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par Marie-Noëlle Auberger

Illustration Christopher Dombres.

VW

 

Le groupe Volkswagen, devenu au premier semestre 2015 premier constructeur automobile mondial devant Toyota, est pris fin septembre en flagrant déni de tricherie à grande échelle et, comme cela se fait souvent, rejette la faute sur des lampistes ; d’après la communication du groupe, seuls « quelques développeurs » ont développé le logiciel truqueur sans en informer leurs supérieurs. Cela n’est pas sans poser quelques questions sur la gouvernance du groupe et sur sa conception de la responsabilité sociétale. Metis reprend ici avec son aimable autorisation l’analyse de Marie-Noëlle Auberger publiée dans La Missive de Gestion attentive.

 

Les faits 

L’actionnariat
Sans entrer dans les détails, rappelons que la famille héritière du fondateur Ferdinand Porsche, contrôle actuellement 50,7% du capital – la holding familiale est montée au capital à partir de 2005 – mais que les deux branches – les Porsche et les Piëch – ne font pas toujours front commun, tant s’en faut. Le Land de Basse Saxe (Niedersachsen) et le fonds d’investissement du Qatar ont près de 20% chacun. Le « flottant » est donc très faible, aux alentours de 10%.

 

La crise de gouvernance d’avril 2015
Le printemps 2015 avait été marqué par une crise de gouvernance inédite au sein du conseil de surveillance. Après avoir été président du directoire de 1993 à 2002, avec le soutien sans faille de Gerhard Schröder alors ministre-président de la Basse Saxe, Ferdinand Piëch quitta ses fonctions opérationnelles en 2002 pour devenir président du conseil de surveillance. Très actif dans ce rôle, il mit en place en 2007 Martin Winterkorn comme président du directoire après avoir acculé le précédent titulaire du poste à la démission. Huit ans plus tard, fier de son bilan, Martin Winterkorn dont le mandat opérationnel expirait en décembre 2016 ne faisait pas mystère de son intention de remplacer en avril 2017 Ferdinand Piëch, qui aurait alors 80 ans, à la présidence du conseil de surveillance. Cependant, en avril 2015, Ferdinand Piëch affichait dans la presse sa défiance envers celui qui était présenté comme son dauphin. Il s’inquiétait de la dépendance du groupe vis-à-vis du marché chinois et de ses difficultés à percer aux États-Unis, ainsi que de certains positionnements : faiblesse sur le segment des petites voitures, retard sur les voitures électriques ou hybrides. Mais l’année 2014 avait connu un bénéfice net de 11 milliards d’euros et le cours de bourse avait été multiplié par trois en cinq ans, aussi l’autre branche de la famille menée par Wolfgang Porsche, les représentants du Travail et ceux de l’État de Basse-Saxe affirmèrent leur soutien indéfectible à Martin Winterkorn « le meilleur président du directoire possible ».


Le conflit entre le président du conseil de surveillance et le président du directoire tourna donc à l’avantage du mandataire social et Ferdinand Piëch, 78 ans, démissionnait de tous ses mandats dans le groupe, ainsi que son épouse. L’intérim était assumé par le vice-président du conseil de surveillance, Berthold Huber, ancien président d’IG Metall. Le conseil de surveillance prévoyait de prolonger le mandat de Martin Winterkorn jusqu’en 2018 et de nommer comme président du CS Hans Dieter Pötsch, directeur financier et membre du Conseil depuis 2009, ce qui devait être ratifié par l’assemblée générale extraordinaire de novembre.

 

Révélations, transparence et refus de mise en cause
Le 18 septembre, coup de tonnerre : l’Agence fédérale de protection de l’environnement (EPA) et l’État de Californie adressent une notification à Volkswagen afin qu’il rappelle des milliers de véhicules diesel. Ils accusent le constructeur allemand d’avoir délibérément contourné les règles en vigueur en matière de lutte contre la pollution atmosphérique en équipant depuis 2009 ses modèles diesel Volkswagen et Audi d’un logiciel permettant de contourner les tests d’émission de certains polluants atmosphériques. Le cours de Bourse s’effondre dès le lundi matin. De nombreux pays, dont l’Allemagne elle-même, ouvrent des enquêtes, les sommes en jeu, qu’il s’agisse d’amendes ou de frais de modification après rappel des véhicules, sont considérables, une première provision de 6,5 milliards d’euros est constituée. L’image de marque du groupe en est affectée. Dans la semaine, le conseil de surveillance affirme que Martin Winterkorn n’était pas au courant de la fraude et promet la transparence ; se disant « abasourdi » par cette révélation, le président du directoire démissionne après quelques jours. Peu après, Mathias Müller, membre du directoire du groupe et président opérationnel de Porsche, devient président du directoire.

Le 6 octobre à Wolfsburg vingt mille personnes se réunissaient pour entendre les responsables syndicaux d’IG Metall affirmer que VW, excellent constructeur auquel le client continuera de faire confiance, sortirait de la crise plus fort qu’auparavant et ajouter que les salariés ne devaient pas être blâmés pour les machinations de quelques-uns. Le syndicat se félicitait de la nomination de Matthias Müller comme président du directoire, celui-ci connait l’entreprise depuis de nombreuses années, ce qui est selon le syndicat une condition préalable pour élucider l’affaire. Deux jours après, la réunion des conseils d’entreprise européen et mondial de VW se tenait à Wolfsburg et le ministre fédéral de l’Économie, Sigmar Gabriel, y affirmait son accord avec le conseil d’entreprise et l’IG Metall : les travailleurs ne doivent pas payer le prix des erreurs de quelques dirigeants, VW doit faire une enquête dans la transparence… mais tout cela ne doit pas mettre en cause le diesel qui représente des dizaines de milliers de postes de travail en Allemagne, et encore moins conduire à un débat sur l’industrie automobile qui conduirait à l’affaiblissement de l’industrie allemande et européenne.

Puis le nouveau président du directoire Matthias Müller réunissait dix mille personnes, dont beaucoup portaient des tee-shirts distribués par IG Metall, portant les logos de Volkswagen et d’IG Metall ainsi que l’inscription « Ein Team – Eine Familie » (une équipe, une famille). Les métallos d’autres entreprises demandent des tee-shirts afin de marquer leur solidarité. Le cours en Bourse s’est effondré, l’action VW a perdu 50% en deux semaines, si bien qu’alors plusieurs banques conseillaient d’acheter, confiantes dans le sursaut de la firme de Wolfsburg. Il s’est dit aussi que la holding familiale en profiterait pour renforcer sa position. Bernd Osterloh, Vorsitzender des Gesamt- und Konzernbetriebsrats der Volkswagen AG (président du comité central d’entreprise et du comité de groupe de VW serait une traduction approximative) affirme qu’il n’y aura pas de conséquences sur les emplois, même pour les travailleurs temporaires mais que lors de l’Assemblée générale extraordinaire (AGE) de novembre, les représentants du personnel examineront attentivement la façon dont seront distribués les bonus car il n’est pas question que les salariés payent le prix de l’inconduite d’un groupe de gestionnaires.

 

Les questions


Des ingénieurs incontrôlables ou terrorisés ?
Le logiciel a-t-il été mis en place par quelques ingénieurs à l’insu des dirigeants, comme ceux-ci le laissent entendre? Que la réponse soit positive ou négative, elle conduit à s’interroger sur la façon dont l’entreprise est gouvernée. Soit le management au plus haut niveau savait ce qu’il en était et il est responsable de cette affaire, soit il ne le savait pas et on peut légitimement se demander pourquoi et comment la direction technique a pu tricher en catimini. L’hypothèse présentée par certains, exposée dans un article du Monde, est que le groupe pratiquait le mode de management par la terreur – Der Spiegel aurait même comparé VW à la Corée du Nord « moins les camps de travail »-. Il fallait aboutir aux résultats demandés avec les moyens affectés, sous peine de licenciement. Les ingénieurs du bureau d’études, paniqués à la pensée de perdre leur poste s’ils ne produisaient pas un moteur diesel propre promis par le marketing, auraient trouvé plus simple de fausser les instruments de mesure. Si cette hypothèse est avérée, la faute de la direction n’est est pas moins grande. Le « débrouillez-vous pour arriver au résultat, je ne veux pas savoir vos méthodes » n’est pas une attitude socialement responsable. Responsabilité du directoire donc mais aussi du conseil de surveillance – représentants du capital et du travail confondus – puisque l’organe de contrôle donnait toute sa confiance à la direction opérationnelle.

Le rôle de Bosch
On peut s’interroger aussi sur le rôle du fournisseur du logiciel. L’équipementier Robert Bosch GMBH, chez qui Martin Winterkorn a commencé sa carrière, reconnaît avoir fourni le logiciel mais à des fins de tests internes, pas en vue d’équiper les voitures vendues. Il aurait même prévenu qu’installer le logiciel sur des véhicules mis en circulation serait illégal. Au passage, cela pose la question des droits de propriété intellectuelle du logiciel : l’équipementier n’a pas reçu de royalties pour l’usage massif de son produit, il y aurait sans doute matière à plainte pour détournement. L’EPA a certifié début octobre que les logiciels de gestion de moteur de Bosch utilisés dans les véhicules diesel de VW n’étaient pas préprogrammés pour détecter si le véhicule était à ce moment soumis à un test d’émission. Néanmoins, Bosch est concerné par cette affaire et les enquêtes devront déterminer si l’équipementier est victime ou complice.

L’entre-soi
Wolfsburg était un village jusqu’à ce que le troisième Reich y installe en 1938 une usine d’automobiles dirigée par Ferdinand Porsche. Aujourd’hui Volkswagen y emploie quelques soixante mille personnes, soit la majorité de la population adulte et assure près des trois-quarts du budget de la ville, c’est dire que les relations de l’entreprise avec le territoire sont étroites. Le conseil de surveillance est composé en grande partie de personnes de la région, au premier rang desquels le ministre président du Land de Basse Saxe et un autre ministre et les élus du Travail mais aussi les représentants de la famille. Les directeurs de filiale ne sont pas tous de Basse Saxe mais ils sont tous allemands. À l’exception des deux Qataris, on est dans un total entre-soi. Si les grands actionnaires, les salariés, le territoire sont présents, les autres parties prenantes n’ont pas voix au chapitre, il n’y a pas d’administrateurs indépendants qui pourraient éventuellement porter leurs intérêts et préoccupations. Cet entre-soi trouve une illustration dans le fait que le président du directoire partant a été remplacé par un homme du sérail. Sa connaissance du groupe, considéré comme un avantage, n’en est peut-être pas un en matière d’objectivité. Un analyste extérieur serait peut-être plus exempt de préjugés, un œil neuf verrait peut-être ce que les gens de l’intérieur ne voient pas ou ne veulent pas voir. Rien n’est certain mais la question mérite d’être posée.

La notation RSE : l’art de la peinture verte (greenwashing)
Si toutes les acteurs de la planète RSE ont dégradé la note de VW, le moins qu’on puisse dire c’est qu’auparavant ils n’étaient pas tous sur la même longueur d’ondes. VW avait vraiment réussi à convaincre certains de son excellence y compris en matière environnementale. Ainsi, Volkswagen était consacré leader de l’indice Dow Jones Sustainability pour le secteur automobile le 13 septembre 2015 par la société d’investissement RobecoSAM AG, avec un total de 91 points sur 100 possibles. Le 29 septembre, l’entreprise était retirée des Dow Jones Sustainability Indices et il n’y avait plus de « premier de la classe » dans le secteur automobile : « As a result, VW will no longer be identified as an Industry Group Leader in the « Automobiles & Components » industry group » », expliquait RobercoSAM.

Après la révélation, l’agence de notation Vigeo abaissait fortement la note du constructeur automobile et expliquait qu’elle considérait auparavant que les performances RSE de la firme allemande étaient plutôt inférieures à celles de certains de ses concurrents européens. Le recours à une technologie destinée à tromper les dispositifs de contrôle en vigueur sur le territoire des États-Unis d’Amérique, reconnu au terme d’une longue période d’atermoiements, remet en cause l’ensemble des niveaux d’assurance, que Vigeo avaient formulés au sujet des performances environnementales, de la gouvernance, de l’éthique des affaires et de l’engagement sociétal de Volkswagen. « L’opinion de Vigeo est très altérée sur la capacité du constructeur automobile à maîtriser ses risques de réputation, à sauvegarder la cohésion de son capital humain ou à rassurer sur l’efficience de ses procédés. Ce scandale va affecter l’attractivité de la firme auprès des investisseurs attachés aux principes d’investissement responsable et son positionnement sur le marché en général. Jusqu’à ce jour, Vigeo estimait la performance générale de Volkswagen comme « limitée », avec un score de 48/100, en retrait par rapport à ses pairs du secteur de la construction automobile où le meilleur score de Vigeo est attribué à PSA Peugeot Citroen (60/100), leader en Europe. Volkswagen a fait l’objet de plusieurs controverses, dont des allégations de corruption au cours de la dernière décennie, qui avaient limité ses performances en matière d’éthique des affaires et de gouvernance. En matière d’engagement environnemental, un domaine de plus en plus règlementé et sur lequel l’ensemble des constructeurs automobiles se savent spécifiquement observés, la performance de Volkswagen dans le rating de Vigeo était inférieure à celle ce ses homologues, les leaders étant PSA Peugeot Citroën, Fiat et Renault. »

Le classement des constructeurs automobiles par l’ONG britannique InfluenceMap faisait apparaître que Volkswagen était dans le milieu du classement du secteur, celui-ci étant plutôt mal placé par rapport à d’autres industries de biens et de services. Les catégories allant de A (les organisations progressives qui soutiennent la politique climatique, catégorie vide en l’occurrence) à F (celles qui font le plus d’obstruction), on trouve en C- Nissan et Honda Motor ; en D+ Renault ; en D General Motors et Toyota Motor ; en D- Volkswagen, BMW Group, Hyundai Motor, Ford Motor et Daimler (l’absence de Fiat et de Peugeot-Citroën est due au fait que seules cent multinationales figurent dans l’échantillon). Déjà certaines ONG avaient alerté l’opinion quant à la politique anti-environnementale de la firme de Wolfsburg, comme relaté par Novethic et France Nature Environnement. Une étude réalisée de 2012 à 2014 par la fédération européenne Transport & Environnement et l’International Council for Clean Transportation faisait apparaître que les émissions des véhicules européens dans les conditions réelles de roulage étaient significativement plus élevées que dans lors des tests en laboratoire. La marque Audi (du groupe VW) et Opel étant particulièrement mauvaises, mais Citroën n’était pas bon. Le groupe Volkswagen, même s’il est le plus pervers, n’est pas entouré de blanches colombes !

 

 

Et demain ?

Les dirigeants et les salariés de VW ainsi que les pouvoirs publics allemands et bon nombre d’observateurs se disent persuadés de la capacité de VW à regagner la confiance de ses clients et à rebondir. Il y aura de toute façon un « avant » et un « après ». La nature de cet « après » reste encore inconnue. Parmi les entreprises qui ont triché sérieusement, que la direction ait assumé ou rejeté la faute sur un ou des salariés, les fortunes ont été diverses. Barings a déposé le bilan, la Société Générale a fait payer la moitié de la note par la collectivité ; USB et la BNP s’en sont sortis avec des amendes ; Lehman Brothers et Arthur Andersen ont disparu ; leur dirigeant condamné, World Com et Parmalat ont repris des couleurs, l’un en changeant de nom ; Clearstream et Goldman Sachs n’ont pas été inquiétés ; Dexia a été renfloué par les États. Qu’en sera-t-il de Volkswagen ?
Le dépôt de bilan parait inenvisageable, les fondamentaux sont solides et le groupe est trop important pour disparaître. On peut penser que VW continuera, quitte à se défaire de quelques activités annexes pour se procurer des fonds suffisants pour payer les frais de retour et les amendes. On peut espérer que VW se mettra aux normes environnementales mais il faut envisager qu’il réussira à faire changer ces normes, au moins en Europe. Faute de pouvoir en faire autant aux États-Unis, l’abandon de ce marché et l’accentuation de la conquête de l’Asie parait une option envisageable.

 

Citons pour terminer une étude de l’école de commerce britannique Cass Business School et de l’Université d’Aalto en Finlande, qui constate que « les entreprises parviennent souvent à minimiser rapidement leurs scandales d’irresponsabilité sociale par des tactiques de diversion. Ces entreprises peuvent alors refaire les mêmes erreurs, et leurs homologues ne tirent pas plus de leçons de l’histoire. » Comme l’explique le professeur Peter Fleming : « À court terme, ils essayent d’échapper à leur responsabilité ou de la nier (par exemple, en accusant quelques individus), de minimiser l’étendue des dégâts liés à la crise et de détourner l’attention vers d’autres problèmes. Cependant, trois à six mois plus tard, les discussions concernant ces crises tournent souvent court. Bien que les employés soient généralement obligés de continuer à faire face aux conséquences de ces événements, l’écrasante pression publique a disparu. Ce phénomène peut être dangereux, car les entreprises peuvent avoir le sentiment de toute puissance qu’elles peuvent reprendre leurs vieilles habitudes en toute sécurité. » Espérons qu’il n’en sera pas ainsi et que le groupe allemand, ses homologues européens et l’ensemble des constructeurs automobiles feront ce qu’ils disent ou, à défaut, diront ce qu’ils font.

 

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