par Fortunato Mallimaci, interviewé par Claude Emmanuel Triomphe
Après avoir abordé dans une première partie les diverses conceptions de la laïcité dans le monde et les relations entre politiques et religions, Metis publie la suite de l’entretien avec Fortunato Mallimaci, ex-doyen de la Faculté des sciences sociales de l`Université de Buenos Aires et chercheur au CONICET. Il y est question d’islam, d’évolution de la doctrine morale et sociale de l’Eglise catholique ou encore du rôle politique du Vatican.
Parlez-nous de l’islam…
D’abord et c’est très important, il n’y pas un islam, il y en a plusieurs. Sans même parler des sunnites et des chiites, il y a l’islam de l’Ecole de la Mecque, du Caire, et d’autres. Mais, vu d’autres pays, comme les Etats-Unis et parfois aussi France, ce sont tous les mêmes : des fondamentalistes, des terroristes. Et puis l’on assiste désormais à un « islam inventé », notamment en Europe : les jeunes français sortis de l´immigration arabe, et dont la majorité est au chômage, pour protester contre le fait d’être traités comme des étrangers, par exemple, mettent en avant des aspects religieux dans leurs revendications qui ne reposent pas toujours, loin de là, sur des traditions religieuses héritées.
Par ailleurs, le pape Benoît XVI dans une conférence en Allemagne sur l’islam disait qu’il était « irrationnel » . Pour lui, l’islam n’est pas compatible avec la modernité, dans la continuité de la pensée de Samuel Huntington avec sa théorie du choc des civilisations. Notez que cette incompatibilité, certains islamistes la revendiquent en tant que fondement religieux, comme une façon de se positionner à l’extérieur et contre la modernité occidentale telle qu’on la connait aujourd’hui. L’islam – comme la plupart des religions- s’est dès le départ pensé comme projet politique. Mais il en va de même avec la papauté !
Vous voulez dire que le catholicisme a un caractère profondément politique ?
La papauté, à laquelle le catholicisme ne se réduit pas, est fondamentalement politique. Elle est unique dans le système religieux mondial. Le Vatican a des relations avec l’UNESCO, l’OIT… L’Eglise catholique pense qu’il faut absolument avoir une existence politique, dans l´Etat et la société et rejette – hier comme aujourd’hui- l’idée que sa place se cantonne à la sphère privée, à la morale, à l’ordre et au culte.
Aujourd’hui 183 pays ont des relations diplomatiques avec le Vatican ! Dans l’imaginaire collectif, le pape est perçu comme représentant d’une institution religieuse, alors qu’il incarne aussi un positionnement politique. Presque tous les pays veulent avoir des relations avec le Vatican. Peut-être pour avoir sa bénédiction, ou sa légitimation, ou une reconnaissance mondiale ? Lorsque j’étais en visite en Chine, j’ai compris que certains officiels chinois perçoivent aujourd’hui les religions comme sources de pouvoir symbolique pour l’Etat et de motivation pour la société.
Dans ce cadre, ils peuvent penser dans un futur proche à nouer une relation avec le Vatican. Il y a dans ce pays un conflit entre l’Eglise catholique officielle et l’Eglise « underground ». Hé bien certains officiels chinois font aujourd’hui un parallèle avec l’histoire de Napoléon et le catholicisme français: après une période où les prêtres se sont divisés entre ceux qui juraient fidélité à l’empereur, et ceux qui ont continué à reconnaître le pape, Napoléon et le pape ont dû négocier avec les uns et les autres. Alors, on peut bien imaginer qu’ils pourraient reproduire cette histoire et résoudre le conflit entre l’Eglise officielle et l’Eglise underground grâce à une relation entre l´Etat chinois et l`Etat du Vatican et amorcer ainsi un nouveau départ.
Pourtant le Vatican a été sacrément secoué ces dernières années…
Sans doute, mais il y a aussi un aspect nouveau, transformateur et démystifié ! Pour la première fois, un pape démissionne. Je pense qu’on n’arrive pas encore à saisir la dimension de cet acte parce qu’on est à peine en train de le vivre. Alors que l’image du pape c’était un peu celle d’un roi – ou le prêtre – régnant jusqu’à la mort, voilà que l’on a affaire à un « pape à la retraite ». Toute la dimension mythique s’effondre. Et que dit-il pour expliquer sa démission ? Il ne dit pas que ce sont des problèmes de doctrine, mais il parle de la nécessité d’écouter sa conscience individuelle. Pour lui, il ya tellement de problèmes dans la bureaucratie romaine qu’il doit démissionner. Cette structure est dure à gérer, c’est devenu selon ses propres termes un « nid de vipères ».
Chez Benoît XVI comme chez Jean-Paul II, la doctrine morale de l’Eglise n’a-t-elle pas largement prévalu sur la doctrine sociale ? En va-t-il autrement avec le Pape François ?
Pour le catholicisme, la doctrine et le social vont toujours ensemble et depuis longtemps. Ensuite les dosages varient. Jean Paul II a promu le Catéchisme universel mais il a aussi rappelé des éléments forts de doctrine sociale.
Pour François, la mission c’est de nettoyer ce nid de vipères mais en même temps il doit renouveler la crédibilité avec l’Eglise, surtout à partir de la papauté. Or, pour la doctrine sociale catholique, la modernité catholique est à refaire et a un rapport étroit avec la lutte contre la pauvreté et la défense de la justice sociale. C’est dans cette optique qu’elle lutte contre le libéralisme et le communisme. Jean Paul II et Benoit XVI insistaient surtout sur la lutte contre le communisme ainsi que sur une réaffirmation identitaire à partir de l’Europe et de « la loi naturelle ». Le discours contre le capitalisme a été peu audible ces trente dernières années. Avec ce pape qui vient d’Amérique Latine, il se renouvelle dans la continuité. Il s’agir de rebâtir une crédibilité d’abord avec le social et le politique. Les exclus, le peuple, les pauvres, dans un contexte d’exclusion massive, c’est le centre de la prédication catholique. Il va à Lampedusa et dit : « Ce sont des êtres humains ». Quand on dit que le pape a révolutionné la pensée de l’Eglise, ce n’est pas vrai. Il est juste reparti sur les fondamentaux traditionnels de la doctrine sociale du catholicisme.
Donc rien de nouveau sur le plan social ?
Pas sur le fait d’énoncer une doctrine sociale, mais sur la manière de le faire et sur le contexte dans lequel il le fait, oui . Ce qui le distingue des autres, dans ses discours récents ou dans son encyclique Laudato si sur l’écologie, c’est clairement le thème du travail. Sans travail, c’est la déchéance. Il est contre l’assistance, contre le marché dérégulé et contre le monopole du capitalisme financier et sa culture de l´argent. Il cherche à intégrer les exclus sur le plan économique. Le peuple est uni : les croyances religieuses sont centrales pour maintenir cette unité et c’est pour cela qu’il parle toujours de catholicisme intégral, d’économie intégrale, d’écologie intégrale. Son idée c’est d’intégrer la diversité.
Le travail doit faire le lien entre la nature et le développement. Les travailleurs et les travailleuses doivent percevoir la dimension spirituelle et religieuse de leur activité professionnelle. Il a toujours entretenu des rapports très étroits avec les syndicalistes. Dans toutes ces choses, il y a plus de continuité avec Jean Paul II qu’avec Benoit XVI. L’autre nouveauté, c’est le contexte actuel. Quand la doctrine sociale s’exprimait dans un monde où les idées sociales étaient majoritaires – et le communisme était le grand ennemi « athée et pervers » à combattre- ce n’était pas pareil qu’aujourd’hui, avec un univers très marqué par l’hégémonie des idées, des politiques néolibérales et des partis politiques « très à droite » : ici il va clairement à contre-courant des idées dominantes.
Et sur le plan de la morale, des affaires sexuelles, des liens avec les autres religions ?
Traditionnellement dans l’Eglise catholique, les affaires sexuelles étaient traitées par le pape, et les sujets importants en la matière (avortement, sexualité…) relevaient de la théorie de « la loi naturelle ». Je ne crois pas qu’il changera beaucoup les choses en ces matières. Il continue de dire peu ou prou la même chose sur les femmes, les homosexuels que ce que disaient les autres papes. Ce qu’il ajoute, c’est la question de la miséricorde, qui donne la possibilité d’ouvrir les portes à toutes et à tous. Il croit – à partir de son expérience latino-américaine et surtout argentine – en la force du mouvement national et populaire, avec de fortes racines catholiques.
Dans ce sens, la construction de la Grande Patrie latino-américaine de leadership catholique est dans sa mémoire et représente son projet futur. Ses voyages, et son soutien aux gouvernements d’Amérique latine devraient être compris comme partie prenante de cette stratégie. Par contre, sur le dialogue interreligieux avec le judaïsme, l’islam ou d’autres religions, il est sans doute moins dogmatique et plus pragmatique. Certains, notamment les chrétiens du Moyen-Orient, le lui reprochent et le jugent « trop pragmatique » face à un islam non seulement conquérant mais qu’ils voient comme destructeur.
A propos de l’auteur : Fortunato Mallimaci est un sociologue argentin, professeur d’université à la faculté de sciences sociales de l’Université de Buenos Aires, et spécialiste de l’histoire sociale argentine. Il est l’auteur de l’ouvrage La diversité religieuse dans la cité globale : hétérogénéité institutionnelle et individualisation du croire, paru dans la Revue Internationale de Sociologie de la Religion, en mars 1998, de l´article Laïcité de subsidiarité en Argentine dans le livre Laïcité, laïcités sous la direction de Bauberot-Milot-Portier, Paris , EMSH, 2014 et What do Argentine people believe in? Religion and social structure in Argentina, Social Compass, June 2015.
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