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Toutes les formes possibles de contrats dans le travail co-existent en France, aussi bien qu’ailleurs. Les différences par rapport à d’autres pays ne sont pas aussi importantes que pourraient le laisser croire les critiques des rigidités du droit social français. Cette diversification des contrats a donné lieu au fil du temps à l’émergence d’un système cohérent marqué, pour certains, par l’accroissement de la précarité. La question qui se pose alors est de savoir comment « faire avec » ou dépasser cette précarité.

 

La France au travail n’est ni figée, ni sclérosée
L’image du travail en France est faussée par un certain nombre d’idées reçues qui perturbent la réflexion.

1ère idée reçue : le CDI, c’est fini !

Effectivement, les entreprises recrutent de moins en moins en contrats à durée indéterminée.
90% de leurs recrutements sont des contrats temporaires ou formes particulières d’emploi. Au 4e trimestre 2012, 50 % des intentions d’embauche sont des CDD, 42 % sont des missions d’intérim, 8 % des CDI. Avec des écarts significatifs selon le genre et les secteurs d’activité. Ainsi, les recrutements en intérim représentent 88 % des intentions d’embauche dans l’industrie, 76 % dans la construction. Alors que les CDD représentent 63 % des intentions d’embauche dans les services. Ces données confirment le fait que l’intérim concerne plus largement les hommes que les femmes.
Ce qu’on appelle les formes particulières d’emploi sont passées de 5 à 12 % de l’emploi total entre 1982 et 2012. Elles touchent notamment les jeunes puisqu’elles représentent 50 % des emplois occupés par les 15-24 ans.

Et pourtant, le CDI reste le contrat le plus répandu des salariés en poste. Ils sont 87 % à être en CDI, 10 % en CDD et 3 % en intérim
En sachant que l’on assiste à un raccourcissement très important de la durée des contrats temporaires puisque la durée médiane d’un CDD est de 2 semaines et la mission moyenne en intérim est de 1,7 semaine.
Dans les autres pays d’Europe, les formes particulières d’emploi représentent, en moyenne, 50 % de l’emploi total, ce qui signifie qu’il existe une négociation dans le partage de l’emploi à la différence de la France où la précarité touche moins de personnes mais plus durement.

 

2ème idée reçue : le CDI, c’est la durée et la sécurité pour tous
Effectivement, CDI rime avec sécurité et stabilité dans l’emploi. Il est indispensable pour louer un appartement, les jeunes l’attendent pour fonder une famille.
Et pourtant, 50 % des CDI signés dans une année sont rompus dans les 24 mois ! Selon qu’on est jeune ou moins, qualifié ou moins, le CDI n’a pas la même signification. La rupture avant la fin de la 1ère année concerne en moyenne 46 % des 15-24 ans et 52 % des employés peu qualifiés.

 

3ème idée reçue : la fonction publique c’est la sécurité
Et pourtant, la tendance est à l’accroissement de la part des non titulaires dans la fonction publique. Ils représentent 17 % de la fonction publique en 2011, en hausse de près d’un tiers depuis 2000
Aujourd’hui, on dénombre 914 000 agents non titulaires sur 5,5 millions d’agents quelle que soit la fonction publique : d’État, territorial ou hospitalier.

 

4ème idée reçue : l’entrepreneur est nécessairement un employeur
C’est ce qui est sous-entendu quand on déclare que la baisse du chômage passera par la reprise et sera le fait des entreprises. Cette affirmation fait l’unanimité même si elle n’a pas la même signification, selon qu’on est dirigeant « les contraintes qui pèsent sur les entreprises doivent être allégées pour faciliter les embauches », ou élu « le gouvernement ne peut pas tout face au chômage ».

Et pourtant, la pleine activité n’est pas le plein emploi. L’entreprise va chercher, à activité égale, à signer des contrats les plus souples possibles et les moins contraignants en termes de durée. On le voit avec le développement des indépendants – ils sont 2,8 millions en France, soit 10 % de la population active (28,7 millions), des auto-entrepreneurs qui sont 1,2 millions (qui peuvent exercer en parallèle une activité salariée) et des actifs en portage salarial (leur nombre a été multiplié par 5 par rapport à 2002).

La situation française est comparable à ce qui se passe dans les autres pays d’Europe où, en moyenne, les indépendants représentent 14 % des actifs. Ce qui se passe aux États-Unis préfigure-t-il ce qu’il va advenir en Europe ? La question est posée. Les indépendants y sont 30 millions sur 155 millions d’actifs, soit 1 travailleur sur 5 et il est prévu qu’ils seront 40 millions en 2019, dans 4 ans. Partout, la réduction du coût du travail est devenue un objectif majeur et un gage de bonne gestion des entreprises. Tout se passe comme si l’idéal était une société sans salariés. Les GAFA – Google, Apple, Facebook et Amazon – emploient 252 000 salariés pour un chiffre d’affaires de 300 milliards d’euros (soit le PIB du Danemark). À titre de comparaison, EDF en France, emploie 130 000 personnes.

 

5ème idée reçue : la subordination c’est le contrat de travail
Effectivement, il n’y a pas de contrat de travail sans lien de subordination. Celle-ci résulte d’un faisceau d’indices : le fait d’être soumis à des horaires, de travailler dans un lieu décidé par l’employeur, de recevoir des instructions, de devoir respecter certaines modalités d’exercice de son activité (délais de production, remise périodique de comptes rendus, de rapports…). En contrepartie de ce lien de subordination, le Code du travail garantit des droits au salarié. Il est assujetti au régime général de la Sécurité sociale. Il perçoit un salaire dont le minimum est déterminé par la loi ou les conventions collectives. La rupture du contrat de travail est bien encadrée. Le salarié a des interlocuteurs dans et hors de l’entreprise pour l’aider à défendre et à faire respecter ses droits. C’est ce qu’on a appelé le « compromis fordiste », qui a vu les salariés échanger leur subordination contre la sécurité et a permis le développement économique des XIXe et début XXe siècles.

Et pourtant, la subordination existe aussi en dehors du lien salarial. On parle alors de subordination économique ou encore de travail économiquement dépendant. Cela concerne des travailleurs indépendants, des auto-entrepreneurs, des franchisés, et quelquefois des sous-traitants et leurs salariés. Au-delà des questions liées à la flexibilité et l’insécurité de ces emplois se pose celle, très cruciale, du financement de la protection sociale et de la prévention. Sur ce sujet, des propositions commencent à voir le jour, voir les articles de Jean-Louis Dayan sur le compte personnel d’activité et de Denis Pennel sur le droit de l’actif.


Un système cohérent
Ces évolutions qui se sont produites au fil du temps ont donné lieu à l’émergence d’un système construit sur la logique de la flexisécurité qui ne doit rien au hasard.
L’entrée dans le système passe par un ou plusieurs contrats d’intégration sous la forme d’apprentissages, de stages ou de CDD courts qui, dans les faits, ont remplacé la période d’essai au cours de laquelle les deux parties se testent.

L’étape suivante prend diverses tournures selon la qualité de l’emploi occupé. Ainsi, les emplois supérieurs (top managers, experts) correspondent à des profils recherchés par l’entreprise qui va leur proposer la sécurité quand eux préfèrent la flexibilité pour optimiser leur carrière. Les tenants des emplois ordinaires, à l’inverse, se voient offrir des contrats précaires (CDD courts, intérim, auto-entrepreneuriat) pour répondre aux besoins de flexibilité de l’organisation alors qu’ils souhaiteraient la sécurité. Entre les deux, se situent les emplois ordinaires, les plus nombreux et les plus concernés par les débats actuels d’assouplissement du droit du travail. Ce sont ces emplois jusqu’alors en CDI occupés par la classe moyenne et principalement dans les services qui sont touchés par l’automatisation. Les tenants de ces emplois sont appelés soit à progresser vers les emplois supérieurs soit à régresser vers les emplois ordinaires. Leurs contrats se transforment de CDI en CDD plus ou moins longs.

La dernière étape de la vie professionnelle est marquée par une double injonction : les actifs sont appelés à travailler plus longtemps et, dans le même temps, leur coût est jugé trop élevé. Cette situation entraîne le développement du temps partiel pour ceux qui conservent un CDI ou le développement de l’auto-entrepreneuriat et du portage salarial après la rupture d’un CDI.
Un Manifeste pour une diversification heureuse des contrats dans le travail

Dans ce contexte, Entreprise&Société propose d’expérimenter pragmatiquement des pistes d’évolution capables de contribuer à la résolution au moins partielle des questions posées par la montée de la précarité notamment dans la classe moyenne et parmi les actifs les moins qualifiés.

Promouvoir l’intermédiation pour dépasser la précarité
L’intermédiation sur le marché du travail vise à rendre possible et à optimiser la rencontre entre un actif et une organisation (ou un individu) qui a besoin qu’un travail soit fait. Son rôle a été mis en évidence par François Pichault, docteur en sociologie, professeur à l’Université de Liège. Elle est assurée par de nombreux acteurs et intervient à différents niveaux du plus neutre comme la circulation de l’information, via les job boards et les réseaux sociaux, au plus « interventionniste » avec un conseil personnalisé via les cabinets d’outplacement, en passant par la sélection des candidats, la gestion des contrats (via les sociétés de portage ou coopératives d’activité et d’emploi), la création de places de marché via les plateformes comme Mechanical Turk ou Uber, etc.

L’intermédiation devient d’autant plus nécessaire que le contexte socio-économique est complexe et aléatoire. S’adapter, changer d’entreprise, de métier ou de site devient un événement « normal » de la vie professionnelle.

Entreprise&Société préconise de mettre en place une intermédiation sur mesure, de qualité, donc plus interventionniste que neutre, qui va renforcer la personne accompagnée dans la négociation de son ou ses futurs contrats, et concourir à la flexibilité et la sécurité réclamées par l’une et l’autre partie. Cette intermédiation est notamment utile aux personnes les moins qualifiées qui ont le plus de difficultés à intervenir seules sur leur marché de l’emploi. Ce sera la mission du futur conseil en évolution professionnelle prévu par la loi sur la sécurisation de l’emploi. En attendant sa mise en place et au-delà, toutes les initiatives doivent être encouragées qui visent notamment à professionnaliser les conseillers et à mobiliser les (grandes) entreprises afin qu’elles prennent leur part de responsabilité dans la gestion des parcours à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise.

 

Miser sur le digital
La digitalisation au service de la fluidité du marché du travail, du développement d’activités et de la simplification des transactions. Le marché du travail se fluidifiera d’autant plus que la circulation de l’information sera optimale. La digitalisation ouvre de ce point de vue d’importantes avancées. En donnant à l’ensemble des acteurs de la visibilité sur le marché du travail, elle leur permet d’en connaître l’état, d’en comprendre les rouages et d’être identifiés en tant qu’offreurs ou demandeurs de service. Ainsi, pour les actifs, cette fluidité de l’information devrait faciliter les transitions entre activités, dédramatiser la rupture ou l’issue programmée d’un contrat (de travail ou d’activité), maintenir des liens sociaux avec des communautés de métier ou de pairs qui existent même virtuelles, et in fine maintenir leur employabilité en faisant évoluer leur offre selon ce qu’ils perçoivent des demandes ou besoins des entreprises.

L’échange provoque des opportunités pour agir ou pour déboucher sur d’autres échanges qui sont eux-mêmes potentiellement générateurs d’activités inexploitées ou nouvelles. Comme le dit Cynthia Fleury : « Qu’est-ce que le Réel ? C’est ce que nous construisons ensemble, ce sont des rencontres, des événements, des inventions. » Plus il y a d’échanges, plus on multiplie les chances que des opportunités apparaissent répondant à des besoins pas encore exprimés. La digitalisation porte en elle cette force d’échange, elle crée de nouveaux espaces où s’opèrent des transactions sources de valeur.

Un autre avantage permis par la digitalisation serait de faciliter les innovations sociales via notamment la simplification des démarches. De la même façon qu’un employeur particulier peut en un clic déclarer un salarié et payer les cotisations sociales, il est urgent d’imaginer comment les actifs et employeurs qui restent pour l’instant en dehors de la légalité puissent y entrer de façon simple et rapide. La digitalisation pourrait ainsi permettre à chacun de gérer son parcours, le paiement de ses factures, ses droits d’auteur ou ses salaires, de ses cotisations, volontaires ou obligatoires, mais aussi de savoir à quelles formations il a droit, d’accéder à des réseaux de pairs ou de représentants, etc.

 

Gouverner l’emploi et les activités dans les bassins d’emplois
D’évidence la mise en œuvre de ces initiatives ne peut s’envisager que par des expérimentations dans des bassins d’emplois volontaires. Elle ne nécessite pas, au stade de l’expérimentation, de bouleversements administratifs et réglementaires conséquents si les acteurs concernés sont volontaires pour en jouer le jeu. Ainsi pourraient-elles être mises en place dans des délais relativement brefs.
À un moment où l’emballement sur le sujet des nouvelles formes d’emploi se caractérise par des appels à modifier les cadres « juridique » et « réglementaire », Entreprise&Société prône l’expérimentation de nouvelles pratiques qui n’exigent, pour se mettre en place, que de rencontrer la volonté des acteurs à s’en servir et qui, seules, peuvent dessiner les solutions d’avenir et d’espoir.

 

 

Fanny Barbier, est co-auteur avec Sandra Enlart et Bernard Masingue de « Un travail, des contrats ? Pour une diversification heureuse des contrats de travail ».
Entreprise&Société, est le think lab d’Entreprise&Personnel.

 

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Fanny Barbier, éditrice associée au sein de la Smart Factory d’Entreprise&Personnel (réseau associatif qui mobilise, au service de ses adhérents, les expertises de consultants RH et la recherche en sciences humaines). Elle étudie en quoi les évolutions de la société ont un impact sur le travail et les organisations et propose des pistes pour la transformation heureuse de ces évolutions au sein des entreprises. Elle dirige le service de veille et recherches documentaires d’E&P. Elle a co-créé et animé des think tanks internes au sein d’E&P, BPI group et Garon Bonvalot et publié de nombreux ouvrages et articles sur le travail et le couple travail/société.