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par Bernard Sanson

tour eiffel delaunay

Nous fouillons tous notre vocabulaire à la recherche de mots forts pour exprimer nos sentiments. Effarement, compassion, solidarité, indignation, incompréhension, oui, c’est tout cela en même temps, à un degré encore jamais atteint dans nos vies de citoyens. On ne peut faire moins. Nos réactions sont légitimes. Leur absence serait même coupable.

 

J’éprouve cependant une certaine déception – la retenue m’interdit d’user de mots plus vifs – devant la promptitude de certains à déjà désigner, au-delà des terroristes eux-mêmes, des responsables de ces événements dramatiques. Dans l’espace public comme dans la sphère privée (conversations, sms, mails, etc.) on voit déjà poindre les litanies du « C’est la faute à… » ! Tout y passe : la gauche, la droite, les Américains, Bruxelles, le libéralisme, Bachar El-Assad, Israël, les pays du Golfe et j’en passe. Une liste infinie, dans laquelle chacun fait son marché selon ses convictions et alimente une polémique choquante alors même que les morts ne sont pas encore en terre.

 

Pour ma part, refusant de me joindre à ce concert, je m’oblige à mettre mes convictions habituelles en attente, dans mes propos comme dans mes réflexions personnelles. En plongeant l’orteil dans la sociologie, s’il y a bien une leçon que j’ai retenue, c’est de me méfier des évidences. Nous faisons profession de savoir aider les autres à déplacer leurs représentations pour mieux comprendre les situations qu’ils vivent. Un travail difficile, pour eux comme pour nous, même aidés par des grilles d’analyse qui ont montré leur pertinence.

 

Dans les situations dramatiques telles que celle que nous vivons, ce que nous donnent ces grilles et nos pratiques n’est pas une avance sur les autres, mais, plus que d’ordinaire, un devoir de prudence pour exprimer nos avis et de méfiance à l’égard des jugements trop hâtifs. Le « système social » touché par les événements actuels est cent fois plus complexe que l’apparence qu’en donne l’actualité. Des éléments nous échappent. Y a-t-il eu, jadis ou naguère, des compromis coupables ou des décisions erronées ? Ont-ils été portés par des initiatives personnelles ou par des courants de pensée ? Les questions fusent et ce ne sont pas les pensées-réflexes et les propos péremptoires qui peuvent y répondre. L’Histoire l’a montré, l’homme sait mal comprendre les crises dans le moment même où il y est plongé.

 

Pour dépasser notre sidération, nous sommes face à un devoir de modestie : revisiter, à notre manière et à notre rythme, nos paradigmes personnels, en commençant par faire patiemment ce que J. C. Passeron appelle de la sociographie : rassembler et partager sans jugement tout un matériau, celui des points de vue, des actes, des paroles, des événements, si choquants soient-ils. Desserrons pour un temps le nœud de nos convictions. Leur redonner un statut provisoire d’hypothèses ne signifie pas les jeter aux orties. Mais l’horizon de notre regard doit s’élargir. Il y à prendre et à comprendre partout, y compris chez ceux avec lesquels nous ne sommes pas d’accord. Chaque vérité recèle sa dose d’erreur, chaque certitude son flou, chaque impasse sa justesse. Le sens réapparaitra dans un long travail collectif de compréhension, impossible à réduire à l’horizon temporel des actions actuelles de l’appareil politique, dont l’urgence reste hautement nécessaire.

 

Puisque c’est de manière démocratique que nous avons installé des hommes et des femmes à la tête de l’État, soyons démocrates jusqu’au bout et laissons-les agir en confiance sans polémiquer sur leurs décisions actuelles ou passées. Le débat viendra plus tard, plus au calme. Aujourd’hui, ils ont compris l’enjeu. C’est l’essentiel.

Je précise que je tiendrais le même discours avec un gouvernement de droite. Cette posture intérieure est ma manière d’exprimer ma solidarité.

 

Bernard Sanson, ancien cadre supérieur d’EDF, est membre de l’APSE (Association des Professionnels en Sociologie de l’Entreprise) et de l’association Travail & Politique.

 

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