par Jean-Marie Luttringer
Formation informelle, apprentissage en situation de travail, travail aliénant et/ou travail émancipateur … Après la loi du 5 mars 2014, Jean-Marie Luttringer, juriste et expert des questions de formation, évoque l’histoire des liens pas toujours évidents entre travail et formation.
Pour un grand nombre de salariés, les compétences s’acquièrent et se développent au cœur même du système productif, sur le lieu de travail et en situation de travail, selon des modalités souvent « informelles ».
Jusqu’à présent celles-ci n’étaient pas reconnues comme des actions de formation telles
que le Code du travail les définissait (article L 63 53-1) en les rendant « imputables » au titre de la contribution fiscale des entreprises pour le développement de la formation professionnelle.
En modifiant les règles de financement de la formation professionnelle à la charge des entreprises par la suppression d’une partie de la contribution fiscale (0,9 %), la loi du 5 mars 2014 ouvre un espace d’innovation que la Déléguée générale de la formation professionnelle (DGEFP), Emmanuelle Wargon, a proposé d’investir à l’occasion d’un colloque organisé le 5 novembre 2014, intitulé « Formation et parcours ». Tout en reconnaissant que « toute situation de travail ne constitue pas une formation », elle a souhaité valoriser la formation en situation de travail, en promouvant des expérimentations visant à repérer les situations de travail réellement formatives. Depuis lors un cahier des charges a été publié pour encadrer des démarches expérimentales de nature à valoriser les formations en situation de travail.
Au plan juridique la question est d’importance car l’entreprise, avant d’être un lieu de formation , est un lieu de production de biens et services, auxquels contribuent des salariés, en contrepartie d’un salaire, et dans le cadre d’ un contrat de travail dont le critère distinctif est le lien de subordination. La formation, notamment lorsqu’elle est organisée par l’entreprise elle-même, doit par conséquent pouvoir être distinguée, au plan juridique, du travail productif.
Cependant cette question n’est pas étrangère au droit positif. Ainsi les divers « contrats de travail de type particulier » associant un emploi et une formation, tels que le contrat d’apprentissage, le contrat de professionnalisation ou différents types de contrats aidés, assimilent la participation à des séquences de travail productif à une activité formatrice. Le concept de formation professionnelle en alternance qui s’applique à ces contrats a pour fonction d’organiser un processus pédagogique conçu pour permettre « la fertilisation croisée entre formation générale et travail productif ». Il n’en va pas de même « de l’apprentissage en situation de travail » dans le cadre d’un contrat de travail de droit commun, qui a pour finalité exclusive le travail productif prescrit par l’employeur.
L’entreprise, lieu de formation : quelques grandes étapes
Le droit positif encadre également la formation organisée par l’entreprise elle-même. L’article D.6321-3 du Code du travail stipule en effet que la formation interne à l’entreprise est en principe dispensée dans des locaux distincts des lieux de production, c’est-à-dire en dehors des postes de travail habituels des salariés. Toutefois ce même article prévoit une exception à ce principe lorsque la formation comporte un enseignement pratique; dans cette hypothèse, cet enseignement peut être donné sur les lieux de production. Il doit alors être rendu compte au comité d’entreprise, ou aux délégués du personnel, des mesures prises pour que l’enseignement dispensé réponde aux critères définissant l’action de formation (programme établi en fonction d’objectifs préalablement déterminés, moyens pédagogiques et d’encadrement appréciation des résultats).
Ce texte, qui date de 1971, et dont « la formation informelle en situation de travail » a vocation à s’affranchir, repose sur plusieurs postulats. D’une part que la situation de travail en elle-même aliénante par construction idéologique et marquée du sceau de la subordination par construction juridique, ne saurait être formatrice, car la formation est un acte d’émancipation. D’autre part, la formation, y compris en situation de travail, est assimilée à un enseignement, c’est-à-dire la transposition du modèle scolaire dans l’entreprise. Et enfin, si la participation au travail productif peut dans certaines circonstances contribuer à un processus de formation, cela ne peut se faire que sous le contrôle des représentants du personnel.
Bref, l’entreprise par nature « prédatrice » ne saurait être naturellement formatrice. Cette manière de penser n’a pas toujours prévalu, aussi bien parmi les penseurs socialistes du XIXe siècle que chez les ouvriers de métiers de la première phase industrielle, qui considéraient que la qualification s’acquérait dans des situations concrètes de travail (cf. Jacques Freyssinet). Plus récemment, la validation des acquis de l’expérience (VAE) peut également s’analyser comme une procédure visant à conférer une valeur formative à l’expérience acquise à l’occasion d’un travail productif y compris en situation de subordination juridique.
Avec l’arrivée du taylorisme et de l’organisation scientifique du travail, la situation se modifie profondément : le travail cesse d’être formateur, le processus de production découpé en séquences (voir Charlie Chaplin dans Les temps modernes), génère lui-même une organisation de la formation taylorisée qui est dissociée du processus de production, et mise en œuvre dans des centres de formation spécialisée, au sein des entreprises elles-mêmes ou à l’extérieur, à l’initiative de secteurs professionnels. Le stage de formation, qui est tout à la fois une reproduction de l’atelier industriel et de la salle de classe, s’impose comme modèle dominant d’organisation de la formation. En 1971, le stage, produit de l’organisation taylorienne, est érigé par le Code du travail en « unité d’œuvre » de la formation professionnelle. Il sert de support aussi bien à l’ouverture de droits pour les salariés qu’au financement de la formation. Avec l’introduction de l’obligation de financement, la charge des entreprises à partir de 1971, le stage deviendra marchandise.
Pour le mouvement ouvrier des années 70, l’entreprise est considérée comme le lieu du pouvoir patronal sur la formation. Les espaces de liberté se trouvent en dehors de l’entreprise. C’est d’ailleurs tout le sens du congé individuel de formation (CIF), institué en 1971, fondé sur la technique juridique de la suspension du contrat de travail, et célébré à l’instar des congés payés en 1936 comme un espace de liberté et d’émancipation par l’éducation permanente. Se former dans l’entreprise, c’est donner à l’employeur le pouvoir sur la formation, et sur la qualification, qui vient doubler son pouvoir sur le travail (lien de subordination).
Il en est résulté le modèle « séparatiste » de relations entre systèmes de formation et de production, sur lequel est fondée la législation sur la formation de 1971, qui résulte de la conjonction de trois facteurs : le taylorisme, la stratégie « révolutionnaire » du mouvement ouvrier français, et les spécificités de notre système d’enseignement, fondé sur le principe républicain d’égalité et une organisation centralisée. Si le modèle allemand n’a pas connu la même évolution, alors que le taylorisme était un facteur commun aux deux systèmes de production, la raison en est vraisemblablement l’orientation majoritairement réformiste du mouvement ouvrier allemand, après 1918 et après 1945, qui a conduit à un partage du pouvoir sur la formation, et le caractère décentralisé du système d’éducation et de formation liée à l’organisation fédérale de ce pays.
Dépasser le modèle séparatiste
La volonté affichée par les pouvoirs publics français, depuis des décennies, de développer diverses formes de formation en alternance, suppose au préalable de dépasser les causes profondes « du modèle séparatiste » sur lequel reposent les rapports entre système productif et système éducatif en France.
La conduite du débat sur « l’apprentissage en situation de travail » nécessite au préalable une réflexion sur les formes d’organisation des systèmes productifs qui sont aujourd’hui les nôtres en France, avant de se lancer à corps perdu, principalement pour des raisons d’efficience économique (réduction des coûts de formation et rendement des investissements formation à court terme), vers la valorisation de la formation informelle et des processus d’apprentissage en situation de travail. À cet égard, l’hypothèse peut être faite que les deux systèmes productifs évoqués plus haut, l’organisation industrielle caractérisée par des ouvriers qualifiés, et les organisations taylorisées, coexistent à des degrés variables en France et que chacun entretient des relations singulières avec la formation professionnelle.
Il faut y ajouter l’artisanat, dans lequel les liens avec l’ancien modèle corporatiste caractérisé par le compagnonnage demeurent présents. Mais sans doute d’autres formes d’organisation du travail peuvent-elles être identifiées à l’ère de la société de la connaissance, qui renvoie chacune à une relation singulière entre travail productif et formation. À cet égard le nouveau compte personnel de formation (CPF), orienté vers l’acquisition d’une qualification, en ce qu’il donne à la personne elle-même du pouvoir sur sa propre formation, préfigure-t-il sans doute la relation à la formation dans « la société de la connaissance ».
Si l’on admet que l’entreprise n’est pas un système éducatif, mais un système productif obéissant à des logiques propres, qui accessoirement peut « générer de la valeur formative » sur le lieu même du travail, et dans la proximité du processus de production, alors il faut admettre également que la production de valeur formative est largement fonction du type d’organisation du travail, particulier à chaque entreprise. Certaines seront prédatrices, et dans ce cas la formation ne saurait être qu’externalisée (modèle séparatiste), d’autres seront formatrices parce qu’il y va de leur intérêt, et dans ce cas l’apprentissage en situation de travail et diverses modalités de formation informelle pourront utilement être mobilisés. Cependant, le droit ne connaît pas « l’informel » et, pour exister juridiquement, les choses doivent pouvoir être nommées et qualifiées. Il en va ainsi de la formation en situation de travail, dès lors qu’elle est génératrice de droits et d’obligations pour le salarié et pour l’employeur. Sa traçabilité doit pouvoir être assurée sans pour autant se référer nécessairement à la définition formelle de l’action de formation.
À la rigidité de la définition fiscale des actions de formation réputées « imputables », pourra désormais se substituer une définition contractuelle plus flexible. La négociation collective de branche et d’entreprise pourra remplir cette fonction, en précisant le meilleur agencement entre système productif et système de formation, en fonction du type d’organisation du travail en vigueur dans l’entreprise, en formulant des exigences de traçabilité des formations/apprentissages en situation de travail, et par là même en apportant des garanties collectives aux salariés, leur permettant notamment de se prévaloir des acquis de ce type de formation, soit au sein même de l’entreprise soit dans le cadre de parcours de mobilités professionnelles externes à l’entreprise.
Jean-Marie Luttringer
www.jml-conseil.fr
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