12 minutes de lecture

France Stratégie en commision sur le CPA,

le 10 juillet 2015. Photo Thierry Marro.

CPA

Une autre réforme que celle du Code du travail, plus discrète dans l’actualité, pourrait pourtant s’avérer décisive : la création du compte personnel d’activité (CPA). Destinée à regrouper toutes les informations utiles au salarié quelque soit son statut  tout au long de sa vie professionnelle sur un site unique, la mesure offre autant de réponses positives au problème de l’emploi que de questions sur ses modes et son champ d’application. Décryptage.

 

 

 

 

À s’en tenir à la « feuille de route » établie par le gouvernement à l’issue de la Conférence sociale du 19 octobre dernier, le compte personnel d’activité (CPA) « a vocation à être l’instrument central de la sécurisation des parcours professionnels ». Pourquoi une réforme de cette ambition rencontre-t-elle tellement moins d’intérêt que l’amaigrissement annoncé du Code du travail ou la préférence affichée pour la négociation d’entreprise ? S’agirait-il d’un leurre ? D’un gadget de plus dans la panoplie du traitement social du chômage ? Ou bien le vent pousse-t-il aujourd’hui si fort à la réduction des droits sociaux que plus personne ou presque ne croit sérieusement possible sinon de les étendre, au moins de les renouveler ?
À l’heure où les acquis sociaux sont le plus souvent traités comme des charges, le projet de CPA mérite mieux que de passer inaperçu ; à tout le moins mérite-il examen.

 

Pourquoi le CPA ?

L’initiative vient de haut, puisque c’est le président de la République en personne qui a lancé en avril dernier l’idée d’un « compte personnel d’activité », reprise en ces termes par la loi relative au dialogue social et à l’emploi adoptée au mois d’août : « Afin que chaque personne dispose au 1er janvier 2017 d’un compte personnel d’activité qui rassemble, dès son entrée sur le marché du travail et tout au long de sa vie professionnelle, indépendamment de son statut, les droits sociaux personnels utiles pour sécuriser son parcours professionnel, une concertation est engagée avant le 1er décembre 2015 avec les organisations professionnelles d’employeurs et syndicales de salariés représentatives au niveau national et interprofessionnel, qui, si elles le souhaitent, ouvrent une négociation sur la mise en œuvre du compte personnel d’activité ».

 

Un programme que reprend la « feuille de route sociale » d’octobre, en appelant les partenaires sociaux à négocier avant la fin de l’année, sur la base d’un document d’orientation du gouvernement – et après concertation quadripartite entre État, régions, syndicats et patronat- – un accord sur « les principes et à la méthode de la construction du CPA et de la sécurisation des parcours professionnels ». Accord ou pas, le gouvernement entend présenter un projet de loi au printemps 2016 pour un début de mise en œuvre dès le 1er janvier 2017. S’ils négocient, patronat et syndicats ne partiront pas de zéro : à la demande du Premier ministre, France Stratégie (qui a succédé au Commissariat du Plan) a débroussaillé le terrain en s’appuyant sur l’avis de nombreux acteurs et experts. Publié en octobre, son rapport (« Le compte personnel d’activité, de l’utopie au concret »)  permet de voir plus clair sur les enjeux, les objectifs et les modalités d’un objet jusqu’ici mal identifié.

 

Les attendus sont connus : ils s’appuient sur le constat, aujourd’hui largement documenté, d’un marché du travail profondément dégradé par plusieurs décennies de croissance lente et de chômage. Le contrat à durée indéterminée (CDI) demeure la norme pour les salariés en place, mais les contrats précaires sont de loin le premier canal d’embauche, et se font de plus en plus courts. Concentrés sur les actifs les plus vulnérables (jeunes, femmes, seniors, non qualifiés), ils entretiennent une segmentation du marché du travail qui creuse les inégalités de salaires, de conditions de travail et de carrière, et freine les mobilités entre emplois. Dans le même temps émergent ou s’étendent de nouvelles formes d’emploi qui s’éloignent du salariat traditionnel : autoentreprise, portage salarial, coopératives d’emploi, économie collaborative… Autant de transformations qui mettent à mal un système de protection sociale encore largement assis sur le modèle de l’emploi salarié durable et de la carrière continue ; en se multipliant, accidents de parcours et situations de travail atypiques rognent les droits sociaux (chômage, maladie, vieillesse, mais aussi formation) des actifs les moins armés face aux risques du marché.

 

L’idée d’y répondre par une réforme d’envergure, qui rende aux actifs la sécurité professionnelle qu’ils ne trouvent plus dans le contrat de travail, n’est pas nouvelle. Les alternatives n’ont pas manqué depuis vingt ans, comme le « contrat d’activité » esquissé par le rapport Boissonnat (1995), les « Marchés transitionnels » prônés par Bernard Gazier et Gunther Schmid (1995 et suivantes) ou les « Droits de tirages sociaux » imaginés par Alain Supiot (1999). Prenant acte de l’épuisement du modèle d’emploi salarié durable, toutes proposent d’ancrer le statut professionnel et les garanties sociales des actifs non plus dans le seul contrat de travail, mais dans un ensemble de droits personnels à même d’assurer la continuité des parcours. Protéger et outiller les personnes plutôt que les emplois : tel était aussi le mot d’ordre du modèle de « flexisécurité » promu par la Commission européenne dans les années 2000. Dans sa réponse à la commande du gouvernement, France Stratégie reprend le flambeau : sa perspective est bien celle d’une refondation du modèle social français, et le CPA le moyen d’y contribuer.

 

 

Le CPA comment ?

Pour ce faire, le compte doit satisfaire plusieurs conditions. À l’instar du compte personnel de formation (CPF), il est :

• Personnel, en ce qu’il a vocation à enregistrer les droits individuels attachés à la personne en raison de son activité professionnelle ;

• Universel, c’est-à-dire conféré à toute personne, de l’entrée dans la vie active jusqu’à la retraite (voire la mort), quels que soient son statut professionnel et sa position vis-à-vis du marché du travail (salarié du privé ou du public, indépendant, chômeur, inactif).

• Il regroupe un large éventail de droits. Ceux qui sont directement liés à la vie professionnelle : droits sociaux (maladie, prévoyance, vieillesse, chômage), mais aussi droits à la formation (CPF), au temps libre (compte épargne-temps, congé parental), aux compléments de salaire (épargne salariale), à la compensation des conditions de travail (compte pénibilité). Et ceux qui la conditionnent : droits à conciliation entre vie professionnelle et personnelle (garde d’enfants, aide aux aidants…), à la mobilité, au logement, à l’exercice d’activités bénévoles ou d’intérêt général …

• Et garantit leur portabilité d’une situation ou d’un statut à l’autre, et avec elle la continuité du parcours professionnel, particulièrement durant les phases de rupture et de transition entre états ;

• Ainsi que leur fongibilité partielle. Le CPA rassemblant sur un même compte des droits hétérogènes par leur objet (revenus de remplacement, formation, temps libre, aides et services en nature…), il doit être possible de les convertir les uns dans les autres, sur la base d’une unité de compte commune que France Stratégie propose de définir en points. Ainsi du temps pourra-t-il être converti en revenu (comme dans le cas des comptes épargne-temps), du revenu en temps libre ou en formation, etc… Mais avec des garde-fous – affublés du nom barbare de « fongibilité asymétrique » – empêchant que des droits « actifs » (à formation par exemple) soient convertis en droits « passifs » (à indemnisation), ou encore qu’un titulaire de compte soit tenté de dilapider ses droits futurs (à la retraite par exemple) en les convertissant en ressources immédiates.

 

Doté de ces attributs, le CPA serait à coup sûr une réforme significative, en déplaçant le centre de gravité de la protection sociale, aujourd’hui encore largement assise sur ses bases professionnelle (des assurances sociales financées par cotisation) et universelle (des prestations de solidarité financées par l’impôt), vers un jeu de droits individuels portables, indépendants des statuts.

 

S’en tenir cependant à une stricte logique d’accumulation individuelle de droits conduit immanquablement à creuser les inégalités entre individus selon qu’ils sont plus ou moins dotés en ressources (formation initiale, ancienneté, capital social, patrimoine, soutien familial …). C’est pour répondre à ce risque que France Stratégie plaide pour un CPA assorti de garanties collectives. Le compte doit pouvoir :

• garantir la capacité des personnes à conduire leur propre parcours au moyen d’une offre diversifiée d’accompagnement personnalisé ouvrant à ses titulaires l’accès aux informations, conseils et services dont ils ont besoin. En d’autres termes, pas de CPA qui n’inclue un droit à l’accompagnement transversal (pouvant jouer à l’appui de tout type de transition) et ouvert (fourni par la société civile – associations, collectifs citoyens – aussi bien que par les administrations ou les services sociaux). Le « conseil en évolution professionnel » mis en place par la réforme de la formation professionnelle devrait en être une pièce maîtresse, tout comme la « garantie jeunes » pour les jeunes en difficulté.

• jouer comme un instrument de redistribution des ressources individuelles, dans une logique d’égalité des chances. Justement parce qu’il est personnel et universel, le CPA ne doit pas être alimenté par les seuls droits acquis en raison de l’activité professionnelle. Des dotations complémentaires versées par les régimes sociaux ou les collectivités publiques doivent compenser les inégalités initiales de ressources qui compromettent les parcours des personnes mal dotées. Ainsi un « abondement de droit » du CPA est-il d’ores et déjà prévu au bénéfice des jeunes sortis sans diplôme pour leur permette d’acquérir un premier niveau de qualification, qui pourrait à l’avenir être généralisé sous la forme d’une dotation inversement proportionnelle à la durée des études initiales. La technique de « l’abondement » offre ainsi le moyen d’introduire de la solidarité dans un dispositif conçu pour accumuler des droits individuels. Elle ouvre aussi la possibilité d’une alimentation sur ressources personnelles, cette fois dans une logique patrimoniale d’épargne individuelle.

 

Décloisonnement des statuts, continuité des parcours, sécurité des transitions, réduction des inégalités, prévoyance individuelle : les fonctions et vertus du CPA sont potentiellement nombreuses. S’y ajoute sa puissance instrumentale : accessible sur un site numérique unique (géré par un organisme central assurant l’interface avec les différentes institutions impliquées) il offrirait à ses titulaires une vision claire, complète et instantanée de l’ensemble des droits portés à leur compte, accompagnée de modules d’information (par exemple sur l’offre de formation) et d’outils de simulation (par exemple sur les incidences d’un changement de situation professionnelle) pouvant utilement éclairer leurs choix.

 

 

Hautes ambitions, sérieuses questions

Ne nous emballons pas : à ce jour, le CPA n’a d’existence que sur le papier. Il reste à vérifier que les négociateurs sont prêts à lui donner une portée à la hauteur des ambitions déclarées : contrebalancer le recul des protections attachées au contrat de travail par un jeu de garanties opérationnelles attachées aux parcours. Au vu des positions respectives, du rapport actuel des forces… et du calendrier électoral, rien n’est moins sûr, la négociation pouvant aussi bien capoter qu’accoucher d’un accord minoritaire, plein de bonnes intentions mais vide de changements tangibles.

 

À supposer qu’elle connaisse une meilleure issue, la construction du CPA sera, de l’aveu de ses promoteurs, une œuvre de longue haleine, dont seuls de premiers jalons pourront être posés avant 2017. Peu importe, si les principes de la réforme sont inscrits d’emblée avec suffisamment de force dans la loi et dans les faits. Mais il faut pour cela que plusieurs questions trouvent d’ici là leur réponse politique :

 

• Quelle extension donner au CPA ? France Stratégie distingue trois scénarios, selon que les droits inscrits au compte seront centrés sur la capacité d’évolution professionnelle (orientation, formation, reconversion, accompagnement), qu’ils s’étendront à l’usage des temps (temps de travail, congés, conciliation vie professionnelle – vie personnelle) ou se concentreront sur la sécurité des transitions. La situation très dégradée de l’emploi plaide pour que priorité soit donnée, au moins dans une première étape, à ces dernières ; faute de quoi le CPA serait perçu d’emblée comme un luxe réservé aux mieux nantis sur le marché du travail.

• Comment en faire plus qu’un simple outil numérique ? Le projet actuel ressemble à un pari : prendre les droits sociaux et professionnels tels qu’ils sont, dans leur extrême disparité, pour en faire le relevé dans un registre numérique unique procurant à ses titulaires le meilleur accès, de la simple connaissance à l’usage libre et éclairé, en passant par la construction des choix. Mais ce n’est pas parce que l’on unifie le support qu’on rapproche ipso facto les logiques sur lesquelles sont bâtis les régimes sous-jacents. En cela l’ambition du CPA ressemble à celle du « guichet unique » (dont il existe de multiples exemples…) par lequel on prétend offrir à l’administré un seul point d’accès à des régimes différents, lesquels ne se sentent nullement tenus de coordonner autre chose – en étant optimiste – que leurs systèmes d’information et leur infrastructure d’accueil. Bref, peut-on vraiment refonder un système social, ou même le décloisonner, par le miracle d’un site Internet unique ? Lequel ferait progresser la commodité de l’usager, mais bien peu la sécurité de son parcours. À terme, réussir le CPA exige plus qu’une belle architecture informatique : un rapprochement des logiques d’acquisitions des droits, donc du cœur même des régimes appelés à former son « back-office », sans quoi portabilité et fongibilité resteront de vains mots.

• Quelle sera la liberté d’usage de ses titulaires ? Qui dit droits personnels dit liberté, au moins partielle, de leur exercice ; pour France Stratégie c’est l’un des avantages de la réforme que de promettre un progrès de l’autonomie professionnelle des personnes. Pour l’heure, les marges d’initiative sont celles que leur laissera chacun des droits versé sur le CPA ; en matière de formation par exemple, le choix n’est guère laissé aux individus mais suppose le plus souvent l’aval de l’employeur ou d’un tiers financeur. À cela rien de choquant, mais à terme la figure de l’actif « acteur de son parcours » peut-elle s’accommoder du maintien de relations subordonnées comme celle du salarié à son employeur, ou de l’administré à son administration ? France Stratégie innove dans le bon sens en recommandant d’ouvrir l’offre d’accompagnement à des entités de la société civile ; il faudra sans doute aller plus loin en donnant à ces dernières leur place dans la construction des projets professionnels, individuels ou collectifs.

• Comment le CPA distribuera-t-il les responsabilités ? Protéger les personnes plutôt que les emplois est un mot d’ordre séduisant, mais dont il ne faut pas sous-estimer l’implication : il libère les employeurs d’une part de leur responsabilité sociale, mais pour la transférer à qui ? À la collectivité (État et organismes sociaux), ou bien aux personnes, pleinement investies de nouveaux droits ? Pour construire un CPA qui soit plus qu’un simple réceptacle fonctionnel, il faudra dire plus précisément quel seront les conditions d’exercice des droits qui y seront portés, et comment sera répartie la charge de leur financement.

 

 

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.