par Marie Christine Bureau, Jean-Louis Dayan
Marie-Christine Bureau s’est penchée ces dernières années sur les formes d’emploi en marge des catégories habituelles du droit, en éditant notamment avec Antonella Corsani l’ouvrage collectif « Un salariat au-delà du salariat ». Elle s’est, à ce titre, actuellement engagée dans une recherche-action sur les Coopératives d’activité et d’emploi (CAE), auxquelles Metis s’est récemment intéressé à travers l’exemple de Coopaname. Petit tour d’horizon des CAE, une nouvelle philosophie du travail ?
D’où viennent les CAE ?
Dès l’origine, leur histoire a été duale, ce qui est en soi facteur de mouvement. C’est d’abord l’émergence d’entités coopératives issues de la mouvance de l’aide à la création d’entreprise par des chômeurs, afin d’offrir aux porteurs de projets une structure d’accompagnement plus sécurisante que la simple aide publique. L’évènement fondateur est ici la création en 1995, par Elisabeth Bost, de la coopérative lyonnaise Cap Services, la première CAE. Dès les années 1960 cependant, des travailleurs à domicile de la région lyonnaise s’étaient associés pour fonder une coopérative destinée à couvrir mutuellement leurs périodes de chômage. Pourquoi parler de dualité ? Parce qu’il y a eu dès le début une double volonté : assurer le portage des projets individuels dans une logique de « couveuse » ; mais aussi jeter les bases d’une « entreprise partagée », formée de « salariés sans patron ». Autre coopérative emblématique, Oxalis, fondée en 1992 par Béatrice Poncin (d’abord sous forme associative), a d’emblée mis l’accent sur cette seconde dimension, ce qui l’a conduite à se montrer plus exigeante sur la maturité économique des projets. Dès les débuts de Coopaname, ses dirigeants ont œuvré à développer aussi un projet d’entreprise partagée, où l’on travaille autrement sans être ni un indépendant ni un salarié classique, tout en conservant le principe d’ouverture à tous les porteurs de projet.
Autre dualité, qui ne se superpose pas exactement à la première : toutes ces structures sont des coopératives (le plus souvent des Scop), et portent à ce titre un projet politique : construire sur le terrain la démocratie économique. Même si leurs relations avec le mouvement coopératif ne sont pas toujours simples, elles entendent accompagner les créateurs d’entreprise en restant fidèles aux principes du mouvement coopératif : mutualisation des ressources et des risques, fonctionnement délibératif et égalitaire. La centaine de CAE aujourd’hui en activité est regroupée en deux réseaux distincts : « Coopérer pour entreprendre » (75 structures, dont Coopaname) et « Copéa » (une trentaine, dont Oxalis). Néanmoins des membres de ces deux réseaux coopèrent aujourd’hui autour du même projet d’« entreprise partagée », qui les a notamment conduits à fédérer 5 de leurs membres pour créer la structure « Bigre ! », avec l’ambition d’atteindre une masse critique suffisante pour franchir un degré de plus dans la mutualisation. Le mouvement dans son ensemble a reçu une forme de consécration en 2014 avec la loi Hamon sur l’économie sociale et solidaire, qui donne une existence juridique propre à la CAE et reconnaît le statut professionnel « d’entrepreneur salarié ».
Dans un article récent co-signé avec Antonella Corsani, vous considérez le mouvement des CAE comme une « fabrique institutionnelle ». Pouvez-vous en dire plus ?
Notre perspective s’inscrit dans le prolongement d’une réflexion engagée lors d’un projet de recherche collectif sur les « zones grises » de l’emploi, ces espaces intermédiaires ou hybrides entre les deux formes classiques d’activité professionnelle que sont le travail salarié et le travail indépendant – zones de non droit mais aussi espaces d’expérimentations – dont les CAE sont un exemple abouti. Il s’agit donc d’observer ce qui s’y fabrique, ce qui s’y produit d’autre que cette ancienne dualité, d’y repérer l’émergence de nouvelles catégories, de nouveaux outils juridiques, forgés pour dépasser l’alternative entre travail salarié subordonné et travail indépendant précaire. Comme toute entreprise, les CAE sont soumises au droit du travail, mais du fait de leur caractère propre, elles s’efforcent le plus souvent de réinterpréter les institutions salariales plutôt que de simplement s’y conformer. Les institutions représentatives du personnel en donnent un bon exemple : comment se les approprier dans le contexte d’une CAE, c’est-à-dire comme un outil de démocratie économique et de gouvernance coopérative plutôt que de se borner au respect formel des textes ? Cette question des modes de gouvernance est dans l’ensemble du mouvement l’objet d’un travail incessant et lourd d’auto-institution. Elisabeth Bost a d’ailleurs très vite cherché à travailler avec les syndicats sur ces questions.
Dans la perspective de construire une entreprise partagée, les CAE inventent des formes de coopération économique nouvelles entre leurs membres. Alors qu’il s’agit a priori d’entrepreneurs individuels travaillant chacun pour son compte, elles encouragent le regroupement de leurs forces sous diverses formes : groupes de « marque » fédérant plusieurs métiers autour d’un projet transverse (comme « Kit à se marier », qui rassemblait à Coopaname des entrepreneurs opérant dans diverses activités associées au mariage : vêtements, restauration, location de salles…) ; réponse en commun à des appels d’offre (pour de la formation par exemple) ; constitution de groupes métiers, etc. Ce que nous observons dans une enquête menée actuellement auprès de coopanamiens et d’oxaliens, c’est que les résultats économiques sont meilleurs quand les entrepreneurs-salariés coopèrent que lorsqu’ils travaillent chacun de leur côté.De ce point de vue, les CAE poursuivent deux logiques complémentaires : accroître les pouvoirs de marché de leurs membres, tout en leur garantissant la protection sociale du salariat. Un objectif qui peut d’autant mieux être atteint que la mutualisation s’opère à une échelle plus vaste, d’où la constitution d’un groupement comme « Bigre ! ». Avec là aussi une tension constante entre, d’un côté, l’accès au statut salarial de droit commun, de l’autre, la recherche de garanties propres qui restent à inventer.
Etes-vous en mesure à ce stade de dresser un bilan des réussites et des échecs du mouvement ?
Le principal écueil que nous observons, c’est la faiblesse du revenu moyen d’activité des coopérateurs, qui est doublement problématique : en termes de revenu disponible, mais aussi d’accès aux droits sociaux, du fait des seuils en vigueur. Certes, les membres des CAE ne manquent pas de ressources. À Coopaname, et Oxalis, ils sont beaucoup plus diplômés que la moyenne des actifs ; et lorsqu’ils ou elles vivent en couple, le conjoint dispose dans la plupart des cas d’un revenu propre qui offre un filet de sécurité. Mais le problème est réel pour les personnes seules ou qui élèvent seules des enfants, et qui pour certaines, sont en risque de pauvreté. Pour autant, les entrepreneurs-salariés voient dans la CAE un double intérêt : bénéficier de droits sociaux, mais aussi être partie prenante d’un projet politique motivant. Ce sont en tout cas les deux avantages qu’ils placent en premier. Ils apprécient aussi d’autres apports du collectif : la coopérative est vue comme un endroit où l’on apprend beaucoup, où l’on apprend des autres. C’est vrai lorsqu’il s’agit de produire ou de vendre ensemble (comme dans les groupes métiers ou de marque), mais aussi dans d’autres aspects de la vie collective. A Coopaname, plusieurs coopérateurs viennent de fonctions RH en entreprise, ce qui facilite la production d’outils internes, par exemple pour améliorer la qualité de la vie au travail.
Dans notre enquête auprès des membres de Coopaname et d’Oxalis, nous recueillons au total beaucoup plus d’avis positifs voire enthousiastes que de négatifs. Parmi ces derniers on trouve le reproche fait à la coopérative de regrouper surtout des « bobos » disposant d’un capital social suffisant pour vivre positivement leur expérience. Revient aussi la question de la taille : comment concilier une taille humaine, condition indispensable au maintien d’une démocratie vivante et de relations chaleureuses, avec la recherche de la masse critique, nécessaire à la mutualisation ?
Au total, verriez-vous plutôt les CAE comme un réseau d’ilots ou de niches, sans grande perspective d’extension, ou bien comme la préfiguration d’un « au-delà » du salariat ?
La réponse est bien sûr difficile. Ce qui est sûr, c’est la volonté du mouvement d’essaimer en réseau(x) plutôt que de voir les structures existantes grossir chacune de façon concentrique. Il cherche aussi à s’étendre au-delà du champ de l’entreprise individuelle : Coopaname et Oxalis ont lancé ensemble une recherche-action, « La manufacture coopérative », pour explorer la possibilité d’utiliser les acquis du mouvement « à une autre échelle, non pas pour accompagner des individus ou des petits groupes, mais des collectifs de travail plus larges – des PME par exemple ». Dans le même ordre d’idées se montent ici ou là des collectifs d’entrepreneurs, qui peuvent être parfois eux-mêmes employeurs. Tout comme il se trouve des indépendants qui contribuent directement à un « groupe de marque » existant sans passer par la coopérative qui l’héberge. Bref, des collectifs à géométrie variable. L’ambition du mouvement est la diffusion du principe coopératif bien au-delà du seul statut juridique.
C’est dire qu’il n’y a pas de modèle a priori : c’est le fonctionnement démocratique des coopératives qui va produire des formes nouvelles d’emploi.
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