Le social n’a jamais été ni le moteur ni l’horizon de la construction européenne : dès l’origine c’est la constitution d’un marché, d’abord commun puis unique (et conçu comme l’instrument d’une paix durable), qui lui a donné son cap et sa consistance. « L’Europe sociale » est venue en second, plutôt comme un bénéfice secondaire de la libre circulation des personnes, et en suivant des voies beaucoup plus souples et pragmatiques que celles de l’intégration économique. Mais avec d’indéniables résultats : des années 1980 aux années 2000, les élargissements successifs n’ont pas empêché les indicateurs sociaux des États-membres de converger. Cette Europe-là est aujourd’hui, elle aussi, menacée. Comme le montre une récente analyse de France Stratégie, la crise de 2008 a brutalement renversé la tendance, et la convergence s’est muée en divergence. Comment sauver l’Europe sociale ?
Avant la crise : la convergence sociale, bénéfice secondaire du marché unique et des élargissements
L’ambition de la présidence de Jacques Delors (1985-1995) était celle d’une Europe marchant « sur deux jambes » : l’intégration économique et la convergence sociale. Il s’agissait de construire « en dur » le marché unique, avec ses quatre libertés de circulation (des biens, des capitaux, des services et des personnes), tout en promouvant un modèle social commun assurant un haut niveau de régulation du marché du travail et de protection sociale. Tandis que l’intégration économique, puis monétaire, avançait à coup de normes communes contraignantes – assorties d’un appareil de régulation délégué au niveau communautaire – la convergence des modèles sociaux devait user, en vertu du principe de subsidiarité qui prévaut en l’espèce, d’instruments moins directifs : la négociation entre syndicats et patronat européens, le cas échéant transcrite en directives par la Commission, puis, au tournant du siècle, la « méthode ouverte de coordination ». Fondée sur le suivi d’une batterie d’indicateurs définis en commun et l’évaluation des résultats nationaux, celle-ci s’est appliquée au tournant du siècle aux politiques du marché du travail et de lutte contre l’exclusion. C’est elle en particulier qui a sous-tendu la promotion du modèle de « flexisécurité », censé concilier dans l’UE à 16, puis à 27, performance économique et garanties sociales, dans un environnement mondial hautement concurrentiel.
Difficile de dire aujourd’hui quelle influence cette méthode – directement inspirée de la « soft law » anglo-saxonne – a exercé sur les politiques sociales des États-membres. Il semble qu’elle ait eu surtout pour effet d’aider au rapprochement de leurs conceptions, objectifs et critères de jugement, et ce faisant d’offrir un langage partagé à un ensemble formé d’espaces sociaux nationaux devenu, avec les élargissements au Sud et surtout à l’Est, fortement hétérogène (cf. l’ouvrage de Jean-Claude Barbier, « La longue marche vers l’Europe sociale »). Le degré zéro de l’harmonisation, en quelque sorte. Difficile aussi d’identifier en quoi la construction du marché unique puis, au sein de la future zone Euro, de la monnaie unique, a contribué à la convergence sociale. Le souci de conjurer les risques de dumping social, en égalisant a minima les conditions de la concurrence intra-communautaire, a certainement joué. Tout comme la mise au point d’un compromis politique, lui encore a minima, en vue de réformer un État-Providence désormais perçu par une majorité de gouvernants, en raison de ses rigidités et de son coût, comme un frein à la compétitivité et à l’emploi. Ceci sans compter l’effet redistributif des transferts financiers opérés par les fonds structurels européens en matière d’emploi et de développement local.
Toujours est-il que convergence il y a eu : durant les dix années qui ont précédé la crise de 2008, les niveaux d’éducation, de revenu, d’emploi et de chômage se sont rapprochés entre États-membres, en dépit des deux vagues d’élargissement qui ont vu entrer dans l’Union en 2004 puis 2007 des pays socialement moins avancés de l’Est ou du Sud.
Pendant la crise : la divergence sociale, produit des écarts de compétitivité
C’est la « Grande Récession » de 2008 qui est venue interrompre un mouvement de rattrapage qui paraissait bien engagé, à l’image de celui qu’avaient connu les entrants de 1986 (Espagne et Portugal). Puis l’a dans un second temps inversé en creusant à nouveau les écarts. Car son impact n’a pas été le même dans toute l’UE28, loin s’en faut. France Stratégie distingue à cet égard trois groupes d’États-membres. Ceux d’Europe « du Nord » (Allemagne, Autriche, Belgique, France, Royaume-Uni, pays scandinaves, Pologne, République tchèque, Slovaquie…) ont tiré mieux que les autres leur épingle du jeu, bien que dans des proportions variables (cf. par exemple les écarts France-Allemagne des années 2010) : les taux d’emploi et les salaires y ont mieux résisté (quand ils n’ont pas continué de progresser), le chômage et la pauvreté y ont moins augmenté, la situation des jeunes s’y est moins dégradée. À l’inverse, la crise a frappé avec une violence particulière les pays du « Sud » (Espagne, Portugal, Grèce, mais aussi Irlande et dans une moindre mesure Italie) : explosion du chômage, baisse drastique du revenu disponible et des transferts sociaux (emploi, santé, logement, retraites, enfance), aggravation de la pauvreté. À tel point que la plupart des indicateurs sociaux y demeurent, aujourd’hui, inférieurs à leur niveau de 2004. Les pays restants, majoritairement ceux de l’Est, ont été moins durement touchés : la crise y a stoppé le rattrapage engagé dans les années 2000, mais sans les faire décrocher par rapport à la moyenne atteinte par l’UE28. Si bien que la crise a creusé les écarts (entre Nord et Sud) au sein de la zone Euro plus fortement qu’elle ne l’a fait dans l’Europe entière, au point de précipiter la crise de la monnaie unique après 2010.
Autant d’évolutions qui ont dès ses débuts mis à mal la stratégie « Europe 2020 » adoptée par l’Union en 2010 : alors qu’elle fixait par exemple pour objectif de réduire d’au moins 20 millions le nombre de personnes menacées de pauvreté ou d’exclusion, celui-ci a augmenté de 6 millions entre 2008 et 2013 (pour alors atteindre 122 millions de personnes), et la pauvreté laborieuse affecte désormais un actif occupé sur 10. La même dégradation s’observe pour les taux d’emploi, les inégalités de revenu, l’accès à l’enseignement supérieur ou aux soins, la proportion de jeunes sans formation ni emploi. Mais ce sont chaque fois les pays du « Sud » européen (Irlande incluse) qui sont le plus durement touchés, et ceux du « Nord » (France comprise) qui sont relativement épargnés.
Pourquoi l’impact de la récession sur l’économie et la société a-t-il été aussi inégal à travers l’Union ? Pour une bonne part, la réponse tient à la diversité des régimes nationaux de croissance et de compétitivité. Le tissu productif dynamique et la spécialisation « haut de gamme » des économies du Nord – particulièrement de l’Allemagne, de l’Autriche et des pays scandinaves, où les gains de productivité étaient les plus rapides avant-crise – les ont mieux préservé de la chute de la demande mondiale, de même que les dispositifs publics ou conventionnels dont leur histoire sociale les a dotés pour amortir le choc des restructurations et accompagner les transitions. Fondé à l’opposé sur le développement de secteurs abrités et peu productifs (construction, services) et du fait des lourds retards de productivité et de compétitivité qu’il a engendré, le modèle de croissance qui a nourri le rattrapage des économies du Sud dans les années 1990-2000 s’est avéré particulièrement vulnérable dans la crise. Ce qui revient à dire que l’Union européenne a échoué à redistribuer les coûts sociaux de la crise entre ses États-membres. Ce sont les plus mal dotés dans la concurrence mondiale qui ont payé le plus lourd tribut, faute de mécanismes correcteurs suffisants, que ce soit en amont (stratégies d’innovation, d’investissement, de formation) comme en aval (stabilisateurs automatiques, accompagnement des restructurations, transferts sociaux) de la crise.
Après 2010 : des divergences sociales exacerbées par l’ajustement budgétaire
Peut-on vraiment en imputer la faute à l’Union ? Après tout, il est logique que la construction d’un marché unique se préoccupe avant tout d’égaliser les conditions de concurrence sur le marché des biens et services, laissant pour l’essentiel à la libre circulation des capitaux le soin d’opérer les choix productifs. Là où cependant le bât blesse, et très sérieusement, c’est que les seuls mécanismes véritablement intégrés et contraignants dont elle s’est dotée, ceux qui visent à contrôler l’inflation, le déficit et la dette publique, sont venus non pas corriger mais fortement aggraver les écarts entre États-membres.
Comme le relève France Stratégie : « À partir de 2009-2010, les plans de consolidation budgétaire, adoptés dans le cadre du pacte de stabilité et de croissance, ont contribué à creuser les écarts en matière de taux de croissance et d’activité ». Très vite, les plans de relance mis en œuvre dans l’urgence pour faire face à la crise de liquidité et soutenir la demande ont été suivis de plans d’ajustement budgétaires d’autant plus sévères que le déficit et l’endettement étaient plus lourds. À 80 %, cet ajustement s’est traduit en réductions de dépenses plutôt qu’en augmentations d’impôts, et ce sont les États-membres dont l’économie s’est montrée la plus vulnérable au choc de la « Grande récession » qui se sont vu infliger les coupes les plus lourdes ; ces dernières s’étant, en outre, concentrées sur les dépenses sociales. En effet, qu’il s’agisse de l’éducation, de la famille, de l’emploi, de la santé ou de l’enfance, elles ont en moyenne diminué de plus de 5 % dans les pays du « Sud » tout en poursuivant leur croissance au « Nord » et dans certains États-membres de l’Est (Pologne, République tchèque). À quoi se sont ajoutées les purges particulièrement sévères imposées aux pays de la zone Euro mis sous surveillance budgétaire par la Commission européenne en raison de déficits élevés (Espagne, Irlande, Portugal, Grèce…), y compris en matière salariale. Non seulement l’Europe sociale n’a pas limité les divergences provoquées par la crise, mais l’Europe économique (plus exactement budgétaire et monétaire) les a aggravées, au détriment de ses membres les plus en difficulté. Ou pour le dire comme France Stratégie, « la gouvernance économique renforcée accentue la pente d’une intégration asymétrique ou « négative » du social (avec une dépense sociale envisagée plutôt sous l’angle du coût que comme facteur productif) ».
Que faire ?
A l’évidence, un tel creusement des inégalités sociales à travers l’Europe menace au moins autant l’Union que la crise migratoire, l’éventualité du « Brexit » ou les tentations nationalistes à l’Est. Mais alors, comment peut-elle s’en défendre ? France Stratégie avance dans une autre de ses notes récentes plusieurs pistes dessinant les axes d’un « nouveau contrat social pour l’Europe » :
• compléter les institutions de l’Euro avec un « Eurogroupe social » chargé de veiller au rapprochement des situations en matière d’emploi, de travail et de protection sociale ;
• confier aux partenaires sociaux européens la coordination des évolutions salariales dans l’Union ;
• faciliter la mobilité intra-européenne durable des travailleurs grâce à la portabilité de leurs droits sociaux (chômage, retraite) ;
• mieux réguler le marché du travail européen (salaires minima généralisés, contrôle renforcé des conditions d’emploi, notamment pour le travail détaché).
L’organisme appelle aussi de ses vœux une stratégie « d’investissement social » visant à développer à l’échelle de l’Union la mise en valeur du capital humain (formation initiale et continue), les politiques actives du marché du travail, l’aide à la petite enfance et aux jeunes, l’inclusion des personnes handicapées et la conciliation entre vie familiale et professionnelle. Le tout selon une logique « remontante » plutôt que « descendante », portée par un fonds d’investissement européen procédant par appel à projets. Une stratégie qui, couplée à un vaste effort en faveur de l’innovation et de l’investissement productif, devrait aussi bien réduire les inégalités, la pauvreté et la segmentation du marché du travail qu’accroître les gains de productivité. En bref, une réforme de l’État-providence qui ne se traduirait pas par le recul des garanties sociales et le creusement des inégalités, mais offrirait à l’Europe des perspectives de croissance et de développement social en phase avec l’économie mondiale du XXIème siècle.
On peut évidemment discuter bien des aspects de ces préconisations. Faut-il impliquer l’ensemble de l’UE28, ou bien délimiter une zone de convergence plus restreinte entre pays qui partagent la même contrainte monétaire (zone Euro) ou dont les modèles sociaux sont déjà les plus proches (ex-UE16), pour y inscrire des « coopérations renforcées » ? Faut-il intervenir à titre correctif, par voie de transferts intra-européens redistributifs, ou à titre préventif, en agissant en amont sur les déterminants de la croissance potentielle ? Peut-on construire un modèle social compétitif sans réguler un tant soit peu la libre circulation des biens, des services et des capitaux, aussi bien à l’intérieur de l’Union qu’avec le reste du monde ? Et qu’est-ce qu’un marché du travail performant dans l’Europe d’aujourd’hui ? Si l’on résume, c’est pour France Stratégie celui qui mobilise pleinement la main d’œuvre disponible tout en développant le capital humain dont elle est porteuse. C’est un peu court pour être assuré de même coup de se débarrasser de la segmentation du marché du travail, de la mauvaise qualité des emplois et de la pauvreté laborieuse. Au moins, ces analyses ont-elles le mérite de dresser un constat sans complaisance de « l’état de l’Union » en la matière et de tracer des perspectives cohérentes pour empêcher son délitement de se poursuivre.
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