En 2015, à la veille de la Cop 21, Martin Richer pointait l’importance de mobiliser les entreprises dans ces conférences pour le climat qui, aujourd’hui encore, impliquent avant tout les Etats alors que la plus grande partie des marges de manœuvre se situe dans les entreprises et la société civile. Un article toujours d’actualité que Metis vous invite à redécouvrir dans le cadre de son dossier « Le travail rattrapé par l’écologie ».
A l’époque, j’avais alerté (avec d’autres…) sur le fait que les chances de succès de la COP 21 étaient obérées par le fait que les entreprises n’étaient pas présentes dans le processus de détermination des engagements (voir « 2015, année RSE ? », 6 janvier 2015 ). Un accord qui reposerait uniquement sur les objectifs que s’assignent les Etats reste fragile et incantatoire. Nous y sommes ! Si on examine par exemple la répartition par activité des émissions de CO2 en France, on constate que les industries de l’énergie sont responsables de 15% et les industries manufacturières de 25% (Source : CITEPA). Si l’on ajoute une fraction de la part du transport routier (35%), dont une partie importante est opérée par les entreprises, on constate que ces dernières sont à la source de plus de la moitié de ces émissions.
A quelques jours de l’ouverture de la COP 21, la Fondation Terra Nova avait dessiné les contours de ce que serait un bon accord (voir Antoine Guillou et al, « COP 21 : sauver les négociations ou sauver le climat ? », Rapport Terra Nova, 17 novembre 2015). Elle insiste sur le fait « qu’un cheval de bataille pour cet accord est de réussir à catalyser la mobilisation des acteurs non-étatiques (entreprises, collectivités locales, société civile au sens large) pour créer une dynamique d’action parallèle aux négociations internationales ». Et elle ajoute : « Au sein même des entreprises, l’engagement des salariés est à la fois un facteur d’entraînement et une condition de réussite : les salariés peuvent ainsi inciter leurs entreprises à s’engager à réduire leurs émissions, vérifier la mise en œuvre de leurs engagements, mais il est également indispensable d’investir dans les actions de sensibilisation et la formation pour faire évoluer les pratiques ». C’est cette mobilisation qui manque aujourd’hui.
La quatrième édition du baromètre « Entrepreneurs d’avenir », intitulée « Les décideurs face aux nouveaux défis de société » montre que la conviction n’est pas suffisante pour entraîner l’action. Réalisée par Generali et l’institut CSA en novembre 2015, elle était d’autant plus intéressante qu’elle s’appuyait sur un échantillon de dirigeants de PME-PMI de 20 à moins de 500 salariés, qui constituaient l’essentiel du tissu productif en France. 86 % de ces dirigeants jugeaient le changement climatique bien réel et lié à l’activité humaine pour la quasi-totalité d’entre eux. Ils estimaient à 91% que les PME-PMI ont un rôle à jouer et plus de 7 chefs d’entreprise sur 10 reconnaissaient même qu’ils n’agissaient pas assez.
Malgré ces convictions, la plupart de ces chefs d’entreprise restaient en retrait : 56% seulement estimaient que leur propre activité contribuait au dérèglement climatique, « même de façon marginale ». 58% pensaient que les négociations engagées à la COP 21 n’auraient aucun impact sur leur entreprise. Seulement la moitié d’entre eux voyait la lutte contre le changement climatique comme une source d’innovation (et l’autre moitié comme une source de contrainte). Enfin, 74% d’entre eux n’étaient pas prêts à s’acquitter d’une taxe supplémentaire pour lutter contre le changement climatique.
Depuis la loi issue du Grenelle de l’environnement (article 75 de la loi Grenelle II) et le décret n° 2011-829 du 11 juillet 2011 relatif au bilan des émissions de gaz à effet de serre et au plan climat énergie territorial, le bilan carbone est devenu obligatoire en France pour les entreprises employant plus de 500 salariés (en métropole), avec pour première échéance le 31 décembre 2012. Il doit ensuite être réactualisé tous les trois ans. Bien que rentré dans le langage courant, le bilan carbone est en fait une méthode de comptabilisation mise au point par l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) en 2003 et est devenue la propriété de l’association Bilan carbone (ABC).
Le bilan carbone permet d’identifier les postes générant le plus de CO2 en vue d’établir un plan d’action visant à limiter l’impact des activités de l’entreprise sur l’environnement. Il s’agit des activités nécessaires au fonctionnement de l’entreprise (émissions directes) et celles associées à la consommation d’électricité, de chaleur ou de vapeur (émissions indirectes). Mais l’intérêt du bilan carbone va au-delà de la simple mesure : une synthèse des actions que l’entreprise envisage de mettre en œuvre pour chaque catégorie d’émissions doit être jointe au bilan. Ces actions doivent porter sur les trois années suivant l’établissement du bilan, qui doit aussi indiquer le volume global des réductions d’émissions de GES (gaz à effet de serre) attendues.
Les entreprises françaises disposent d’une certaine avance en matière de transparence sur leurs émissions de carbone et les moyens mis en place pour les réduire. C’est ce qui ressort d’un rapport de l’ONG CDP, le Carbon Disclosure Project (« The CDP Climate Performance Leadership Index 2014 », Carbon Disclosure Project, December 2014). Mais cette avance ne suffit pas: le CDP souligne que cet effort doit être multiplié par cinq pour atteindre l’objectif de limitation de la hausse moyenne des températures mondiales à 2 °C.
Qu’en est-il à l’échelle mondiale ? Une étude sponsorisée par Standard et Poor’s publiée en 2014 a mesuré la capacité des grandes sociétés cotées à fournir des indicateurs de soutenabilité. L’étude, qui s’appuyait sur une batterie de 7 indicateurs de base en matière de soutenabilité, était centrée sur les 4 069 plus grandes entreprises cotées dans le monde. Parmi les 7 indicateurs suivis, la consommation d’énergie est l’un des mieux documenté (40% de ces grandes entreprises le publient) suivi par les émissions de gaz (39%). On constate ainsi que même parmi les très grandes entreprises, plus de la moitié sont aveugles concernant leurs émissions de GES.
Parmi les mesures qui devraient être discutées afin de réinsérer les entreprises dans les leviers d’action, citons :
1) Rendre obligatoire la publication d’un équivalent du bilan carbone pour les grandes entreprises des pays les plus émetteurs de GES. Certes, le bilan carbone n’est pas un standard international mais il existe d’autres méthodes de comptabilisation comme la GreenHouseGAs Protocol Initiative (couramment appelée « GHG protocol »). Développée en partenariat avec des entreprises, des ONG et des gouvernements, cette méthode est la plus reconnue sur le plan international. Par ailleurs, il faut également créer un observatoire dans chacun des pays les plus émetteurs afin de suivre les initiatives prises par les entreprises. Pour ce qui concerne la France, ce point a été discuté lors de la table ronde consacrée aux « Enjeux pour l’emploi, la croissance verte et la transition énergétique – COP 21 » dans le cadre de la Conférence sociale du 19 octobre 2015. Dans son discours de clôture, le Premier ministre a indiqué que « la Plateforme RSE portée par France Stratégie assurera le suivi des engagements pris par les entreprises dans le cadre de la conférence de Paris sur le climat ».
2) Pour les pays qui imposent déjà l’équivalent d’un bilan carbone, veiller au respect de cette obligation et envisager une méthode de sanction (sanction d’image par le « name & shame », suivie d’une sanction financière si l’entreprise ne se conforme pas à la loi). Quelques mois après l’échéance de fin 2012 concernant l’obligation de publication du bilan carbone en France, on apprenait que 45 % seulement des entreprises de plus de 500 salariés et un tiers des collectivités de plus de 50 000 habitants visées par la loi Grenelle II avaient effectivement réalisé un bilan de leurs émissions de GES. D’après l’Observatoire des diagnostics GES, 43% des premiers bilans ont été réalisés en 2011. On constate également que le respect de la législation arrive au deuxième rang des raisons invoquées pour la réalisation du premier diagnostic (28%), après l’engagement environnemental de la direction (42%), ce qui illustre la complémentarité des mesures obligatoires et des incitations. Cependant, la faiblesse de la proportion des organisations en conformité avec la loi pose la question du succès collectif face aux enjeux climatiques mais aussi des bénéfices que les entreprises estiment pouvoir retirer d’une évaluation de leurs émissions de GES : un réel effort de pédagogie et de mesure du retour sur investissement reste à déployer.
3) Pour les entreprises qui publient déjà l’équivalent d’un bilan carbone, encourager à développer la section concernant le plan d’action. On constate en effet que les entreprises placent une trop grande partie de leur effort sur la comptabilisation et le diagnostic et négligent le plan d’action. Or, seul ce dernier est porteur de changements tangibles. Les modalités du plan d’action dépendent du diagnostic, des enjeux et du contexte réglementaire. Parmi les actions les plus efficaces dans le contexte français et souvent sous-utilisées, citons par exemple :
• Mettre en place un PDE (Plan de Déplacements Entreprise ; voir le Guide ADEME « Plan de déplacements entreprise : un nouveau défi pour l’entreprise ») ;
• Négocier la mise en place du télétravail ;
• Déployer une formation et assurer la promotion des gestes écoresponsables.
4) Pour les entreprises les plus avancées, encourager à élargir la problématique au management environnemental. En effet, le bilan carbone n’est pas exempt de critiques, notamment parce qu’il est moins global que le management environnemental, qui apporte un diagnostic plus « holistique » sur les ressources : eau, sol, matières, etc.
5) Adopter une démarche stratégique d’adaptation des compétences. Les emplois détruits dans « la vieille économie carbonée » ne requièrent pas les mêmes qualifications que celles demandées par « l’économie verte » : il y a donc un effort considérable de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) à l’échelle de secteurs entiers de l’économie. Concernant la France, on a du mal à identifier les branches qui se seraient saisies de cet enjeu majeur pour négocier un accord de GPEC avec une vision forte des incidences des mutations en termes d’emplois, de qualification et de formation professionnelle.
Dans notre dossier sur Ecologie et travail, Jean Raymond Masson montre l’ampleur des changements qui attendent les professionnels de la formation pour s’adapter aux évolutions induites par le développement durable (voir « La fabrique des compétences ‘vertes’ et l’innovation pédagogique », Metis). Il pointe le fait que ces changements provoquent une remise en cause des idées reçues : ce sont par exemple les experts de l’OCDE qui expliquent, chiffres PISA à l’appui, que la concurrence nuit à l’efficacité des systèmes d’éducation… Il ne faut jamais désespérer des économistes !
6) La lutte contre le réchauffement et plus largement la transition énergétique doivent devenir un sujet de dialogue social. Elles vont bouleverser profondément les équilibres du marché du travail, provoquer des besoins importants de transitions professionnelles, susciter des demandes de formation. Les principaux syndicats européens, regroupés au sein de la Confédération européenne des syndicats (CES) ont rappelé à plusieurs reprises les enjeux sociaux et économiques pour préparer la COP 21. La CES a adopté une résolution dans ce sens les 17 et 18 juin 2015, qui s’adresse aux États parties, c’est-à-dire aux signataires de la convention, mais plus spécifiquement à l’Union Européenne, qui joue un rôle moteur dans le processus de négociation. Cette résolution demande que la transition juste et le travail décent soient au cœur de l’accord, en rappelant que passer des énergies fossiles à une économie neutre en carbone ne peut être réalisé sans transformer en même temps le marché du travail. Elle rappelle que la participation des principales parties prenantes est indispensable, et en particulier les organisations syndicales qui ont un rôle fondamental à jouer dans les mutations induites par la transition de l’économie sur le monde du travail.
En France, plusieurs syndicats ont rappelé le rôle que pourraient jouer les salariés et leurs représentants. A titre d’exemple, un communiqué de la CFE-CGC en mai 2015 indiquait que « pour atteindre cet objectif [d’efficacité énergétique], l’engagement des entreprises et des politiques ne saurait suffire ». Il ajoutait : « La mobilisation des citoyens et en particulier des salariés doit être reconnue comme une part essentielle de la solution. Ce sont les salariés qui peuvent vérifier de l’intérieur que cette nouvelle responsabilité climatique des entreprises n’est pas qu’un discours assimilable à du greenwashing climatique au service de leur image. Ils peuvent aussi, via les leviers de la gouvernance et du dialogue social, engager leur entreprise dans cette voie. C’est dans leur quotidien de salariés et de citoyens, qu’ils peuvent développer des comportements soucieux du climat, dans leurs déplacements, sur leur lieu de travail ou dans leurs modes de consommation. Et ce sont les premiers concernés par les transitions professionnelles induites par la croissance verte ».
La nécessaire mobilisation des moyens du dialogue social ne doit d’ailleurs pas esquiver des contradictions qui demeurent entre la transition vers une économie décarbonée et certains intérêts des syndicats.
Ces six axes de progrès doivent permettre aux entreprises d’approfondir leur contribution concrète à la résolution du défi climatique en ré-insérant le travail comme source de l’activité humaine (voir « Le travail contre nature »). Ce premier pas, indispensable pour dégager des solutions à la crise climatique (mais aussi à la crise économique et financière, qui est d’abord une crise du travail), passe par la transformation du travail. Le caractère non-soutenable de notre société d’aujourd’hui se matérialise par la nette décélération, voire l’interruption des progrès sur chacun des 3 P du développement durable :
• Profit : arrêt des gains de productivité, au point que les économistes théorisent une « stagnation séculaire » (voir les controverses initiées par Alvin Hansen, Larry Summers, Paul Krugman, Robert Gordon,.. );
• People : panne de l’engagement des hommes vis-à-vis de l’entreprise (souvent) et du travail (parfois), qui se traduit par un délitement des liens sociaux ;
• Planet : essoufflement d’un modèle de croissance quantitative qui trouve ses limites physiques et économiques et ne parvient plus à produire du bien-être et du progrès à grande échelle.
Peut-on alors se contenter de laisser agir les diplomates ? Non, car « la nature n’attend pas. Elle ne négocie pas avec les humains ». Qui a dit cela ? Ban Ki-moon, secrétaire général de l’ONU. C’était au Sommet de Rio, en juin 2012…
Laisser un commentaire