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Illustration Amnael7 Creative Commons.

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Catalogne, Flandres, Écosse, Padanie … Les riches territoires d’Europe bénéficient-ils encore aux plus pauvres ? C’est la question au centre du Nouvel égoïsme territorial (Seuil), de l’économiste Laurent Davezies. Ce professeur au Centre national des arts et métiers (CNAM) montre que l’activité se resserre autour des grandes villes et que les régions à forte croissance ne sont plus prêteuses.

 

 

Pour Laurent Davezies, nous sommes entrés depuis 2008 dans une phase inédite. Le rapport au territoire change et ce changement s’accélère. L’observation sur la longue durée des développements économiques permet de mieux comprendre des effets de répartitions inégales des richesses dans les territoires. Selon un phénomène repéré de longue date, une forte croissance économique en phase initiale occasionne une forte différenciation. Elle ne profite pas à tous de la même manière ni selon le même rythme. C’est vrai aussi pour les territoires.

 

 

Des inégalités naissent de la croissance, mais sont corrigées par la redistribution nationale

Au sortir des trente glorieuses, le territoire est façonné par un double mouvement. Plus d’un siècle de croissance sur l’usage massif de l’énergie et sur la transformation de ressources matérielles ont d’abord occasionné un développement des inégalités territoriales. Firminy (Loire) et le Nord par exemple en profitent, pendant que la Bretagne reste agricole et archaïque. Cette inégalité est allée décroissant ensuite par des effets d’entrainements, avec un développement de la sous-traitance, par des effets d’équipements (infrastructures) et d’accès à l’énergie, et par une « redistribution des richesses » volontaristes des états nations. Dans des écrits précédents, Laurent Davezies soulignait déjà le paradoxe de régions riches par les revenus de redistribution (dont la jouissance des retraites dans le Sud ou sur la façade atlantique), alors qu’elles sont peu contributives à la création de richesses. Sur la durée, les inégalités de dotations en richesses naturelles (de l’agricole à la transformation industrielle) ou de situations dans la croissance, ont été compensées par le besoin des régions riches de s’adosser aux régions pauvres comme débouchés économiques et comme réserves de main d’œuvre.

 

 

La mutation en cours n’a pas les mêmes effets que les révolutions industrielles précédentes

Depuis 2008, cette mécanique vertueuse est brisée. La mutation économique actuelle n’a pas les mêmes caractéristiques que celles (mécanisation, électrification) qui ont précédé. Le mouvement de rattrapage et de réduction des inégalités suivant les périodes de fortes différenciations dans les bénéfices de la croissance (dans les pays émergents par exemple), pourrait bien se traduire dans l’avenir par un décrochage des territoires mal dotés, en même temps que se manifestent des tensions « séparatistes » du côté des territoires riches. C’est ce que montre Laurent Davezies dans Le nouvel égoïsme territorial,·collection « La République des Idées » aux éditions du Seuil, sorti en mars mars 2015. (Laurent Davezies a également publié dans la même collection, La république et ses territoires (2008), La crise qui vient (2012), et avec Thierry Pech une note pour Terra Nova (octobre 2014), La nouvelle question territoriale). Alors que certains promettent la « libération » de l’économie des contraintes des distances et des territoires, du fait de la banalisation des technologies numériques et de la dématérialisation de la production, Laurent Davezies observe au contraire un formidable mouvement de concentration des activités économiques, une tendance à la « métropolisation ». Les activités économiques riches en « informational jobs » se concentrent dans et autour des grandes villes pour profiter des grands gisements de matières grises. Pour preuve, des activités qui pourraient être localisées n’importe où – la conception informatique, la production audio-visuelle (télévisions, cinéma) l’amont en recherche et développement (R&D) des activités industrielles par exemple – se rassemblent au contraire de manière spectaculaire autour de centres gigantesques, ou de quartiers étroitement circonscrits. Dans tous les cas, cela profite aux grandes villes et à leurs périphéries immédiates, les « métropoles ».

 

 

La recherche d’externalités positives dans la massivité et la fluidité

Si rien ne démontre un effet direct de la proximité sur la productivité au-delà des collectifs réels de travail, tout indique une préférence des entreprises au regroupement. Ce qui structure en effet un parcours professionnel n’est plus seulement le salariat, mais la capacité à participer à des projets. Ceux-ci, toujours plus complexes (interdépendance croissante) et toujours plus courts (cycles de vie raccourcis) font que la valeur ajoutée de la conception est presque égale à la valeur ajoutée (voire supérieure) à celle de la production. Ce qui induit la localisation d’un système productif n’est pas sa proximité à des ressources matérielles, mais sa capacité à attirer, recruter, développer ou simplement mobiliser des ressources intellectuelles. Les grandes villes constituent ainsi une externalité positive de premier plan. Elles attirent et ce faisant, elles concentrent les richesses et les hommes. Une « métropole », c’est un marché d’autant plus pertinent que la mobilité résidentielle est faible, ce qui est le cas de la France. Les deux mots d’ordre sont alors, massivité et fluidité, avec les enjeux que l’on connaît sur les transports et les conditions de vie au travail. À cette aune, l’Ile de France présente des atouts remarquables. C’est un « marché » d’une taille effective très supérieure à Londres par exemple, avec 3 millions de travailleurs. Entre 2012 et 2013, alors que la perte globale d’emplois salariés relativement à 2007 était de – 400 000, cinq grandes villes connaissent un solde net positif : Lyon, Nantes, Bordeaux, Toulouse et Aix-Marseille.

 

 

Les régions riches n’ont plus besoin de « leurs » régions pauvres


Avec son dernier opus, Laurent Davezies enfonce un autre clou. Alors qu’après la phase initiale de croissance suivait une phase de rééquilibrage, par les impôts, les retraites…, nous sommes rentrés dans une phase de sevrage entre les régions riches (et en croissance) et les régions pauvres. Ces dernières sont désormais « lâchées » par les régions riches tentées par un « nouvel égoïsme territorial ». C’est vrai du Mexique, « où les riches régions du nord acceptent de moins en moins de jouer le jeu national, notamment en termes de solidarité financière avec Mexico et les états du sud. En Europe de l’Est, la révolte des riches régions industrielles de l’est de l’Ukraine tient largement au sentiment d’être « vampirisée » par Kiev et l’ouest du pays (…) ». En Europe, « les régions allemandes les plus riches, Bavière, Hesse, Bade-Wurtemberg – seules contributrices nettes au jeu des péréquations budgétaires entre Länder – remettent en cause sinon le principe, au moins l’intensité de la solidarité financière avec les Länder plus pauvres ». Il note ainsi que la « plupart des mouvements régionalistes en Europe sont le fait de régions riches : La Padanie italienne, (…), le pays basque espagnol, la Catalogne, la Flandre, le Groenland et les Îles Féroé danoises (fortes de leurs ressources minières et pétrolières), l’Istrie croate, l’Åland finlandais », et de manière particulière l’Écosse, qui « s’est toujours rêvée plus riche si elle arrivait à garder pour elle les revenus des champs pétroliers de la mer du Nord » (pages 20-21).

 

Ces régions et leurs entreprises sont sur des marchés globaux. Elles écoulent leurs productions très au-delà des limites nationales. En même temps, elles constatent que le soutien à « leurs » régions pauvres en pouvoir d’achat par redistribution (« keynésianisme territorial ») se traduit par plus d’importations, alimentant ainsi la concurrence venue d’autres pays et continents. En Europe, du fait des « imperfections » de son marché unique, cette mécanique connaît encore quelques freins, qui limitent aujourd’hui ces tentations alimentées par de surprenantes coalitions. On y trouve des romantiques régionaux identitaires de gauche et anti mondialistes, mais aussi des nationalistes xénophobes, à côté d’ultralibéraux prônant l’allégement des contraintes, qui pèsent sur les plus performants et handicapent leur compétitivité (la Catalogne, la Vénétie…) dans la compétition mondiale. Des imperfections que l’Europe « libérale » entend dépasser, préparant ainsi les conditions de son propre éclatement.

 

Devant ces mécaniques favorables aux égoïsmes, Laurent Davezie revisite quelques travaux scientifiques. Les petits pays sont-ils plus « performants » que les grands ? La réponse est d’autant moins claire qu’il faut se rappeler que la Suisse ou le Luxembourg, par exemple, non seulement se livrent efficacement à la « lutte des taxes », mais se dispensent d’investir dans leur défense. Ces pays dépendent du bouclier de leurs grands voisins. Au-delà, comment sérieusement « exister » de manière démocratique devant des intérêts privés. Les richesses accumulées des très grands groupes privés, les ressources des mafias mondiales sont telles qu’elles dépassent largement les niveaux de revenus légués par l’histoire et la taille de certaines nations. Derrière la valorisation du local et le « small is beautifull », il est des régionalismes à l’arrière-goût amer. C’est de démocratie, une fois encore, qu’il est question, au prix d’une maîtrise des inégalités entre territoires riches (un moment) et pauvres (à d’autres).

 

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.