L’État-providence a mauvaise presse. Les politiques sociales sont jugées coûteuses, elles encourageraient la paresse, seraient stigmatisantes, et feraient des choix inefficaces. Ceux qui ne se résignent pas à un État réduit à ses seules fonctions régaliennes semblent avoir trouvé leur mantra : ils accompagnent. Qu’il s’agisse de publics ou de quartiers « en difficulté », de formation professionnelle et d’orientation, de santé et de soin, de start-up ou de clusters innovants, les personnes et les projets ont besoin d’être accompagnés. La société civile, qui multiplie les associations ou dispositifs d’accompagnement, n’est pas en reste.
La création du « conseil en évolution professionnelle » est une des illustrations de ce recours à des dispositifs d’accompagnement individualisé. La Garantie jeunes ne se borne pas à un soutien financier, elle offre un accompagnement intensif sur plusieurs mois assuré par des personnes spécialement formées au sein des missions locales. Un nouveau métier émerge. Un site national diffuse une annonce pour le recrutement d’un « chargé d’accompagnement » qui aura dans ses missions notamment « d’accompagner l’émergence de projets de création d’entreprise innovants » et « l’accompagnement des porteurs de projets au sein de l’incubateur ».
Les dispositifs et les métiers de l’accompagnement sont-ils porteurs d’un renouveau des politiques publiques ? Le mot est souvent « accompagné » de celui d’empowerment. De préférence conservé dans sa langue d’origine, il est censé préciser celui d’accompagnement, lui fixer un objectif. Cela suffit-il à donner une cohérence, un cap, du sens, un idéal, à l’action qu’elle soit publique ou le fait de la société civile ? Les évolutions lexicales ne s’accompagnent pas toujours d’évolutions pratiques et doctrinales. Il faut aller y voir de plus près.
Accompagner
Le verbe accompagner, tout comme les substantifs accompagnement et accompagnateur, est polysémique. Les mots fourre-tout ne sont pas des mots vides de sens. Ce sont des locutions auberge espagnole, de celles que nous utilisons dans des contextes variés où ils prennent des sens différents mais toujours apparentés.
Les musiciens qui accompagnent le chanteur lui laissent nécessairement la vedette. Les gourmets choisissent le vin en fonction du plat préparé, qu’il doit accompagner sans prendre le dessus. A l’inverse les randonneurs et les touristes avisés s’en remettent à leur accompagnateur pour les guider, les mettre à l’abri des pièges, des fausses pistes et des idées reçues. Il arrive que l’accompagnateur de voyages se fasse chaperon à l’instar de ceux qui accompagnent les enfants sur le chemin de l’école ou tentent de soustraire des adolescents aux tentations dangereuses auxquelles ils ne sont pas préparés.
La relation entre l’accompagnant et l’accompagné peut être moins déséquilibrée. Il m’arrive d’accompagner un ami à la gare, sans parler de ceux que j’ai dû accompagner à leur dernière demeure. La solitude accompagne souvent la misère, les deux font la paire. Un récent numéro de « Éducation permanente », titré « Accompagnement, réciprocité et agir collectif » met ainsi l’accent sur la nécessaire réciprocité dans la relation d’accompagnement : « un dispositif relationnel visant la parité, c’est-à-dire le rapport d’égalité dans l’échange et le dialogue ; des principes éthiques tels que celui de « ne pas se substituer à autrui » ; une démarche personnalisée adaptée à la situation et au contexte… » (L’accompagnement : de la notion au concept. Maela Paul. Education Permanente. Numéro 205, décembre 2015). Les tiers lieux, fablabs, coopératives d’activité et d’emploi, constatent qu’une bonne partie de l’accompagnement des projets est un « accompagnement communautaire » : « L’individu encadré par ses pairs passe petit à petit toutes les étapes de construction de son projet » (Tiers lieux et plus si affinités. Antoine Burret. FYP Editions 2015).
Cette polysémie sur fond d’une constante asymétrie dans la relation entre celui qui accompagne et celui qui est accompagné explique probablement le succès du mot, sans préjuger du succès des politiques d’accompagnement. Accompagner un jeune sans qualification, un chômeur de longue durée, les salariés licenciés de l’usine qui ferme, un patient qui lutte contre la maladie, un cadre qui accède à une responsabilité supérieure ou un créateur d’entreprise, c’est entrer dans une relation pratique et consistante, comportant une forte dimension subjective, en laissant ouvertes de nombreuses questions. Qui est au centre de cette relation ? Un ascendant légitime peut-il se muer en domination ou en emprise ? Le compagnonnage entre l’accompagné et à l’accompagnateur peut-il les transformer tous les deux ? Sans compter que cette relation, même la plus personnalisée, s’inscrit dans une situation et un tissu social, économique et politique qui formule des normes, des attentes et des objectifs.
L’empowerment, un processus
L’objectif le plus consensuel fixé à l’accompagnement est l’autonomie de la personne accompagnée. On peut préférer le terme d’empowerment. Difficile à traduire, il dit en même temps le pouvoir d’agir et le processus d’apprentissage et de lutte qui y conduit. Il dit plus que le libre arbitre ou la responsabilité individuelle et plus aussi que les savoirs de base, les compétences, la formation, ce qu’on appelle quelquefois l’équipement des personnes, leur bagage. Il est moins exclusivement business que « devenir entrepreneur de soi ». Il met à distance le paternalisme et s’oppose à ceux qui confondent politiques d’insertion et mise en conformité des individus qui « ne sont pas aux normes » et qu’il faut soumettre à la collectivité.
Se fixer un objectif d’empowerment, y voir une politique d’émancipation individuelle autant que de transformation sociale – de démocratisation, de justice sociale -, est une chose. Y parvenir en est une autre. Les accompagnateurs de voyages le savent (je l’ai été pendant plusieurs années !), le simple fait d’occuper la place de celui qui accompagne induit des comportements de grande passivité très éloignés de l’esprit aventureux revendiqué par certains voyageurs de retour dans leurs pénates. Les plus autonomes s’en remettent à leur accompagnateur, les plus actifs se découvrent soulagés d’être pris en charge. Il n’y a pas de mauvaises intentions de l’accompagnant ni de prédispositions particulières de l’accompagné. C’est le contexte et l’asymétrie des positions qui conduisent, sans y prendre garde, à une relation où l’influence se transforme en sujétion. Les psychanalystes doivent s’interdire de répondre aux attentes que le phénomène de transfert suscite chez leurs patients, « si tenté que puisse être l’analyste de devenir l’éducateur, le modèle et l’idéal de ses patients, quelque envie qu’il ait de les façonner à son image », nous dit Sigmund Freud.
Les mêmes risques planent sur les politiques d’accompagnement, que ce soit dans les domaines professionnel, de la formation ou de la santé. L’accompagnateur donne des repères, explique des méthodes. Voulant indiquer un chemin, il peut décider pour l’accompagné. Il ne fera pas à sa place mais en prescrivant l’activité de celui qu’il accompagne, il le prive de ses tâtonnements, de la possibilité d’un apprentissage, de son expérience. La marche vers l’autonomie, l’empowerment, n’est possible que pour ceux qui sont parties prenantes de la décision et de l’action. C’est en engageant sa subjectivité, en se laissant affecter par l’expérience, en s’y éprouvant, en acceptant par avance d’en être marqué et instruit, qu’il est possible de passer petit à petit « d’un statut de sujet-acteur (à usage social) à celui de sujet-auteur (à l’origine de quelque chose) » (Maela Paul). L’accompagnement est alors ce qui fait que l’accompagné accomplit des actes qu’il n’aurait pas accompli, qu’il ne se pensait pas capable d’accomplir.
Libres et socialisés
Les propositions d’Amartya Sen et Martha C.Nussbaum nous donnent une clé. Elles mettent l’accent sur l’environnement social et politique et sur les possibilités réelles qu’il offre. Accorder des droits à tous les citoyens majeurs, à qui on reconnaît une autonomie de décision, est essentiel. Mais ces droits peuvent rester sans effet pratique. Ainsi l’article 23 de la Déclaration Universelle des droits de l’homme : « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage ». L’égalité dans l’accès aux Biens premiers (John Rawls) ou l’égalité des chances sont également nécessaires, mais en négligeant « ce fait empirique de l’omniprésente diversité humaine » (Repenser l’inégalité. Amartya Sen. Seuil. 2000.), elles sont également insuffisantes.
La théorie des capabilités (ce néologisme, traduction de capabilities, semble s’imposer) est fondamentalement une critique des règles abstraites. C’est la capacité à agir des individus, dans leur diversité, qui doit devenir la finalité de l’action publique. La tâche de la Cité, celle des politiques publiques et de leurs alliés au sein de la société civile, est de créer « des conditions dans lesquelles une bonne vie humaine peut être choisie et vécue » par tous au lieu d’être le privilège de quelques happy few. Martha C.Nussbaum distingue des niveaux ou types de capabilités. Il faut non seulement avoir été nourri, soigné et éduqué pour accéder à « la capabilité interne », mais encore faut-il que les conditions sociales permettent l’exercice effectif de ses capacités. La possibilité du choix, du contrôle de notre vie, d’une réflexion critique à propos de son organisation, est essentielle. Les propositions d’Amartya Sen et Martha C.Nussbaum sont quelquefois réduites à la valeur qu’ils accordent à ce que chacun accomplit réellement. Ils ne cessent pourtant d’insister sur la valeur de la « liberté d’accomplir ». Ils prônent « une démarche accordant une importance intrinsèque à la liberté de choix elle-même » (Repenser l’inégalité. Amartya Sen.) et avertissent que « un plaisir ressenti passivement ne suffirait pas à notre bonheur » (Vulnérabilité et autonomie dans la pensée de Martha C. Nussbaum. Pierre Goldstein. PUF. 2011).
C’est toute la richesse et la complexité de la théorie des capabilités. En refusant la facilité des débats abstraits, elle prend en compte non seulement ce que chacun accomplit, mais aussi la capacité réelle que chacun a d’accomplir ce à quoi il accorde de la valeur, ce à quoi il tient. Ce faisant elles refusent aussi bien d’exonérer la société et ses institutions de leurs responsabilités, que de renoncer à une forme d’individualisme radical. Les dispositifs d’accompagnement, lorsqu’ils privilégient la singularité de ceux qu’ils accompagnent plutôt que leur appartenance à une catégorie statistique ou à un statut, peuvent y trouver sinon un mode d’emploi, du moins une boussole.
Prendre soin des autres comme de soi
Dans l’accompagnement comme dans toute chose, le dispositif pratique mis en place est essentiel. En accompagnant dans l’emploi et pas seulement vers l’emploi, les résultats de l’insertion de chômeurs de longue durée sont bien meilleurs (voir l’expérience de Parcours gagnant pour les gardiens d’immeuble). L’accompagnement est une activité relationnelle et de service. La proximité, la possibilité d’intervenir au bon moment, la continuité, l’écoute, le cadre, sont déterminants. Il s’agit toujours de lever des obstacles concrets et identifiés, tous ces « empêchements à vivre », qu’ils soient liés à la formation, à l’expérience, à l’âge, à l’absence des bons réseaux, à la pauvreté, au genre, à l’appartenance à une classe sociale ou à une communauté.
Mais la meilleure ingénierie ne vaut que par l’usage qu’on en fait. Ses résultats dépendent sans doute des moyens et des objectifs explicites qu’on leur donne. Mais ce n’est pas si simple. On peut vouloir l’autonomie, prôner l’empowerment, être conscient de l’importance des environnements et de l’importance qu’ils soient « capacitants », intervenir au bon moment, dans la durée, alterner l’accompagnement individuel et le collectif, et pourtant infantiliser ceux que l’on prétend émanciper. C’est d’autant plus vrai que l’offre d’accompagnement précède souvent la demande d’accompagnement. Ni la technicité, ni la bonne volonté de ceux qui accompagnent ne peuvent garantir le résultat. La conception politique que chacun se fait des relations d’accompagnement compte et compte d’autant plus qu’elle est rarement explicitée, rarement mise en débat.
L’accompagnement est toujours une relation asymétrique. Elle comporte intrinsèquement une inégalité entre celui qui a besoin d’une information, d’une recommandation, d’une formation, d’un appui et celui qui peut répondre à ce besoin. Il est presque naturel de passer du constat de ces inégalités (d’éducation, de facultés, de santé, de ressources, de patrimoine, etc.) et du travail fait pour les réduire, à une vision aristocratique de la société. Le monde est fait de forts et de faibles. Les forts doivent assistance aux faibles. C’est leur honneur, comme c’était l’honneur du seigneur de protéger ses serfs, celui de la famille de Wendel de loger, d’éduquer et de moraliser ses ouvriers et l’honneur du « sexe fort » d’apporter aide et protection au « sexe faible ». En contrepartie, les faibles leur doivent reconnaissance, obéissance et soumission. C’est ce qui permet aux sociétés de tenir. La nature est ainsi faite, amen !
Ceux qui critiquent « l’assistanat » peuvent tout à fait le faire au nom de cette logique. Leur critique porte sur le fait que ceux qui devraient faire acte d’allégeance font preuve de désinvolture et abusent de la bonté de ceux qui leur prêtent assistance. Il y a les bons pauvres et les profiteurs. De façon moins caricaturale toutes les politiques qui ciblent un « public », une catégorie définie, risquent de les enfermer dans un statut dont il leur sera d’autant plus difficile de sortir qu’en face se construit une mesure et une structure pour l’appliquer, qui une fois mise en place voudra durer. La condition de sa pérennité étant la persistance de ce public identifié, le piège se referme sur ce qu’il est convenu d’appeler « un fromage ».
Des sujets de droits et de besoin
Un autre paradigme est possible. Il part du constat empirique qu’au fond nous sommes forts et faibles à la fois, tous capables et vulnérables. Nous avons à certains moments, dans certaines circonstances, sur certains points, besoin d’une aide, d’un secours, d’un soutien, besoin des autres et de la société. Les dirigeants les plus réputés, les leaders les plus affirmés recherchent volontiers l’accompagnement de conseillers en tous genres, dont celui très incertain des coach et autres visiteurs du soir. Personne n’est à l’abri d’un accident. Personne n’est dépourvu de facultés, de capacités et de talents.
Nous sommes tous des sujets de besoin autant que de droits. Nous sommes tous potentiellement vulnérables et avons tous besoin d’être reconnus comme dignes « d’estime sociale » (Axel Honneth). Même dans les situations d’extrême vulnérabilité, ni les institutions ni les experts ne doivent s’arroger l’exclusivité de la formulation de nos besoins. Ce qui fait la valeur particulière et inaliénable des êtres humains, ce n’est pas leur invulnérabilité, mais leur capacité à formuler ce à quoi ils accordent de la valeur, ce à quoi ils tiennent. « Se préoccuper de la vulnérabilité, c’est d’abord apporter un soutien à des individus pour qu’ils portent sur la scène publique non seulement le respect de leurs droits, mais aussi une interprétation de leurs propres besoins. Ce soutien doit être porté par une politique publique mais en même temps, il doit se réaliser au plus près des expériences de vulnérabilité » ( Fabienne Brugère, La politique de l’individu, La République des Idées. 2013).
La société, et singulièrement l’État-providence dont nous héritons, fonctionne avec des catégories en couple, inclus et exclus, gagnants et perdants, capables et fragiles, accompagnant et accompagné. Elles ne permettent pas de lutter contre la croissance périlleuse des inégalités. Nous ne pouvons plus faire semblant de croire que plus les riches seront riches, moins les pauvres seront pauvres, même lorsque l’argent de Donald Trump semble séduire plus de monde que le slogan de ceux qui occupaient Wall street « We are the 99% ». Il faut en sortir. L’égalité des droits ne suffit pas. Nous avons un devoir de solidarité en réponse aux situations de vulnérabilité. Cette « nouvelle providence » doit s’organiser autour des inégalités concrètes, bien réelles, inégalités d’éducation, d’âge, de santé, d’origine, de milieu, de genre, de richesse, et prendre en compte les aspirations individuelles à la singularité, à la différence, à l’autonomie, qui ne se laissent pas enfermer dans une catégorie particulière de « bénéficiaire ». Une réflexion approfondie sur ce qui rend le compagnonnage qui se noue au cœur des relations d’accompagnement plus ou moins émancipateur, est indispensable. Vaste chantier.
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