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par Bernard Masingue, interviewé par Fanny Barbier, Fanny Barbier

En tant que droit universel d’évolution professionnelle attaché à la personne tout au long de la vie active jusqu’à la retraite, le compte personnel de formation (CPF) apporte un progrès social majeur. Encore faut-il lui laisser le temps de faire ses preuves et professionnaliser les acteurs qui en ont la charge, telle est la teneur du plaidoyer que Bernard Masingue adresse à tous, s’appuyant sur son expérience de DRH, directeur de la formation, consultant, et aujourd’hui partenaire d’Entreprise&Personnel. 

 

 

Quelles sont les particularités du Compte Personnel de Formation tel que l’a instauré la loi de 2014 ?

 

 

Compte personnel de formation

Le compte personnel de formation s’inscrit dans un progrès continu depuis 1971. Au fil du temps, la formation est devenue un droit individuel concrétisé d’abord par le congé individuel de formation (CIF), financé depuis 1989 par les Fongecif (Fonds de Gestion du Congé Individuel de Formation), puis par la création du droit individuel de formation (DIF) dont la portabilité existe depuis 2009. La loi de 2014, qui instaure le CPF, a pour ambition que l’actif, en activité ou non, devienne acteur de son projet professionnel, qu’il puisse à tout moment de sa carrière accéder à une formation qualifiante.

 

 

Le CPF est critiqué aujourd’hui. Quels sont ses points de faiblesse à vos yeux ?

 

J’en vois trois.

En premier lieu, le nombre d’heures allouées est insuffisant et par là-même nuit à la crédibilité de ce droit. Une formation qualifiante ou titrante demande entre 300 et 400 heures, nous sommes bien en-deçàde ce volume, avec le CPF qui prévoit 150 heures sur 6 ans.

 

En second lieu,le CPF doit nécessairement s’accompagner d’un Conseil en Evolution professionnel de qualité, d’ailleurs prévu par la Loi. Aujourd’hui, sa mise en place en est encore à ses balbutiements ; les expériences qui sont menées actuellement, notamment à Dijon, sont d’un coût très élevé et difficilement industrialisables. Or il faut comprendre qu’il sera difficile d’optimiser le recours au Compte personnel de Formation sans l’accompagner du Conseil en Evolution professionnelle, a fortiori pour les publics moins qualifiés qui ont le plus besoin d’être conseillés et formés.

 

La troisième faiblesse, plus marginalement, tient au fait que les formations qui entrent dans le cadre du CPF relèvent d’un système de listes dans lequel il est compliqué de se repérer. Ce dernier point, souhaitons-le, est sans doute conjoncturel.

 

 

Quels sont les enjeux du CPF ?

 

La création du CPF est un jalon sur un chemin plus ambitieux. A terme, chaque personne doit avoir le moyen de conduire elle-même son projet en termes de temps alloué, de financement et, surtout, de méthode via le Conseil en Evolution professionnelle.

 

La création du CPF représente un vrai progrès avec des pistes très prometteuses pour l’avenir notamment dans le domaine du financement. Il est en effet envisageable de compléter le montant prévu dans le cadre de la loi par des financements bancaires à l’instar de ce qui se fait pour le 1% logement, par l’épargne des ménages ou encore par l’aide de fondations d’entreprise ou des branches professionnelles. Elargir ainsi les modes de financement et les ressources disponibles pourrait permettre l’accès à une réelle formation tout au long de la vie. Le CPF deviendrait alors véritablement l’instrument au service de l’employabilité individuelle.

 

Cela étant, ce dispositif peut mourir avant d’avoir existé. Deux risques le menacent. Soit on le fait passer comme étant un gadget, il perdra toute crédibilité aux yeux des actifs, soit il est engoncé dans une procédure administrative qui le rendra répulsif car compliqué. C’est bien ce qu’on entend dans les critiques émisesaujourd’hui qui donnent plus d’importance à la « tuyauterie » qu’à la finalité.Sans compter l’initiative du gouvernement de créer le compte personnel d’activité (CPA) qui regrouperait CPF, compte pénibilité, droits rechargeables à l’assurance chômage, et qui ne va pas simplifier la situation. A peine mis en place, le CPF devra s’intégrer dans le CPA. Il est à craindre que cela décrédibilise l’ensemble. Trop d’initiatives tuent le progrès.

 

 

Comment le CPF peut-il réussir à devenir cet outil de progrès social que vous décrivez ? Quels freins faut-il desserrer ?

 

Je formulerais des critiques sur les intentions cachées, non sur les principes. Puisque le CPF rend le salarié responsable de sa formation, l’employeur peut être tenté de se décharger de ses responsabilités en laissant à chaque collaborateur la gestion de ses projets de formation. Cela mettrait en péril le co-investissement sur lequel repose aujourd’hui la qualité de la formation professionnelle. On peut prédire aujourd’hui que la logique du co-investissement va se maintenir dans les grandes organisations si le projet de formation estdans le même temps nécessaire à l’entreprise et intéressant pour le salarié. En revanche, dans les PME et TPE, il est à craindre que ce dispositif soit trop compliqué à mettre en place. Le CPF deviendrait alors un argument de plus pour externaliser l’employabilité des collaborateurs, il serait tout sauf un instrument incitatif au développement de la formation professionnelle! L’entreprise pourrait considérer de facto que le salarié disposant d’un CPF et d’un conseil en évolution professionnelle, soit apte à gérer son employabilité.

 

Ces réserves mises à part, le CPF porte la grande idée de l’autonomie et de la responsabilité en voulant donner aux actifs les moyens de conduire leur évolution professionnelle comme ils l’entendent. Cela n’est pas anodin dans notre économie de la connaissance. Il faut aujourd’hui se donner du temps pour que le processus enclenché construise son efficacité et s’engager dans la poursuite de la réforme par exemple avec une réflexion sur la mutualisation des temps non utilisés, voire sur la fusion du CIF et du CPF. Les conditions de réussite passent aussi par un effort de communication pour redonner une bonne image à la formation professionnelle et par une mobilisation de tous les acteurs concernés. Puisque les cartes sont rebattues, chacun – entreprises, partenaires sociaux, organismes paritaires, Etat, régions … et actifs – doit trouver sa juste place pour relever le défi.

 

 

Justement, quelles vont être les incidences pour ces acteursdans les prochaines années ?

 

La réforme concerne l’ensemble des acteurs de la chaîne de la Formation, en particulier les OPCA, les partenaires sociaux et les salariés.

 

Les OPCA

Les Organismes Paritaires de Collecte Agréés (OPCA) sont devenus un rouage central dans le paysage de la formation professionnelle y jouant un rôle de régulation mais aussi d’influence. La Loi de 2014 vient entériner un état de fait en leur confiant des missions de contrôle, d’orientation et d’appui. Un challenge lourd de conséquence s’ouvre aux OPCA, soit ils conçoivent ces nouvelles tâches dans la tradition de leur culture administrative, soit ils évoluent vers une conception qualitative de prestataires de service c’est-à-dire cherchant à satisfaire leurs clients selon des spécifications connues et, en partie, négociées et, dans le même temps, à bonifier leurs fournisseurs.

Il me semble indispensable, au regard de leurs nouvelles missions, que les OPCA établissent avec leur « système client et fournisseur » une relation de dialogue organisé (avec tous et non seulement avec quelques privilégiés) pour se mettre sous contrôle-qualité de leurs « bénéficiaires ». Faute de quoi, la dérive administrative et bureaucratique (informatisée de surcroît) deviendra la norme.

De plus, il faut aujourd’hui que les OPCA (comme aussi les services de l’Etat et des Entreprises) cessent de considérer systématiquement les organismes de formation comme des délinquants potentiels. Il serait sage de réfléchir à l’idée d’une « Inspection de la Formation Professionnelle » pour conduire des opérations de contrôle a posteriori. Cette inspection pouvant d’ailleurs agir sur intervention des « apprenants » qui sont quand même les mieux placés pour signaler une formation non conforme à son cahier des charges.

 

Les partenaires sociaux

Soyons lucides, la contribution positive du paritarisme à la qualité des politiques de formation est de plus en plus interrogée. Il faut que les partenaires sociaux se rendent compte que la sophistication et l’abondance des systèmes de contrôle et d’évaluation qu’ils mettent en place à travers leurs différentes structures et commissions sont incompréhensibles pour nombre d’acteurs de la formation professionnelleet, a fortiori, pour tous les autres. Cette abondance et cette sophistication plutôt que de légitimer leur rôle les déconsidèrent et déconsidèrent aussi le pilotage politique de la Formation Professionnelle. J’en arrive à penser que l’acceptation d’un mandat de négociation dans ce domaine devrait nécessairement et obligatoirement s’accompagner d’une qualification substantielle, voire d’une habilitation. Ce serait d’ailleurs un bon exemple pour illustrer les vertus de la formation professionnelle.

 

Et, enfin, les salariés

Il ne faudrait pas que les salariés soient les oubliés de la réforme. Et c’est un risque. La mutualisation du 1% au niveau des OPCA vise à financer essentiellement les actifs se trouvant, involontairement ou volontairement, en transition professionnelle et non les salariés en activité ordinaire. Reste donc, pour ceux-ci, les dispositifs mis en œuvre à leur intention par leur employeur c’est-à-dire des actions d’adaptation à leur emploi ou au maintien de leur employabilité financées sur les fonds propres de l’employeur. Dans ce contexte nouveau, et surtout dans cette période de transition entre une pratique antérieure (de logique fiscale) et une pratique nouvelle (de liberté), deux obstacles peuvent contrarier la formation professionnelle des salariés : d’abord, la baisse de niveau quantitatif des dépenses de formation des entreprises (observable dans bien des endroits), ensuite l’absence d’actions au service de l’employabilité.

 

En toute logique la gestion qualitative de l’emploi et le dialogue social à l’intérieur des entreprises devraient permettre de parer ces risques. Il n’est pas évident que cela puisse être le cas partout. Aussi deux mesures conjoncturelles et simples pourraient être prises :

– proposer, par la négociation et pour une période de transition courte (1ou 2 ans), que les budgets de formation des entreprises restent au même niveau que leur budget de 2014, le temps d’ajuster les politiques et le pilotage de la formation avec les exigences de la nouvelle Loi ;

– négocier, dans le cadre des accords GPEC, au niveau des entreprises ou des Branches quand cela est possible, un pourcentage des budgets de formation à consacrer à l’employabilité des collaborateurs.

 

 

En conclusion ?

 

La loi de mars 2014 est une loi utile en ce sens qu’elle permet aux acteurs de la Formation Professionnelle de progresser dans la qualité de leurs missions, débarrassés de contraintes indues. En revanche, elle exige un niveau de professionnalisme supérieur à l’existant pour beaucoup des acteurs de cette chaîne de la formation. La promotion de cet indispensable effort de professionnalisation (et donc aussi de formation) doit être affirmée et impulsée par tous ceux qui ont des responsabilités politiques ou de management dans le champ de la Formation Professionnelle. C’est une condition nécessaire à la réussite de la réforme.

Enfin, il revient à tous d’agir pour adapter les choses à la réalité. Et le faire à partir d’une évaluation rigoureuse de l’impact réel des formations dispensées dans les situations d’emplois et de travail. Sans jeter l’opprobre. Mais en acceptant le fait qu’une réforme aussi importante que celle de 2014 demande du temps et des ajustements pour donner sa pleine mesure.

 

 

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Fanny Barbier, éditrice associée au sein de la Smart Factory d’Entreprise&Personnel (réseau associatif qui mobilise, au service de ses adhérents, les expertises de consultants RH et la recherche en sciences humaines). Elle étudie en quoi les évolutions de la société ont un impact sur le travail et les organisations et propose des pistes pour la transformation heureuse de ces évolutions au sein des entreprises. Elle dirige le service de veille et recherches documentaires d’E&P. Elle a co-créé et animé des think tanks internes au sein d’E&P, BPI group et Garon Bonvalot et publié de nombreux ouvrages et articles sur le travail et le couple travail/société.