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par Renaud Becot

Surtout centrés sur les conditions de travail, les lieux de travail, la santé au travail, il n’est pas toujours facile pour les syndicats d’intégrer toutes les dimensions de l’environnement. Certaines exigences écologiques peuvent entrer en contradiction avec le maintien ou le développement de l’emploi. Il n’est pas inutile de se rappeler les dernières décennies. Ce qu’a fait Renaud Becot (Centre Maurice Halbwachs, EHESS) lors de la Journée d’études IRES du 3 novembre 2015 « Syndicats et questions environnementales ».

 

ecologie

Je me centrerai sur trois points sans recherche d’exhaustivité : la façon dont les syndicats ont abordé les questions environnementales entre 1966 et 1977 ; la définition syndicale de l’environnement ; la pratique juridique des organisations syndicales sur ces questions. De façon générale mon propos consistera à montrer que le droit syndical a forgé sa propre définition de l’environnement en tenant compte de ses missions traditionnelles, mais sans attendre l’apparition de politiques publiques dédiées spécifiquement à ces questions ni l’interpellation des milieux écologistes.

La période 1966-1977
C’est celle au cours de laquelle l’environnement a été défini au niveau administratif. Le premier ministère de l’environnement a été créé en France en 1971 mais les organisations syndicales se sont démarquées de la définition gouvernementale de l’environnement. Hors de France, des études aux Etats-Unis, en Italie et au Japon ont fait apparaître que les organisations syndicales de ces pays avaient également leur propre définition de l’environnement.

La chronologie 1966-1977 est également importante car l’année 1966 est celle de l’explosion de la raffinerie de pétrole de Feyzin, au sud de Lyon, qui a marqué l’histoire de la réglementation des risques industriels en France. Cette catastrophe a amené les syndicalistes, d’abord à l’échelle locale puis à l’échelle nationale, à se poser la question de l’intervention à la maille d’un territoire ainsi qu’à l’extérieur de l’espace du travail. L’année 1977 est celle de plusieurs conflits portés par des organisations syndicales locales autour d’industries polluantes, notamment celle de la pétrochimie. En 1977 la CFDT publie le livre « Les dégâts du progrès », souvent évoqué aujourd’hui comme précurseur et avant-gardiste, mais en réalité publié après dix ans d’interventions syndicales sur nombre de questions environnementales.

Dans les années 1963-1964, plusieurs saisines du Conseil Economique et Social ont eu lieu à l’initiative de la CFDT et de la CGT autour de la pollution atmosphérique et de celle de l’eau. Cependant à cette époque, subsistait encore l’idée selon laquelle la pollution était un mal nécessaire du progrès. Les syndicalistes ont mis en avant les inégalités d’exposition des populations aux pollutions et aux facteurs pathogènes. Finalement, l’approche adoptée est assez similaire à la définition actuelle des inégalités environnementales. On a ainsi mis en évidence un accès différent aux espaces protégés en fonction des groupes sociaux, une exposition différente aux environnements à risque, et des capacités inégales pour se soustraire aux environnements pathogènes et au risque lorsqu’il apparaît.

Cette réflexion sur les inégalités environnementales se retrouve à l’échelle locale et se double très souvent d’un sentiment d’injustice par rapport aux quartiers plus privilégiés et situés loin des industries à risque. Cette question s’est cristallisée lors de l’explosion de la raffinerie de Feyzin, située à deux kilomètres des Minguettes. Cet évènement a mis en lumière l’exposition de ces territoires au risque à l’intérieur de l’espace de production et également à l’extérieur. A cette occasion, la CFDT et la CGT ont forgé des pratiques syndicales autour des territoires. De son côté, la CFDT a formé des unions interprofessionnelles pour réunir salariés et riverains et interpeller les pouvoirs publics sur les questions environnementales. Pour sa part, l’intervention de la CGT sur les territoires s’est traduite par des liens avec les associations environnementalistes. Dans les deux cas, l’intervention sur le territoire a eu une influence sur les instances représentatives du personnel et particulièrement sur les Comités d’Hygiène et de Sécurité (dont les attributions ont été élargies dans les années 1970) et sur les collectivités locales. Cette action syndicale à l’échelle du territoire n’est toutefois pas une spécificité française dans les années 1970.

Un travail de définition du contenu des politiques environnementales a été entrepris, aussi bien par la CFDT que par la CGT à l’occasion de la création du premier ministère chargé de la protection de la nature et de l’environnement en 1971. A l’époque, la notion d’environnement n’est pas très familière et sera contestée par la CGT comme par la CFDT. Ces organisations syndicales considèrent que l’environnement tel que défini par les pouvoirs publics est une catégorie d’action administrative, technique voire technocratique, à laquelle il est préférable d’opposer la notion de « cadre de vie ». Ce terme a été employé par la CFDT dès 1965, puis a été repris dans les années 1970 par la CGT. A cette époque, un groupe de travail confédéral a été chargé de définir la notion de « cadre de vie » pour lui donner un contenu et formuler des orientations en termes de politique syndicale. Dans le même temps, une Commission confédérale du cadre de vie a été créée pour entreprendre la formation des militants dans toutes les régions. Aujourd’hui la notion de « cadre de vie » relève de l’aménagement urbain sans dimension écologique, contrairement aux textes syndicaux des années 1970.

En définitive, ce travail de définition très précis de ce que devraient être les politiques environnementales du point de vue syndical a été nécessaire pour engager un dialogue avec les associations environnementales et les pouvoirs publics.

La pratique juridique des organisations syndicales sur l’environnement
De façon communément admise, le postulat d’un dilemme entre emploi et environnement est posé, les salariés défendant leur emploi et les riverains leur quartier. Pour autant, les tenants et aboutissants de ce dilemme ne sont pas interrogés. Dans les années 1970, ont émergé des conflits dans lesquels les salariés et les riverains ont fait cause commune contre certaines industries, de sorte que le dilemme entre emploi et environnement disparaissait.

Finalement, la difficulté récurrente provient du fait que les salariés ont pensé leur intervention dans le cadre du droit du travail en passant par les instances représentatives du personnel au sein des entreprises, et ont donc inscrit leur action à l’intérieur du lien de subordination vis-à-vis de l’employeur. Les négociations ont à ce titre essentiellement été placées sur le terrain de l’amélioration des conditions salariales face au risque, avec des revendications de primes de risque et d’amélioration des dispositifs de sécurité dans les entreprises. Du point de vue des riverains, les dispositifs juridiques prévus par le droit de l’environnement et le droit des installations classées ont été activés, en faisant appel aux services relevant du ministère de l’industrie puis de l’environnement à partir de 1971.

On constate par conséquent que deux registres juridiques distincts sont mobilisés – le droit du travail et le droit des installations classées – et font partie des deux principaux corpus juridiques des années 1970 utilisés pour réduire les effets négatifs de l’industrialisation sur le plan social et environnemental. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le premier décret relatif aux installations classées de 1810 ainsi que les études de l’époque, n’effectuent aucune correspondance avec le droit du travail. De même, les études réalisées en matière de droit du travail n’établissent aucun lien avec la question environnementale.

A l’occasion des réformes des instances représentatives du personnel et du renforcement des attributions du CHSCT (décret de 1974) et du renforcement de la loi sur les installations classées (1976), aucune correspondance n’a non plus été établie. Le droit du travail et le droit de l’environnement sont restés totalement distincts. Mon propos n’est pas d’affirmer que le dilemme entre emploi et environnement tel que nous le concevons aujourd’hui se résume à cette séparation juridique, mais il est nécessaire de tenir compte du rôle joué par cette fragmentation de deux corpus juridique dans la construction du dilemme. Ici encore, la situation n’est pas spécifiquement française.

 

La justice environnementale ?
Sur la justice environnementale aux Etats-Unis, la comparaison pose problème. En effet, le mouvement environnemental aux Etats-Unis émerge à partir du mouvement pour les droits civiques des années 1960-1970, qui n’existe pas en tant que tel en France. Ensuite, je n’ai pas opéré d’opposition entre le droit du travail et de l’environnement mais ai plutôt employé le terme de « fragmentation ». En droit du travail, un texte de 1994 (« L’alerte écologique dans l’entreprise ») se prononce également dans ce sens. Dans les Comités d’Hygiène et de Sécurité les plus offensifs des années 1970, les syndicalistes posent la question environnementale alors qu’elle ne fait pas partie de leurs attributions juridiques. Finalement les lois de 1974 et 1976 sont plutôt en retard par rapport aux pratiques effectives du terrain, et maintiennent cette distinction entre droit du travail et droit de l’environnement.

J’ai évoqué le sujet des lanceurs d’alerte avec certains syndicalistes présents dans les CHS des années 1970, en leur demandant si les lanceurs d’alerte pouvaient être des vecteurs de transformation des entreprises qu’ils avaient connues, notamment dans le domaine de la chimie. Les syndicalistes ont répondu que pour leur part, ils avaient utilisé assez peu leurs droits nouveaux, en évitant par exemple de saisir l’inspection du travail en raison du lien de subordination avec l’employeur. Le problème est similaire pour les lanceurs d’alerte.

 

Source : Document de travail IRES, décembre 2015,

 

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