par Gilbert Cette, Jacques Barthélémy
Telos nous a autorisé à publier cet article de Gilbert Cette et Jacques Barthélémy paru le mois dernier sur leur site. Les auteurs analysent les causes du chômage massif que connait la France et appellent à une refondation complète du droit social au profit de la liberté contractuelle.
Depuis maintenant plus de trois décennies, la France connaît presque continûment une situation de chômage massif. Le chômage ne concerne pas de façon homogène l’ensemble des actifs : en pâtissent essentiellement les moins qualifiés et ceux qui cherchent à s’insérer sur le marché du travail, en particulier les jeunes âgés de 15 à 24 ans, dont le taux de chômage n’a jamais été inférieur à 15 % et a même souvent dépassé 20% depuis 1985. La situation de chômage massif quasi continue que connaît notre pays est loin d’être observée dans tous les pays industrialisés. Elle est même assez peu fréquente. Les pays anglo-saxons (par exemple, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Canada), les pays rhénans (l’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique) et les pays scandinaves (entre autres, le Danemark, la Finlande et la Suède) ne connaissent que transitoirement des taux de chômage élevés.
De nombreux travaux montrent de façon robuste que la situation française s’explique en grande partie par des institutions inadaptées sur les marchés des biens et du travail. Ces institutions correspondent aux très nombreuses régulations réglementaires qui interviennent dans le fonctionnement du marché du travail (comme par exemple celles contenues dans le code du travail) et du marché des biens (comme par exemple les barrières à l’entrée et à l’exercice de nombreuses professions protégées). Il est bien évidemment indispensable de réguler ces marchés mais, parce qu’elles sont inadaptées, les régulations qui s’exercent dans notre pays, à la fois nombreuses et de types variés, tendent à freiner la croissance économique, à élever les coûts et abaisser la compétitivité, et à dégrader l’emploi.
Les régulations qui brident la croissance économique sont nombreuses. Nous n’évoquons ici que celles concernant le marché du travail et qui font partie des plus importantes.
L’incapacité du droit social actuel en France à bien concilier l’efficacité économique et sa fonction protectrice tient à la prolifération et à la complexité des règles d’essence légale et de ce fait uniformes (lois, décrets, circulaires) qui empêchent la réalisation de compromis locaux mieux à même de favoriser cette conciliation au niveau tant des branches que des entreprises. Du fait de cette abondance réglementaire, l’espace décisionnel de la négociation collective est faible, comparé aux autres pays développés. Cette prolifération de textes légaux et règlementaires débouche sur une double inefficacité du droit social : au plan économique et au plan de son rôle protecteur. L’inefficacité économique est, entre autres aspects, caractérisée par un dynamisme économique insuffisant, par un chômage structurellement élevé et souvent de longue durée, ainsi que par des difficultés d’insertion sur le marché du travail qui frappent en particulier les jeunes. L’inefficacité du rôle protecteur du droit social en découle : le chômeur de longue durée ou le jeune qui ne parvient pas à trouver un emploi sont-ils réellement protégés par le droit social actuel en partie responsable de leur situation ? Il est à souligner, par exemple, que la complexité des procédures de licenciement n’est pas ressentie comme protectrice par les salariés eux-mêmes, bien au contraire. Quand le droit social protège essentiellement les seuls insiders, mais en les paupérisant par ses effets sur le dynamisme économique, et qu’il renforce le nombre et la détresse des outsiders dont il rend plus difficile l’insertion (par exemple des jeunes) ou la réinsertion (pour les chômeurs de longue durée) dans l’emploi, remplit-il sa fonction protectrice ? Notre réponse, écartée par ceux, nombreux en France, qui veulent croire que la prolifération réglementaire est la seule voie du renforcement des protections, est clairement négative.
Inspirée par un jacobinisme centralisateur hérité de la Révolution, la culture dominante en France ne conçoit la nécessaire protection du travailleur qu’à travers un tissu législatif et réglementaire, de ce fait exagérément abondant. Non seulement cela a pour conséquence des freins à l’efficacité économique mais encore – c’est un comble – cette construction du droit social va à l’encontre de sa fonction protectrice génétique et le rend illisible aux yeux même de ceux qui devraient en bénéficier. L’adage « nul n’est censé ignorer la loi » devient un vœu pieux. Cela conduit à l’ineffectivité de la loi et, pire, à son inintelligibilité, au mépris d’une exigence constitutionnelle ! L’idée qu’il ne faut ni faire évoluer le code du travail ni réduire son volume au nom de la protection du travailleur relève de positions idéologiques et de l’irresponsabilité.
Le droit du travail – et plus généralement le droit social – est protecteur ou il n’est pas. La logique de réforme que nous préconisons repose sur la promotion autant que possible de la négociation collective et de l’accord entre partenaires sociaux afin que, dans certaines limites, les meilleurs compromis puissent être construits, compromis à même de concilier efficacité économique et protection du travailleur. Certains diront que cette approche correspond à un affaiblissement de la fonction protectrice du droit social. Ce reproche, à l’origine de l’incapacité des majorités de droite comme de gauche à réformer réellement notre pays, est infondé à deux titres.
Tout d’abord, il veut ignorer que la négociation entre partenaires sociaux est plus équilibrée – et en conséquence source de protection pour les travailleurs – que des règles uniformes élaborées par des personnes qui pensent en savoir plus sur les modalités d’une réelle protection des travailleurs que les représentants des travailleurs eux-mêmes, protégés et légitimés par des règles de représentativité.
Ensuite, les laissés pour compte de cette prolifération réglementaire inefficace échappent à ces protections. Peut-on sérieusement penser, par exemple, que les actifs des pays anglo-saxons, rhénans ou scandinaves, qui sont moins souvent et moins durablement au chômage, sont moins protégés que les actifs français ? Pourtant, ces pays se caractérisent par une plus faible intervention du législateur sur le marché du travail et par un rôle plus important de la négociation collective, donc du droit conventionnel. C’est par de telles représentations erronées de ce qu’est la protection effective des travailleurs qu’on les protège mal.
L’exigence d’une refondation complète du droit social appelle l’exploration d’un droit d’essence plus contractuelle et moins réglementaire, mieux à même de concilier l’efficacité économique – grâce notamment à des normes adaptées à chaque contexte – et la protection du travailleur – garantie si le tissu conventionnel est la source principale de cette évolution profonde. Le droit conventionnel est en effet issu de la négociation collective entre partenaires sociaux et concrétisé par l’accord collectif. Pour bien appréhender la portée de cette approche, il convient de se référer aux philosophes du siècle des Lumières qui ont élevé la liberté contractuelle au firmament des droits fondamentaux de l’Homme, n’y trouvant d’autre limite que l’intérêt supérieur de la Nation (ce qui a été exprimé dans l’article 4 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 qui fait partie du bloc de constitutionnalité). Selon Montesquieu, « le signe le plus avéré de la décadence d’une société est la prolifération des lois ». Quant à Portalis, le concepteur, avec Cambacérès, du Code civil, il souligne qu’« il ne faut point de lois inutiles ; elles affaiblissent les lois nécessaires ; elles compromettraient la certitude et la majesté de la législation ».
Tout doit être fait – au nom de l’intérêt général – pour promouvoir la liberté contractuelle équilibrée, ses seules limites de fond étant matérialisées par le droit supranational et l’ordre public classique, les libertés fondamentales. Mieux vaut, dans les accords collectifs, choisir cette voie plutôt que partir du postulat de la qualité d’incapable majeur du salarié obligeant à le protéger y compris contre lui-même, ce qui conduit à ne confier sa protection qu’à un tissu législatif de ce fait excessif et conduisant à son ineffectivité, donc à la réduction de son rôle protecteur !
Etant donné qu’on ne peut interdire (et c’est heureux !) au Parlement de légiférer, la règle légale doit à terme devenir supplétive du tissu conventionnel dans tous les domaines qui ne relèvent pas du droit international ou de l’ordre public absolu. La logique proposée dans nos travaux est de faire, dans un premier temps, de la dérogation conventionnelle la règle. Dans un second temps, la hiérarchie des normes serait renversée et le droit réglementaire deviendrait supplétif du droit conventionnel. Mais, dès la première étape, un droit conventionnel adapté à chaque contexte peut ainsi se substituer au droit réglementaire inévitablement uniforme. Dans la même logique, il faut promouvoir l’autonomie de l’accord d’entreprise par rapport à la convention de branche, sous réserve de « l’ordre public professionnel ». Dans une telle architecture des normes, la résistance du contrat de travail à l’évolution du tissu conventionnel ne doit être effective que s’agissant de ses éléments plus substantiels. De tout ceci ne peut que résulter une puissante incitation à un dialogue social fort et de qualité.
Jacques Barthélémy et Gilbert Cette sont les auteurs de Réformer le droit du travail, rapport réalisé pour la Fondation Terra Nova et publié par les Editions Odile Jacob (2015)
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