972. Au final, le lien entre mobilité résidentielle et emploi est ambivalent, une mobilité augmentant autant la probabilité de trouver un emploi que de le perdre.
La mobilité dans l’entreprise : très présente mais mal intégrée aux pratiques
Le discours managérial donne aujourd’hui une place importante à la mobilité des travailleurs. Supposée permettre une allocation plus souple de la main d’œuvre, le développement et la circulation des compétences ou encore une gestion plus dynamique des carrières, la mobilité est présentée comme un atout pour les entreprises comme pour les salariés. Mais à étudier les pratiques concrètes de gestion des ressources humaines, on constate que là aussi la mobilité n’est pensée que dans sa dimension professionnelle et que la dimension géographique est reléguée au second plan voire, parfois, complètement occultée.
Cette mise à distance de la mobilité géographique ne peut pas être interprétée comme le seul effet d’une « doxa managériale » qui postulerait le caractère essentiellement mobile des modes de vie des salariés. Elle révèle plutôt la difficulté qu’ont les responsables RH à gérer les questions d’ordre privé que soulève une mobilité géographique : logement, famille, enfants, emploi du conjoint… Pourtant contraints par la jurisprudence en matière de mobilité géographique à prendre en compte ces questions, les responsables RH sont largement réticents à faire sortir leur relation avec les salariés du plan strictement professionnel. Il s’agit là en partie d’une question de principe, mais aussi de formation et de compétences. Les acteurs RH et les managers sont en grande partie désarmés face aux questions liées au logement et manquent cruellement d’outils pour les traiter.
Les mobiles et leur mobilité : les épreuves de l’ « entrée en territoire »
En effet, une mobilité géographique n’est jamais neutre. Les individus construisent leurs modes de vie en composant avec le jeu de ressources et de contraintes toujours spécifique qui caractérise chaque territoire : marché du travail, marché du logement, réseau de transports, offre d’activités culturelles et de loisirs, proximité avec le réseau familial et amical… Toute mobilité géographique, même sur des distances qui peuvent paraître courtes, bouleverse les équilibres entre ressources et contraintes autour desquels se constituent les modes de vie. De nombreuses études ont ainsi pu montrer que les membres des classes populaires mobilisent particulièrement les « ressources de la proximité » qu’offre leur territoire. L’ancrage n’est pas chez eux un simple refus de la mobilité, mais bien une stratégie cohérente et efficace autour de laquelle ils peuvent construire leur mode de vie.
Ce bouleversement des modes de vie par la mobilité n’est pas nécessairement une mauvaise chose pour les salariés : la mobilité peut permettre d’accéder à de nouvelles ressources ou de desserrer certaines contraintes. Tout dépend de la façon dont les mobiles font face à l’épreuve de ce qu’on peut appeler l’ « entrée en territoire », c’est-à-dire de la façon dont ils arrivent à confronter leurs aspirations en termes de modes de vie au jeu de contraintes et de ressources spécifique que présente leur nouveau territoire.
L’ « entrée en territoire » est toujours une épreuve. Elle impose aux mobiles de mettre en œuvre un ensemble de compétences pointues et spécifiques que tous sont loin de maîtriser. Quand il s’agit de chercher un nouveau logement, notamment, les mobiles font face à de nombreuses difficultés : il leur faut formuler des critères précis de recherche, identifier les villes ou les quartiers dans lesquels localiser leur recherche, se confronter aux marchés résidentiels locaux, à leurs codes et à leurs spécificités… La mobilité ne consiste jamais à substituer un territoire à un autre, mais à s’engager dans un processus difficile et coûteux de transposition des modes de vie d’un territoire à un autre.
Les mobiles qui arrivent à tirer le meilleur d’une mobilité sont ainsi souvent ceux qui disposent d’un « capital de mobilité » très inégalement réparti dans l’espace social. Au-delà des coûts financiers de la mobilité, il est indispensable d’aider les salariés à faire face aux risques et aux difficultés que soulève l’épreuve de l’ « entrée en territoire », et aucune politique de mobilité ne peut être efficace si elle ne prend pas en compte cette réalité.
Accompagner les mobilités géographiques des salariés : une particularité française et ses limites
Les années 2000 ont vu se développer des dispositifs d’aide et d’accompagnement des salariés en mobilité. L’apparition et la diffusion de « chartes de mobilité » est souvent l’occasion de faire entrer les questions de mobilité géographique dans les entreprises, notamment autour des dispositifs d’aide mis en place par le 1% Logement (rebaptisé « Action Logement » en 2009).
À la fin des années 1990 et au début des années 2000, le 1% Logement a mis en place un service d’accompagnement des salariés mobiles, ainsi qu’une aide financière à la mobilité. Unique en Europe, ce double dispositif a de nombreux avantages. Parce qu’il est financé par la contribution obligatoire versée par les entreprises au 1%, il permet de mutualiser les coûts de l’accompagnement des mobilités et d’en diffuser largement la logique. Utilisé par les « collecteurs » du 1% Logement comme un moyen de resserrer séduire les entreprises en leur proposant un service répondant directement à leurs besoins, ce dispositif s’est progressivement diffusé et a permis le développement d’un véritable marché de l’accompagnement des mobilités des salariés en France. Grâce à l’aide financière mise en place par le 1%, cette activité dite de « relocation » présente la particularité en France de ne pas se limiter à l’accompagnement de cadres supérieurs arrivant de l’étranger.
L’accompagnement des mobilités géographiques en France rencontre cependant d’importantes limites. En premier lieu, la grande fragilisation du 1% Logement à la fin des années 2000 a mené à une réforme des dispositifs d’aide à la mobilité qui ont nui à leur efficacité. En second lieu, l’assimilation de la relocation à une simple activité immobilière par la loi « Duflot » sur le logement risque de faire disparaître ce métier spécifique. Enfin, il n’est pas rare que les responsables RH se servent de l’existence de cette prestation pour externaliser le plus possible le traitement des mobilités géographiques et mettre à distance les questions qu’elle soulève.
Dans un contexte de chômage de masse persistant et de fortes tensions territorialisées sur le logement, la question des mobilités géographiques des salariés mérite un traitement à la hauteur des enjeux qu’elle soulève. La mobilité trouble les frontières entre vie professionnelle et vie privée et pose des questions que les entreprises ne peuvent plus faire mine d’ignorer. Il s’agit désormais d’intégrer les mobilités géographiques aux réflexions sur la nécessaire sécurisation des trajectoires et des transitions professionnelles, afin de sortir des injonctions à la mobilité et de ne pas enfermer les salariés dans un faux arbitrage entre immobilité et emploi. L’intégration encore trop timide de la mobilité géographique à ces questions, notamment dans l’ANI du 11 janvier 2013, doit à ce titre être l’objet de toutes les attentions.
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